57.

« Me joindre à toi m’est impossible ; vivre sans toi, le temps d’un souffle

Impossible aussi. Le courage de confier à qui que ce soit

Mes tourments, je ne puis l’avoir. Je suis une douleur étrange

Ô vertige, déséquilibre, délices et passion, quel amour ! »

(OMAR KHAYYAM,

Les Quatrains Rubbâ’yât.)

Aussi loin que portait son regard, Cassiopée s’efforçait de deviner les contours de ce que les Arabes appelaient Bab el-Mandeb : les portes de l’Enfer.

Mais elle ne voyait que la nuit, dans la mer et les cieux.

Déguisés en Arabes, ses compagnons et elle avaient quitté Tyr quelques semaines auparavant pour gagner Akaba – où les attendait la felouque qui devait les mener à Bab el-Mandeb, cette zone maudite de la mer Rouge. Pourquoi maudite ? Parce que, en plus des pirates, les djinns y résidaient. Plus qu’ailleurs ? Oui. Car c’était là qu’ils avaient leur cour. Là que Sohrawardi – leur soi-disant maître – avait passé plusieurs années d’exil, avant de revenir au monde, changé à jamais.

Du temps de la reine de Saba, déjà, le Yémen et l’Éthiopie étaient deux contrées séparées par un bras de mer – que les Arabes surnommaient Bab el-Mandeb. Mais des milliers d’années avant cette fameuse reine, alors que les enfants d’Adam et Ève commençaient tout juste à lever les paupières sur la contrée bénie où Dieu les avait déposés, ces deux contrées ne faisaient qu’une. Il n’y avait pas de mer.

C’était du moins ce qu’on disait.

Un cataclysme avait fendu la terre en deux. Combien de victimes ? Combien de civilisations, combien de rêves avaient été engloutis par les flots, anéantis à jamais ? Personne ne pouvait le dire.

Cassiopée laissa échapper un soupir. Que faisait-elle ? Elle repensait à son père. « Et s’il y avait encore un espoir ? Un tout petit espoir ? » Peut-être qu’en tendant la main droit devant elle, là où la nuit régnait… Elle referma la main sur le vide. Rien.

Rouvrant le poing, elle regarda sa paume, et se sentit soudain terriblement seule.

Qu’avait tenu cette main, ces dernières années, sinon une poignée d’épée, un manche de fouet, une arbalète ou les rênes d’un cheval ? À quoi servait-elle ? À qui servait-elle ? Elle n’avait même pas su empêcher son père de tomber en Enfer. Cassiopée en voulut à Dieu – s’il existait – de lui infliger cette épreuve.

« Je triompherai », se dit-elle. « Là où personne n’est allé j’irai, et je reviendrai en vainqueur… »

Elle eut un sourire en s’apercevant que « vainqueur » n’existait pas au féminin, comme si seuls les hommes pouvaient vaincre, quand les femmes étaient condamnées à échouer.

« Voilà pourquoi je suis restée si longtemps seule. Rares sont les hommes à m’accepter telle que je suis. »

Elle repensa à Nâyif ibn Adid, le cheik des Muhalliq, et à Taqi ad-Din, son cousin. Eux l’avaient acceptée telle qu’elle était, sereinement. Jamais ils ne s’étaient sentis offensés, remis en question, démasculinisés par sa liberté, son indépendance – sa force. Saladin, aussi. À sa façon. Et Morgennes.

Ainsi qu’Emmanuel, songea-t-elle en se tournant vers le pont de la felouque. L’ancien écuyer de son père était là, le dos appuyé contre un baril d’eau, s’efforçant de dormir un peu malgré les mouvements du bateau. Elle regarda sa figure, sa barbe et ses cheveux noirs… Furtivement, presque en cachette d’elle-même, elle s’imagina passer la main dans ses cheveux, descendre vers sa nuque, caresser le bas de son visage, fuir le long de ses yeux bienveillants, effleurer sa bouche, sentir ses lèvres humecter le bout de ses doigts, s’entrouvrir…

Emmanuel ouvrit les yeux – elle referma les siens. L’avait-il vue ? L’avait-il sentie ?

Elle éprouva alors une forme inédite de peur. Elle qui ne craignait pas de monter au combat, de défier les dieux ni de se mesurer au Diable, voilà qu’un homme – un simple humain, mortel comme elle – lui faisait baisser les yeux. Sachant que son regard la trahirait, elle choisit de se tourner de nouveau vers la proue du navire, et l’obscurité.

— Comment te sens-tu ?

