45.

« En effet, Dieu hait les traîtres et la trahison plus que n’importe quel méfait. »

(CHRÉTIEN DE TROYES,

Cligès.)

Trois mamelouks entrèrent, et les libérèrent de leurs fers.

— Quelqu’un a enfin payé notre rançon ? demanda Gérard de Ridefort.

Pour toute réponse, l’un des mamelouks se contenta d’indiquer la sortie du cachot.

— Peut-être Héraclius, le patriarche de Jérusalem ?

— Plutôt ta saleté de roi de Jérusalem, répliqua Kunar Sell depuis sa paillasse. Car ton Héraclius, il ne faut pas rêver, même les juifs sont moins attachés à leur or !

Gérard de Ridefort se tourna vers lui, haussa les épaules et continua de l’ignorer.

— Pouah, pesta Kunar Sell. Saleté de Templiers. Ça chante la paix avec une voix de fausset, mais ça ne pense qu’à la guerre.

— Au moins nous battons-nous, murmura Ridefort.

— Si le royaume est tombé, c’est à cause de vous ! tempêta Kunar Sell.

L’ancien Templier blanc au front tatoué d’une croix se remémora les circonstances qui les avaient menés là. Ridefort avait été capturé par les Sarrasins, alors qu’il tentait de s’enfuir de Jérusalem au moment où Saladin s’en emparait. Quant à lui – qui avait fini par se ranger au côté de Morgennes, lors du combat qui l’avait opposé à Sohrawardi et à ses sbires –, il avait accepté de déposer les armes aux pieds de Saladin, reconnaissant sa défaite.

— Le comte Raymond de Tripoli était un sage, poursuivit Kunar Sell tandis qu’un mamelouk lui ôtait ses chaînes. Tu aurais dû l’écouter, Templier.

— C’était un traître, cracha Ridefort sans se retourner.

— Qui valait mieux que toi.

Le Danois se releva, se massa les poignets, remercia le mamelouk qui l’avait libéré et rejoignit le maître des Templiers qui trépignait au pied de l’escalier menant hors des cachots.

— Tu me fais pitié, rétorqua Ridefort avec un regard plein de morgue. Comme ce Morgennes, dont tu as choisi le camp.

— Parce qu’il a combattu les Assassins !

— C’était un traître, lui aussi. Et de la pire espèce ! Et un traître est toujours un salaud, même si celui qu’il trahit est le Diable. Et quand en plus il trahit Dieu…

— Dieu est intrahissable, répliqua Kunar Sell.

L’ancien maître des Templiers le toisa du regard. Peine perdue, le Danois faisait largement deux têtes de plus que lui, et ne s’en laissait pas conter.

— Je me demande bien pourquoi ils m’ont mis dans ton cachot, s’interrogea Ridefort à haute voix.

— Sans doute parce que leur religion leur interdit d’avoir des porcheries, répliqua Kunar Sell.

Ridefort voulut envoyer son poing dans la figure du Danois, mais celui-ci lui attrapa le bras et le tordit, annihilant chez lui toute velléité belliqueuse.

— On réglera ça dehors, dit Ridefort.

— En ce qui me concerne, c’est déjà réglé, dit Kunar Sell.

Les mamelouks les poussèrent vers le haut des marches en leur donnant de petits coups avec le bois de leurs lances, et les deux anciens prisonniers se retrouvèrent à l’air libre.

— Eh bien, fit Ridefort, verrons-nous jamais la tête de notre bienfaiteur ? A-t-il seulement été autorisé à pénétrer en ville, ou bien ces porcs de musulmans l’ont-ils obligé à nous attendre ailleurs ?

— C’est à « ces porcs de musulmans », comme vous dites, Ridefort, que vous devez d’être libres, tonna une voix.

Le cadi Ibn Abi Asroun – chef des affaires judiciaires, civiles et religieuses du royaume – se tenait sur une petite place environnée de maisons à toit plat, où des Damascènes étaient montés pour observer les Infidèles. Un cordon de mamelouks interdisait d’approcher de trop près des Franjis – de peur d’un attentat.

Gérard de Ridefort fit celui qui n’avait rien entendu. D’autres chrétiens, autrefois prisonniers, se trouvaient également présents. Parmi eux, Ridefort et Kunar Sell reconnurent le vieux marquis Guillaume de Montferrat – que Saladin avait enfin accepté de libérer.

