16.
« La Géhenne leur suffira comme brasier.
Nous jetterons bientôt dans le Feu ceux qui ne croient pas à nos Signes.
Chaque fois que leur peau sera consumée, nous leur en donnerons une autre afin qu’ils goûtent le châtiment. »
(Coran, IV, 55-56.)
Au sud de Jérusalem, dans la vallée de la Géhenne, un brasier brûle depuis la nuit des temps. Ce feu terrifiant, dont les fureurs ont teint de noir et de jaune l’enceinte sud de la ville, sert de décharge aux Hiérosolomytains.
C’est là qu’ils abandonnent leurs ordures : vieux mobilier, restes de nourriture, excréments et même – à l’occasion – un criminel ou deux, condamnés à rôtir. La légende raconte qu’autrefois des prêtres y faisaient brûler vifs des enfants, qu’ils sacrifiaient au dieu Moloch.
Ainsi ce brasier, qui ne s’était jamais éteint en un peu plus de trois mille ans d’incandescence, était-il pour les voyageurs un repère indiquant la cité. Comme il était écrit dans Isaïe, « le peuple qui marchait dans les ténèbres vit une grande lumière ». Et c’est ce que virent Simon et Cassiopée, quand ils arrivèrent dans les faubourgs de la trois fois sainte cité, peu après la prière d’el-Icha – celle de la deuxième heure de la nuit.
Les cris des muezzins se mêlaient aux ténèbres, amenant aux hommes le réconfort, leur disant : « Dieu est là. »
Loin d’être effrayées par les flammes de la Géhenne, les juments de Cassiopée et Simon s’en rapprochèrent. Sans doute espéraient-elles s’y réchauffer un peu. Cassiopée ne quittait pas la fournaise des yeux, se demandant si son père s’y trouvait. Elle entendait les flammes crépiter, voyait des objets y noircir et se tordre, basculant d’un côté ou de l’autre. « Eux aussi cherchent à échapper à cet enfer », se dit-elle.
Aux rares endroits où le brasier s’était éteint, des asticots grouillaient. Ils dépouillaient les carcasses de leurs restes de chair, les nettoyaient jusqu’à l’os. Puis tout cela mourait quand des employés venaient y verser un mélange de soufre et de poix, auquel ils mettaient le feu.
Ces employés, recrutés dans le corps des sapeurs, étaient chargés de maintenir le feu en activité. Cassiopée les voyait se mouvoir dans l’ombre, munis de gants, de casques et d’épaisses combinaisons de cuir, entretenant le cœur même de la Géhenne.
Beaucoup ne parlaient pas. Ils se déplaçaient en silence, lentement. Avec des gestes précis. On aurait dit des automates. Elle en vit deux jeter un cadavre de chèvre, qui arracha au feu un soupir d’étincelles.
« Étrange, étrange endroit », songea-t-elle. « Mélange de chaud et de froid, d’ombre et de lumière. »
— Des vers, du feu. La nuuuit. Le froid et en même temps la brûlure des flaaammes. C’est peut-être un aperçu de ce qui nous atteeend, murmura Rufinus.
Cassiopée essaya d’en éloigner sa monture, mais celle-ci – malgré les vapeurs soufrées – restait auprès des flammes.
Ils allaient au pas, au milieu des sapeurs qui faisaient la navette entre la Géhenne et leurs charrettes pleines de détritus. Cassiopée les regarda travailler, répétant des gestes hérités des Jébuséens et des Juifs ; des gestes que les Romains, puis les Byzantins, les Arabes, et enfin les chrétiens puis de nouveau les Arabes, avaient effectués pendant des siècles et des siècles.
Les sapeurs les ignoraient, et Cassiopée eut la sourde impression de ne pas exister. « Savent-ils seulement que nous sommes là ? Nous voient-ils ou ne sommes-nous pour eux que des fantômes ? »
Elle se demandait s’il n’y avait pas sous ce brasier une ouverture permettant de descendre aux Enfers. Mais son voyage dans le cratère du Vésuve lui avait servi de leçon, et elle n’avait aucune envie de s’aventurer au milieu de cet incendie. « Qui plus est, songea-t-elle en se rappelant les paroles de son oncle, le feu de la Géhenne est destiné aux musulmans qui ont péché. Il s’agit d’un Enfer provisoire. Ce n’est ici que la première porte… »
— Qu’en penses-tu ? s’enquit Simon.
— Il faut entrer dans la cité et trouver Massada. Il pourra peut-être nous aider.
Simon opina du chef, et ils dépassèrent le brasier. Seules restaient leurs ombres, qui dansaient en face d’eux, sur les murailles de Jérusalem, et la puanteur soufrée qui leur chauffait le dos.