13.

« Si je savais que mon père était en Enfer, je ne prierais pas plus pour lui que pour le Diable. »

(SAINT AUGUSTIN, La Cité de Dieu.)

Conrad de Montferrat s’était assis dans sa cabine et se tenait la tête entre les mains.

— Où donc a pu filer ce Sarrasin ? Je ne l’ai pas rêvé !

— Nooon, mugit Rufinus que Cassiopée avait ramené, pour qu’il voie lui aussi le tableau. Même moi je l’ai vuuu.

Pour la cinq centième fois, Conrad orienta le tableau vers la lumière d’une lanterne dans l’espoir d’y trouver une trace du passage de ce mystérieux cavalier qui ressemblait tant à Taqi.

— Ça alors ! Il n’y a rien. C’est inexplicable… Pourtant, je suis sûr qu’il était là.

Du bout du doigt, il effleura la peinture à l’endroit où Taqi s’était trouvé.

— Pas l’ombre d’une trace…

— Puis-je regarder ? demanda Cassiopée.

— Volontiers, répondit Conrad en lui tendant le petit tableau.

Cassiopée l’examina à son tour, sous les yeux de Simon.

— Le plus étrange, fit-elle remarquer, c’est que même si l’on réussissait à expliquer la disparition du cavalier, cela ne nous dirait pas pourquoi il y a du ciel au lieu de rien, là où il se trouvait.

— Bien observééé, souffla Rufinus.

Les trois amis et la tête coupée échangèrent un long regard en silence ; silence bientôt interrompu par Simon, qui demanda à Rufinus :

— Tu ne pourrais pas faire un effort et apprendre à parler normalement ?

— Mais ouiii, mugit Rufinus. Mais bien sûûûr…

Simon lui jeta un regard sombre, alors il ferma la bouche et baissa les yeux. Cassiopée, elle, s’était tournée vers Montferrat.

— Puis-je emporter ce tableau ? J’aimerais beaucoup retrouver l’artiste qui l’a peint, pour l’interroger. Peut-être a-t-il rencontré Taqi.

— Très chère, je comptais justement vous l’offrir. Il ne m’est plus d’aucune utilité, et comme ce Taqi est – si j’ai bien compris – votre cousin, je me suis dit que ça vous ferait plaisir de l’avoir auprès de vous.

Regardant une dernière fois la peinture d’où s’était échappé Taqi, Cassiopée déclara :

— Je vous remercie.

Au même instant, elle sentit une brûlure sur son bras droit. Elle y plaqua sa main gauche en blêmissant.

— Ça ne va pas ? lui demandèrent d’une même voix Simon et Montferrat.

— Ce n’est rien. Juste un petit souvenir de mon expédition dans le Vésuve, qui croit bon de se manifester pour une raison qui m’échappe.

— Hum, fit Montferrat. Il faudra songer à montrer cela à un vrai médecin. Il est vrai qu’à bord de La Stella di Dio nous n’en avions pas…

— Tout va bien, dit Cassiopée en enfouissant le tableau dans sa besace. Et puis je n’ai pas le temps d’aller voir un médecin.

Ils s’apprêtaient à ressortir de la cabine, lorsque des bruits de pas précipités se firent entendre et que le mousse surgit pour prévenir Montferrat.

— Un Sarrasin veut vous parler !

— Où se trouve-t-il ?

— À l’entrée de la ville.

Comme Montferrat bondissait au-dehors, suivi de Simon, Cassiopée tira de son aumônière les bourses d’or et de diamants offertes par Saladin. En prenant soin de ne point se faire voir, elle les glissa dans la cassette de Montferrat, dont elle rabattit le couvercle. « Pour vous aider dans votre quête, très cher marquis », songea-t-elle. « Pourvu que Simon ne m’en veuille pas… »

Elle esquissa un sourire, puis sortit à son tour.

Montferrat gravit l’escalier qui menait au chemin de ronde, et se pencha par-dessus les créneaux. Apercevant un Sarrasin muni d’un drapeau blanc, il lui cria :

— Encore un drapeau à crotter ?

L’émissaire de Saladin ne s’offusqua point de cette parole, et déclara :

— Le salut soit sur vous, beau doux seigneur ! Saladin, l’Auxiliaire de la Doctrine, la Grandeur de la Nation, l’Honneur des Rois et le chef des armées musulmanes, a un marché à vous proposer.

— Sur vous le salut aussi ! Mais je ne suis pas intéressé, merci.

Il fit mine de s’éloigner, mais le messager reprit :

— Messire, ne partez pas ! Venez plutôt admirer ce que Son Excellence est prête à vous offrir, en échange de votre reddition.

Curieux, Conrad de Montferrat repassa la tête par-dessus les créneaux et aperçut deux mamelouks en train de conduire une forme encapuchonnée, aux pieds et aux poings enchaînés. Quand ils ne furent plus qu’à quelques pas des douves, ils soulevèrent la capuche – et Montferrat vit alors ce qu’il redoutait le plus de voir : son père.