— Si vous êtes là, lui dit Ridefort, alors je suppose que Tyr est tombée ?

— Absolument pas, répondit Montferrat. Saladin, dans sa magnanimité, a décidé de me libérer – alors même qu’il n’a pas touché un sou de ma rançon. Voyez si c’est un grand sultan !

— La paix soit sur lui, murmura le cadi.

— Sur lui la paix, fit Montferrat.

— Cette magnanimité cache sûrement quelque couleuvre, dit Ridefort.

— Peut-être, poursuivit Montferrat. Mais, en attendant, n’êtes-vous pas content d’en profiter ?

— J’en profiterai, dit Ridefort, comme Morgennes autrefois…

— Autrement dit en trahissant ? demanda Kunar Sell.

— Pardon de vous interrompre, messires, intervint le cadi Ibn Abi Asroun, mais j’espère – et le sultan avec moi – que personne ici ne trahira. Car si Saladin accepte de vous rendre la liberté, et de vous faire escorter jusqu’à la ville de votre choix, ce n’est qu’en échange de la promesse de ne jamais reprendre les armes.

— C’est promis, répondit un peu trop hâtivement Ridefort. Mais à quoi devons-nous ce soudain accès de « magnanimité » ?

— Saladin n’a pas été insensible aux nombreuses requêtes de Guy de Lusignan, votre roi. Se trouvant bien isolé, voire menacé par Conrad de Montferrat, il a supplié Saladin de libérer ses alliés. Et lui a juré de traverser la mer.

— De traverser la mer ? Bigre !

— Si vos rois sont comme nos sultans, on doit pouvoir s’y fier, dit le cadi. Jamais un roi ne reviendrait sur un serment.

— Chez nous, jamais personne – manant ou roi – n’y reviendrait ! s’offusqua Gérard de Ridefort.

— Fort bien, alors êtes-vous prêts à jurer ?

— Fin prêts, dit Ridefort.

— En ce cas, répétez après moi, dit le cadi en s’adressant à Gérard de Ridefort et à Kunar Sell : Nous jurons…

— Et eux, ils ne jurent pas ? interrompit Gérard de Ridefort en désignant Montferrat et les autres prisonniers francs.

— Ils ont déjà juré, expliqua le cadi. Reprenons : nous jurons, sur tout ce que nous avons de plus sacré, de passer la mer et de ne jamais reprendre les armes contre les musulmans, sous quelque prétexte que ce soit. Nous jurons également de ne pas financer de combat contre eux, ni d’inciter à la révolte, mais au contraire de tout faire pour aider à la paix entre chrétiens et musulmans.

Kunar Sell et Ridefort répétèrent les paroles du cadi, et jurèrent de respecter ce serment sur ce qu’ils avaient de plus sacré.

— Étrange serment en vérité, fit observer Gérard de Ridefort à Ibn Abi Asroun. Chez nous autres, Templiers, un jurement comprend toujours une partie où l’on expose le type de châtiment qu’encourrait une personne se parjurant.

— Chez nous autres, musulmans, expliqua le cadi, cela n’est même pas envisageable.

Gérard de Ridefort eut l’air surpris. Il n’était pas loin de penser que les musulmans étaient tous des imbéciles.

— Et pourquoi donc ?

— Parce qu’il ne viendrait à aucun d’entre nous l’idée de se parjurer…

Pressé de changer de sujet, Ridefort demanda :

— Où donc est notre escorte ?

— La voici, dit le cadi en lui montrant une centaine de cavaliers, massés au milieu de la voie principale.

Vêtus d’or et de blanc, ils resplendissaient au soleil. C’était une magnifique escorte – et Yahyah la menait, accompagné de Babouche. La petite chienne rousse remuait la queue, impatiente de partir en promenade.

— Fort bien, dit Ridefort sur un ton impatient. J’ai hâte de retrouver mon roi… Allons, dit-il en se dirigeant vers les cavaliers.

Mais ni le cadi, ni Kunar Sell, ni les autres prisonniers libérés ne le suivirent.

— Qu’attendons-nous pour partir ? s’impatienta Gérard de Ridefort.

— Les adieux d’une fille à sa mère, répondit le cadi.