C’était lui. Il était là, à deux pas de son dos. Il avait dû se lever, marcher vers elle et regarder comme elle vers la nuit.

— Impatiente…, répondit-elle. Puis, après une pause : Et terrorisée.

Emmanuel ne fit aucun commentaire. Comprenait-il ? Parlaient-ils de la même chose ? D’ailleurs, il ne savait plus trop quelle question il lui avait posée. Mais il lui semblait qu’elle y avait répondu.

— Moi aussi, dit-il.

Il aspira une profonde bouffée d’air marin, emplissant ses poumons de saveurs jusqu’alors inconnues.

— C’est une nuit particulière. On la croirait faite pour nous. Comme si les dieux l’avaient préparée à notre intention, et l’avaient déposée à cet endroit de la Terre pour notre bon plaisir.

Ils restèrent un moment à contempler l’obscurité, oubliant le roulis, oubliant même que le vent se levait, que derrière eux les voiles claquaient, et que les vagues battaient la coque de manière si régulière qu’on aurait dit un sorcier de village africain tapant sur son tambour pour endormir les gens.

Peu à peu, ils glissèrent dans une sorte de torpeur hypnotique, couchés ensemble dans les draps d’une nuit qui n’existait que pour eux.

Ils seraient bien restés ainsi jusqu’au petit matin, mais un marin vint les trouver.

— Pardon de vous déranger, mais j’ai cru bon de vous prévenir.

— Qu’y a-t-il ? demanda Cassiopée.

— Nous sommes poursuivis.

D’un même mouvement, Emmanuel et Cassiopée se tournèrent vers la poupe du navire, et virent au loin un minuscule point blanc scintiller à l’horizon.

— C’est une étoile ? questionna Emmanuel.

— Hélas non, je ne crois pas, répondit le marin. Je crains qu’il ne s’agisse d’une voile !

— C’est étrange, dit Cassiopée. S’ils nous suivent, pourquoi se signaler ?

— Je l’ignore, répondit le marin. Peut-être n’ont-ils pas peur de nous. À moins qu’ils veuillent nous effrayer ?

— Je pencherais plutôt pour cette seconde hypothèse, déclara Emmanuel.

Cassiopée descendit dans la cale, à la recherche de Rufinus. Comme souvent depuis qu’il avait son crochet, il avait passé beaucoup de temps au plafond, suspendu à l’envers.

— Enfiiin ! Je commençais à trouver le temps looong !

— Tu n’es jamais content…

— Je n’aime paaas qu’on m’abandooonne.

Tendrement, Cassiopée se pencha sur le front de Rufinus et y déposa un baiser.

— Désolée !

Ce baiser… Rufinus en resta bouche bée tout le long du trajet de la cale au pont de la felouque. Là, Cassiopée l’entraîna avec elle à l’arrière du navire.

— Et ça, demanda-t-elle en l’installant sur le bastingage, arrives-tu à le déchiffrer ?

Rufinus observa le petit point blanc qui luisait à l’horizon, clignant des yeux et fronçant les paupières pour essayer d’y voir mieux.

— Vous avez donc une si bonne vue, monseigneur ? lui demanda Emmanuel.

— J’y vois si bien, répondit Rufinus, que je pourrais compter le nooombre de pis qu’ont les vaaaches sur la Luuune.

Emmanuel eut un sourire étonné, et demanda :

— Sacré exploit en vérité. Et puis-je savoir, s’il vous plaît, combien elles en ont ?

— Plus taaard, répliqua Rufinus. Ce que je fais requiert toooute mon attention.

Mais il eut beau écarquiller les yeux, froncer le nez, tirer la langue ou se mordre la lèvre inférieure, il ne parvenait pas à voir quelle sorte de voile les suivait.

— Elle est peut-être plus éloignée de nous que la Lune, murmura Cassiopée, pour se moquer de Rufinus.

— Je faaais de mon mieux ! Mais mon auguuuste vision ne pooorte pas à l’infiniii.

— N’empêche, poursuivit Cassiopée, si ce que tu dis est vrai, tu y vois bien mieux que la vigie. Peut-être devrais-tu aller la remplacer ?

Du doigt, elle désigna le sommet du mât de la felouque, où un ouistiti était perché.

— C’est ça, notre vigiiie ? s’étonna Rufinus. Il sait paaarler ?

— Il pousse un cri quand il voit la terre, précisa le marin.

— Et ça suffiiit ?

— Amplement.

— Et dans le cas de ce navire ? demanda Emmanuel, en indiquant du doigt le point blanc qui scintillait à l’horizon.