Le vieux marquis Guillaume de Montferrat, à la barbe et aux cheveux blancs comme neige, avait l’air de souffrir terriblement. Mais ce n’était pas à cause de ses chaînes, car elles étaient suffisamment lâches pour ne pas le gêner dans sa marche. De toute façon, il n’avait nulle part où aller, sinon dans les douves ou les bras de ses ravisseurs.

— Conrad ! cria le vieux Guillaume de Montferrat d’une voix qui se voulait aussi ferme que possible. Ne cède pas !

Conrad ne répondit rien, et se cacha derrière un créneau. D’un geste furtif, il essuya du bout du doigt la petite larme qui perlait à son œil tandis que Cassiopée lui posait la main sur l’épaule, pour le réconforter.

— Père, murmura le marquis, dans quel mauvais pas vous êtes-vous fourré ?…

Puis, reprenant courage, il hurla à l’intention de l’envoyé de Saladin :

— Écoute-moi bien, fils de chien ! Si vous ne repartez pas immédiatement, j’ordonne à tout ce que cette cité compte d’archers et d’arbalétriers de vous transformer en porcs-épics !

Sans attendre la réponse de l’envoyé de Saladin, il quitta les créneaux, rageant dans sa barbe.

— Qu’on fasse venir dans la grande salle du palais tous les chevaliers et moines soldats qui ont eu le courage de rester ! tempêta-t-il.

Dévalant d’une seule traite une volée de marches, il songea : « Par Dieu, c’est bien le Diable s’il n’en est pas plusieurs dizaines, tant Saladin a laissé venir à Tyr tous les Francs désireux de quitter la Terre sainte, ou d’y poursuivre le combat… »

Suivi de Cassiopée et de Simon, il s’engouffra sous un porche et pénétra dans le palais, l’esprit toujours en ébullition : « Ce porc de sultan ne le sait sans doute pas, mais il me rend un fier service. En annonçant publiquement les termes de son odieux marché, il renforce mon autorité auprès des habitants de Tyr – qui savent désormais ce que je sacrifie pour la sauvegarde de leurs libertés… »

Malgré tout, cette « bonne nouvelle » ne lui rendit pas le sourire, et c’est le cœur lourd qu’il pénétra dans la grande salle du palais. Sous des bannières de divers pays européens, plus d’une trentaine de chevaliers l’y attendaient. Parmi eux, Conrad distingua une bonne dizaine de moines soldats, au manteau orné d’une croix rouge ou blanche, ainsi qu’un véritable colosse, vêtu d’une magnifique armure verte finement ciselée.

— Messires, je suis enchanté de vous trouver aussi nombreux, déclara Montferrat.

Il les passa en revue, s’arrêtant devant certains d’entre eux pour les saluer d’un signe de tête ou d’une accolade. Arrivé à la hauteur du chevalier vert, il lui demanda :

— Votre nom, chevalier ?

Pour toute réponse, le mystérieux chevalier vert – qui avait, contrairement à ses compagnons, gardé son heaume sur la tête – s’inclina, une main sur la poitrine.

— Eh bien, un Sarrasin vous aurait-il coupé la langue ? Et pourquoi gardez-vous votre heaume ? Un coup de masse vous l’aurait-il enfoncé sur la tête ?

Une voix haut perchée s’éleva, venue de l’autre côté de la grande salle.

— Mon maître, grinça un affreux nain vêtu d’un pourpoint jaune et d’un bonnet à clochettes, a fait vœu de silence.

— Pour quelle raison ? s’enquit Montferrat.

Le nabot s’approcha en boitant de Montferrat, si près que ce dernier fut obligé de se pencher pour le regarder. Bossu et rabougri, il portait des chausses se terminant par des grelots, qui auraient prêté à rire s’il n’avait pas agité devant lui un fouet dont les triples lanières s’achevaient par un nœud. Ce fouet était celui avec lequel les orsalhers – les montreurs d’ours – domptaient leurs bêtes.

— Il s’est juré de garder le silence tant que l’ennemi n’aura pas été éradiqué de ce monde et envoyé aux Enfers.

Montferrat fit une moue admirative, et demanda :

— Puis-je savoir comment vous vous appelez ?

— J’ai nom Billis, répondit la créature en s’inclinant, une main sur la poitrine. Et mon maître n’a d’autre nom que le Chevalier Vert.

— Alors, Chevalier Vert, Billis et vous autres, venus de toute la Terre sainte…

— Pardonnez-moi, beau doux seigneur, l’interrompit Billis. Mais nous, nous venons de Sicile. C’est Sa Majesté Guillaume II qui nous a envoyés ici…

— Ah oui, très bien, répliqua Conrad légèrement agacé.

