21.

« Tout devant lui est vanité, parce que tous ont même sort, juste et méchant, bon, pur et impur, celui qui sacrifie et celui qui ne sacrifie pas ; il en est du bon comme du pécheur, de celui qui jure comme de celui qui craint de jurer. »

(L’ECCLÉSIASTE, IX, 2.)

Quand Cassiopée s’éveilla, il faisait encore nuit.

Elle ausculta son oiselle, qui avait repris des forces. La prenant délicatement entre ses mains, elle l’emmena dans la grande salle du Krak après avoir traversé une cour bien sombre. Des soldats s’exerçaient à la quintaine, à la lueur d’une torche tenue par un frère sergent à la mine sévère.

— Eh là ! l’interpella Cassiopée. Vous ne relâchez donc jamais vos efforts, pour vous entraîner de jour comme de nuit ?

— Bon matin, répondit le frère sergent. Rassurez-vous : si le jour est bel et bien consacré à la prière et aux exercices, la nuit l’est au repos… et à la prière.

— Mais alors, pourquoi vous entraînez-vous ? Je ne comprends pas…

Alexis de Beaujeu surgit alors de la grande salle et marcha droit vers elle.

— Je venais justement aux nouvelles. Avez-vous bien dormi ?

— Trop ou pas assez, puisqu’il fait toujours nuit.

— Détrompez-vous, Cassiopée. C’est bel et bien le matin. Il est tierce passée. Mais, depuis quelques semaines, la nuit s’attarde au-dessus de nous, et ne nous quitte plus…

Levant les yeux, elle vit qu’un voile noir obscurcissait les cieux. Un dais opaque et sombre, et qui tremblait avec un bruit d’averse.

— N’ayez crainte. Ils n’attaqueront pas.

— Mais de quoi, de qui parlez-vous ? s’enquit-elle.

— Des corbins. Nos archers et arbalétriers les tiennent à l’écart. S’ils attaquent, ce sera un carnage. Ils ne sont pas près d’oublier les dégâts que nous leur avons causés lors des tout premiers jours. Nous en avons tellement abattu que la cour en était jonchée. Impossible de ne pas marcher dessus.

— Et vous disiez manquer de viande ?

— Leur chair est si coriace que je vous mets au défi d’en avaler la moindre bouchée. Nous avons dû les brûler, dit-il en indiquant un tas de cendres dans un coin. Ces corbins sont des âmes de damnés auxquelles un maléfice a donné l’apparence d’horribles oiseaux noirs. Le fruit de je ne sais quelle sorcellerie, que pratiquent nos voisins les Assassins.

Elle réprima un frisson, et le suivit à l’intérieur de la grande salle. Où un festin de souris fut servi à l’oiselle. Pendant que son faucon se régalait, Cassiopée remercia Alexis pour son accueil.

— Et surtout pour hier soir. Sans vous, je ne sais pas ce qui serait arrivé.

— J’ai entendu sonner du cor, alors nous sommes sortis.

— Je le dirai à Simon. Il hésitait à s’en servir.

— Ce cor appartenait à l’un des nôtres. Savez-vous comment il est entré en sa possession ?

— Il l’aura ramassé sur un champ de bataille.

— Probablement, souffla Alexis. S’il vous le demande, dites-lui que je l’autorise à le conserver. Je serai toujours ravi de voler au secours d’un ami de l’Hôpital.

Cassiopée avala un peu de l’eau et du pain disposés sur la table, dans l’espoir de calmer sa faim et les gargouillements de son estomac.

— Désolée, je suis affamée.

— Ne vous excusez pas. J’aurais tellement aimé pouvoir vous offrir mieux.

Elle lui prit les mains et lui dit :

— Allons, je ne suis pas venue ici pour manger. Simon et moi…

Elle se demandait comment lui apprendre que Morgennes était son père. Mais quelque chose dans l’expression d’Alexis de Beaujeu lui disait qu’il savait déjà. Alexis et Morgennes se connaissaient depuis si longtemps. Était-il possible qu’il ait deviné ? Avait-il lu en elle les traits hérités de son père ?

— Je crois savoir ce qui vous préoccupe, dit Alexis.

— C’est possible, sourit Cassiopée.

Lui serrant à son tour les mains, il lui dit :

— Il y a quelques semaines de cela, une femme est venue nous voir.

— Ma mère ?

— Qui d’autre ?

Cassiopée se leva. Elle s’efforçait d’imaginer sa mère, à cheval dans la montagne, arrivant au Krak des Chevaliers, s’y entretenant avec Alexis de Beaujeu devant une soupe couleur d’eau.

— Elle vous a rendu visite il y a plusieurs semaines ? Mais comment a-t-elle fait ? Elle venait à peine de partir. J’ai mis moi-même plus d’un mois pour revenir.

— Elle était chaussée d’une étrange paire de bottes, legs d’un certain père Poucet. Grâce à elles, m’expliqua-t-elle, elle pouvait franchir sept lieues en un pas. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce qu’elle ait couvert de si vastes distances en aussi peu de temps.

— Et que cherchait-elle ?

— Vous.

— Et Morgennes ?

— C’est moi qui lui ai appris que votre père était mort, dit-il en baissant la tête.

— Alors, vous saviez ?

— Que c’était votre père ? Non. Ça, c’est elle qui me l’a appris…

Alexis releva son visage aux traits taillés à la serpe.