— Il vient me trouver. Ce qu’il a fait tout à l’heure…

Comme s’il avait compris qu’on parlait de lui, le ouistiti leur adressa un rapide salut et se remit à guetter, une main au-dessus des yeux, l’autre accrochée au mât. Le corps arqué, il adoptait la posture des naïades dont les anciens Égyptiens adoraient décorer leurs galères.

C’était là-haut que Rufinus devait aller.

— Mais comment faire pour l’y emmener ? s’interrogea Emmanuel à haute voix. Le mât n’est pas assez solide pour supporter le poids d’un être humain…

Cassiopée leva le poing – pour convoquer son faucon. Parfois, l’oiselle venait s’y poser si rapidement qu’elle semblait en jaillir. Ce fut le cas. Durant une fraction de seconde, le poing de Cassiopée se dressa, nu. L’instant d’après l’oiselle était dessus. Cassiopée n’eut qu’à regarder Rufinus pour que l’oiselle l’emmène dans les cieux, tête à l’envers, en le tenant par son crochet.

Ils n’eurent pas longtemps à attendre – un glapissement de Rufinus leur révéla qu’il avait vu du haut de son perchoir ce que le manque de hauteur ne lui avait pas permis de distinguer depuis le pont de la felouque.

— Des Teeempliers !

— À quoi le savez-vous, monseigneur ? demanda Emmanuel.

— À la tête de mooort flottant au sommet de leur veeergue. Ils ont pour habituuude de l’y hisser quand ils veulent dire à leurs ennemiiis : « La mooort arriiive ! »

Cassiopée baissa aussitôt les yeux vers Crucifère. L’épée ne luisait pas. Pas encore.

« Nous sommes trop loin », pensa-t-elle. « Pourtant c’est lui, je le sens… »

— C’est Simon, souffla-t-elle.

— Lui ? Ce démon ! Mais dans quel but ?

Cassiopée fit une moue étrange, à la fois triste et désolée :

— Est-ce que je sais ? Peut-être s’imagine-t-il que nous allons sauver mon père ?

— Je crains, fit Emmanuel en s’appuyant des deux mains sur le bastingage, que ce ne soit pas son unique but…

Il regarda Cassiopée, cherchant à lui dire qu’il tenait plus à elle qu’à la Vierge Marie, mais s’en abstint. Depuis qu’ils avaient quitté Acre, il en était convaincu : Cassiopée était la dame de son cœur. Elle était la flamme qui brûlait dans sa poitrine, pour lui donner envie de vivre et l’emplir de bonheur. Depuis sa résurrection au sein de l’oasis des Moniales, il n’était plus lui-même. « Le chevalier de l’Hôpital est mort. Frère Emmanuel est à l’agonie. »

Parfois, il lui arrivait de songer – non sans mélancolie – à cet Emmanuel arrivé tout bébé de sa Picardie natale, et qui était tombé sous le charme des paroles de Morgennes alors qu’il n’avait pas sept ans, avait intégré l’Hôpital, était devenu écuyer du plus vaillant des chevaliers établis en Terre absolue, avait été adoubé par Alexis de Beaujeu, puis était mort… Tué par Renaud de Châtillon, un mystérieux arbalétrier et un jeune Templier blanc.

« Non, je n’ai pas été tué par eux. » En vérité, personne ne l’avait tué. Il avait pris seul la décision de pousser sa monture dans le gouffre au fond duquel coulait l’al-Assi. Ainsi il avait tué son destrier, et avait survécu…

Une chaleur lui empourpra le visage. « Heureusement, se dit-il, il n’y fait pas assez clair pour que Cassiopée s’en aperçoive. »

Car cette chaleur, il le savait, c’était elle. Cette pression dans sa poitrine, au niveau du cœur, c’était elle aussi. Quand elle s’approchait de lui. Quand elle lui parlait. Et même, oui, même à ces moments-là, quand elle chevauchait devant lui et qu’il regardait sa chevelure onduler sur son dos, ses fesses posées sur sa selle, et ses jambes enserrer sa monture… Il éprouvait un sentiment de jalousie.

La première fois que cette rougeur était apparue, c’était à Constantinople. La deuxième fois, c’était à Tyr, lorsqu’ils avaient visité les fonderies des artisans juifs. Des bains de métal en fusion, d’autres où du sable se transformait en verre, emplissaient une salle enfumée. Là, au milieu du souffle des forges, près de ces cuves où des liquides bouillonnaient, il s’était senti rougir. C’est à ce moment-là qu’il avait compris qu’il ne s’appartenait plus, et s’était réjoui de pouvoir mettre sur le compte des forges l’intense chaleur qui l’envahissait quand Cassiopée était près de lui. « Mais je me dois à ma dame ! Je suis aussi un moine, qui a fait vœu de célibat, de chasteté ! »

Alors, il s’était fait distant. Ombrageux. Pour qu’elle ne perce pas à jour le secret qui lui brûlait la poitrine, il feignait d’être préoccupé.