Quand le silence se fut rétabli, il se tourna vers tous les chevaliers de l’assemblée, et poursuivit solennellement :

— Adonc, vous tous, nobles chevaliers venus de Terre sainte et de Sicile, je veux que vous sachiez que vos anciens chefs, autrefois à la tête des armées chrétiennes, ont pactisé avec l’ennemi. Alléguant la défaite de nos armées, ils se sont entendus avec Saladin pour cesser le combat. Certes, nous avons été, nous sommes submergés par les forces du sultan. Mais, infiniment plus que leur nombre, ce sont leurs stratégies, leur magie noire, leurs djinns et leurs démons qui nous font reculer. Ce sont les stratégies, la magie noire, les djinns et les démons des Infidèles qui ont surpris vos anciens chefs au point de les amener là où ils en sont aujourd’hui.

Prenant une grande inspiration, sentant à ses côtés la présence réconfortante de Cassiopée et de Simon, il ajouta :

— Je ne suis pas de cette trempe-là. Sachez que je m’engage à défendre Tyr, dussé-je y perdre ce que j’ai de plus cher. Je veux que vous embarquiez dès maintenant sur La Stella di Dio et les différents bateaux qui sont restés au port. Prenez à votre bord tous les hommes qui se peuvent trouver, et munissez-les d’arcs et d’arbalètes. Nous tenons déjà la mer. Il ne nous reste plus qu’à transformer l’isthme en un enfer de flèches et de traits ! Je sais que vous vaincrez !

Dans un cliquetis de métal, les chevaliers se dirigèrent vers les portes de la grande salle, se dépêchant d’aller réunir leurs gens. Beaucoup, qui avaient participé à la débâcle de Hattin, n’avaient qu’une envie : prendre leur revanche.

— Messire, dit Cassiopée au marquis peut-être devriez-vous attendre un peu… Attaquer maintenant, c’est condamner votre père à une mort certaine.

— Qu’il meure de ma main, plutôt que de celle des Sarrasins.

— Écoutez, votre père a jadis aidé le mien à se sortir du mauvais pas où il se trouvait…

Devant l’étonnement du marquis, Cassiopée lui raconta comment Morgennes avait réussi à fausser compagnie aux mamelouks chargés de le garder, grâce à Guillaume de Montferrat et à deux courageux Francs.

— Laissez-moi une heure ou deux, le temps d’aller parler à Saladin.

— Comment traverserez-vous ses lignes ?

— J’ai un sauf-conduit, portant la signature et le sceau du sultan.

Le marquis se mordit les lèvres. Ça pouvait marcher. Mais avait-il le droit de changer de stratégie, alors qu’il venait de dire aux habitants de Tyr qu’il était prêt à tout risquer pour sauver leur cité ?

— Écoutez, ajouta Cassiopée, je n’ai besoin que d’une petite poignée d’heures, le temps d’aller trouver Saladin. Il m’écoutera. Et, si Dieu veut, il épargnera votre père…

— Il vous écoutera sans doute, étant donné la nature de vos liens, mais pourquoi vous accorderait-il la vie de mon père ?

Cassiopée regarda autour d’elle. Elle n’avait pas envie que ce qu’elle allait dire tombe dans de mauvaises oreilles.

— J’ai sauvé son fils. Lors du siège de Jérusalem.

— Vous ? Vous êtes donc responsable de la chute de notre sainte cité ?

— Je n’ai pas dit ça.

— Mais enfin, de quel bord êtes-vous ?

— D’aucun en particulier, je le crains. Ou alors de celui de mon père. Mais laissons là ces affaires de famille, et donnez-moi jusqu’à complies. Si d’ici là vous n’avez pas de mes nouvelles, attaquez – et priez pour moi.

— Comment saurai-je que vous avez réussi ?

— Je trouverai bien un moyen de vous prévenir. Au mieux, c’est votre père qui vous l’apprendra. Au pis, ce sera mon oiselle.

Montferrat paraissait sur le point d’accepter, mais les bruits de branle-bas de combat qui leur parvenaient du dehors le faisaient hésiter.

— Pour une fois, une toute petite fois, poursuivit Cassiopée, laissez sa chance à la voie diplomatique. Faites-moi confiance !

Elle lui prit les mains, l’implorant du regard.

— Juste cette fois, alors, céda Montferrat.

— Vous n’avez rien à perdre, conclut-elle.

Puis elle se tourna vers Simon :

— Tu viens ?

— Évidemment.

— Et moooi aussiii ! s’écria Rufinus, avant de se corriger : Moi aussi !

Tous trois saluèrent Montferrat, ne sachant pas s’ils se reverraient, puis se mêlèrent à la masse des soldats qui sortaient. Nul ne remarqua que Billis et le Chevalier Vert n’avaient pas quitté Cassiopée du regard durant toute sa conversation avec le marquis de Montferrat. Et quand ils eurent quitté la grande salle, Billis dit tout bas :

— C’est son épée, c’est Crucifère…

Pour toute réponse, l’étrange chevalier se contenta de hocher la tête, comme réagissant aux ordres d’un invisible montreur de marionnettes.