— Vous voyez, nous avions beaucoup de choses à nous dire. J’ai bien connu votre père. Nous avons failli être adoubés ensemble, par le roi Amaury. Mais Morgennes déclara : « Majesté, je ne mérite pas cet honneur. »

— Pour quelle raison ?

— Vous ne savez donc rien de son histoire ?

— Hélas, non. C’était mon père, et j’ignore tout de lui. Je ne l’ai connu que quelques semaines, lors de sa quête de la Vraie Croix. Et encore. Je ne savais même pas qu’il était mon père.

— Tout comme il ignorait que vous étiez sa fille.

Alexis repoussa sa chaise et se leva de table. Marchant vers la cheminée où aucun feu ne brûlait, il raconta à Cassiopée la manière dont il avait fait la connaissance de Morgennes, à Alexandrie, lors des campagnes d’Amaury.

— Au fur et à mesure des années, nous nous sommes liés d’amitié. Je puis vous assurer qu’il aurait été fier de vous. C’était quelqu’un de bien. D’exceptionnel même. J’avais tellement d’estime pour lui qu’en l’an de grâce 1186, lorsqu’il a fallu désigner un nouveau gardien de la Vraie Croix, j’ai vivement insisté pour qu’on choisisse votre père. Je savais qu’il n’en avait pas envie, mais je savais également qu’il était – plus qu’aucun autre de nos frères – le gardien de la Croix idéal… Mais j’ignorais qu’il le serait au point de lui sacrifier son honneur et son âme, dit-il en baissant la voix. J’espère que vous ne m’en tiendrez pas rigueur.

— Je ne peux pas croire qu’un homme qui a tout donné pour la Vraie Croix croupisse en Enfer. Ou plutôt, puisque je l’y ai vu tomber de mes propres yeux, je ne puis accepter qu’il y reste !

— Bah, il ne faut pas toujours croire ce qu’on voit. Je sais qu’il n’a pas été baptisé…

— Il n’a pas été baptisé ?

— Non.

Alexis de Beaujeu parut s’absorber dans ses pensées, comme perdu dans un douloureux passé – mais un passé auquel se réchauffer quand même, tant les temps actuels étaient froids, tant il était privé d’amis.

— Votre père était juif, par sa mère.

Cassiopée ouvrit de grands yeux étonnés, et l’écouta attentivement.

— Je ne l’ai jamais dit à personne. Dans l’Hôpital, personne ne le sait, sauf moi. Ce qui explique qu’il ait pu intégrer nos rangs. Comme je vous l’ai dit, Morgennes était quelqu’un d’exceptionnel. Bref, tout cela pour dire que je suis sûr que votre père ne peut être en Enfer. Demandez-vous plutôt s’il n’est pas au Shéol, dans l’au-delà des juifs.

Il lui expliqua que, dans l’Ancien Testament, le Shéol était cité à de nombreuses reprises. Il désignait à l’origine un lieu « dans les profondeurs de la Terre » où les âmes étaient couchées dans la poussière, sans aucun espoir de résurrection.

— Mais nous avons choisi de rendre ce terme – trop hébraïque au goût des chrétiens – par « fosse », « tombe », « séjour des morts » ou « enfer ». Cela dit, certains Grecs ont choisi de le traduire par « Hadès ».

— Comment savez-vous tout cela ?

— Depuis que votre mère m’a appris la mort de votre père, je n’arrête pas de penser à l’au-delà. Mes fonctions m’interdisent d’abandonner mes hommes, ou de quitter le Krak. Mais elles ne m’empêchent pas de discuter avec notre frère infirmier, qui est un immense érudit, ou de me plonger dans la lecture des livres de notre scriptorium.

Cassiopée songea à tout cela, se rappela les propos exaltés de Chefalitione, les avis de Conrad de Montferrat et de Saladin, sa conversation avec Massada, et dit à Alexis de Beaujeu :

— Peut-être avez-vous raison. Peut-être qu’il n’y a après la mort ni souffrance ni espoir de résurrection. Mais peut-être pas. J’ai l’intention de poursuivre ma quête, car jusqu’à présent elle m’a permis de rencontrer des personnes formidables, qui avaient toutes un avis différent sur cette question. Je veux me forger le mien. Non plus seulement placer mes pas dans ceux des grands héros de l’Antiquité et de nos moines visionnaires, mais ne me fier qu’à mon cœur, mon intuition, mes sentiments. Mettre mon énergie, ma volonté, au service de ma quête – sauver mon père, non de la mort, mais des Enfers !

Alexis de Beaujeu eut un large sourire, et s’exclama :

— J’ai l’impression d’entendre parler Morgennes !

Il s’approcha d’elle et lui dit :

— C’est vous qui avez raison. Je suis un imbécile, qui a troqué la réflexion contre une foi confortable… Je ne peux malheureusement pas vous accompagner, ni mettre d’hommes à votre disposition. Mais sachez qu’aussi longtemps que je serai au Krak, vous trouverez ici un abri où vous reposer.

— Merci.

Prenant une courte inspiration, il lui proposa :

— Cela vous dirait-il de rendre visite à un vieil ami de votre père ?

— Qui cela ?

— Quelqu’un que vous avez vous-même un peu connu. Si j’ose dire…

— Mais de qui parlez-vous ?

— De Raymond de Tripoli.