— À quoi penses-tu ? lui demanda Cassiopée.

Emmanuel sortit de ses rêveries.

Émergeant des nuages, la lune donnait l’impression de se balancer entre le mât et les cordages de leur felouque. Était-ce par espièglerie ou par timidité, toujours est-il qu’elle semblait prendre plaisir à se cacher derrière la grand-voile, pour en surgir l’instant d’après, illuminant le visage d’Emmanuel.

— À ce qui nous attend, répondit-il. Au sang que nous ferons couler.

— Aucun sang ne coulera, rétorqua Cassiopée. Car nous allons les semer, n’est-ce pas ? demanda-t-elle au capitaine, un vieillard à la barbe d’un noir de suie.

— Hélas, mon savoir-faire et mon expérience ne sont rien quand on les compare à ceux du grand Chefalitione, ou à la magie noire. Car c’est bien elle qui, je le crains, gonfle les voiles de nos poursuivants.

— Elle ou les djinns, fit Cassiopée.

— Ou autre chooose encooore, déclara Rufinus, ramené de la voûte céleste par l’oiselle.

— Quoi par exemple ? lui demanda Cassiopée.

— Riiien.

Comme un enfant pris en faute, Rufinus détourna le regard.

— Te voilà bien mystérieux…

Faisant celui qui n’avait rien entendu, Rufinus réclama :

— Tu me reprends en maaain ?

Alors, à la façon d’une lanterne, Cassiopée l’agrippa délicatement par le crochet qu’il avait au cou et l’orienta vers leurs poursuivants.

— C’est donc bien un navire, et il se rapproche.

— Et tout là-haut, ironisa Cassiopée en montrant la Lune, combien de pis ont les vaches ?

Rufinus fit la moue, puis déclara :

— Ne cooompte pas sur moi pour te révéler ce secreeet.

— En tout cas, monseigneur, intervint Emmanuel, je suis fort aise de constater que la privation de bras et de jambes ne vous a pas gâté la vue.

— Même la tête à l’enveeers, j’y vois mieux que jaaamais. Et j’entends bien des choooses aussi…, déclara Rufinus d’un air de conspirateur.

— En ce cas, n’oubliez pas qu’il est bon parfois de savoir garder bouche close.

En guise de réponse, Rufinus s’installa dans un silence que seuls des cris d’oiseaux vinrent perturber.

— Des mouettes, commenta Cassiopée. Cela veut dire que la côte n’est pas loin.

— Peut-être devrions-nous gagner le couvert d’une crique ; et puis attendre un jour ou deux, proposa Emmanuel.

— C’est une possibilité, approuva Cassiopée.

— Si c’est celle que vous pensez suivre, c’est maintenant ou jamais, dit Kunar Sell depuis l’endroit du pont où il s’était allongé pour se reposer, à côté de sa grande hache à double tranchant.

Tous sourirent, car tous avaient cru qu’il dormait. Cela avait peut-être été le cas. Mais quand le danger pointait le bout de son nez, Kunar Sell recouvrait aussitôt ses esprits, sa vigueur et sa hargne. Se redressant comme après une bonne nuit de repos, le Danois marcha vers eux et regarda à son tour vers la voile qui grossissait à l’horizon – lentement, mais inexorablement.

— On profite de la nuit pour trouver une crique, on s’y cache. Eux nous dépassent, ils nous cherchent… Et ne nous trouvent pas.

— Reste un problème, dit Emmanuel. Si nous pouvons les voir, ça veut dire qu’ils nous voient eux aussi.

— Pas forcément, objecta Cassiopée. Leur voile est rendue brillante par je ne sais quel sortilège… Nous qui ne nous servons que de la force des vents et des courants pour avancer ne souffrons pas des mêmes désavantages. Mais il est vrai que si la lune voulait nous prêter main-forte, elle nous aiderait à trouver une crique, puis irait se cacher juste après.

Ils tournèrent leurs regards vers la Lune ; et c’est alors que, comme si celle-ci avait été à leur service, elle jeta un fin rayon vers une crique distante de seulement quelques brasses.

Là, ils pourraient se dissimuler.

Cassiopée dirigea la manœuvre, leur felouque vira de bord, et la Lune fit de même – allant se taire derrière un nuage.