43.

« Sottise, voilà décidément le grand mot que j’emploierai pour les Franjis. »

(OUSAMA IBN MOUNQIDH,

Des enseignements de la vie.)

Avant d’entrer dans la chambre de Cassiopée, Saladin congédia une vingtaine de gardes et de courtisans, et pria ses médecins de l’attendre au-dehors. Connaissant les manies de sa nièce, et son refus de porter le voile, il expliqua qu’il n’était pas convenable que d’autres que lui la vissent tête nue – surtout à Damas, sa capitale !

Les gardes, sa cour et les médecins prirent un air dépité, navrés pour Saladin que cette jeune femme – sa nièce qui plus est ! – refuse de se soumettre à la sainte loi du Coran.

— Écoutez, expliqua Saladin, l’important n’est pas la façon dont les femmes vivent la religion. Après tout, ce ne sont que des femmes. Et il ne nous appartient pas de les juger. Le Très-Haut le fera !

Dressant un doigt sentencieux, il annihila chez ses gardes et ses courtisans toute velléité de jugement.

Puis il alla saluer sa nièce.

Cassiopée était toujours couchée dans l’étroit lit qu’on avait mis à sa disposition. Entourée de coussins, elle savourait ce qui pour elle était une situation inédite – à l’exception de cette étrange nuit passée au Krak. Jusqu’à présent, elle avait surtout connu les selles de cheval ou de chameau, la dure pierre de l’académie du Maître des Milices, à Constantinople, ou la paillasse arrangée dans un coin du scriptorium de Saint-Pierre de Beauvais. Elle se souvenait encore du crissement des plumes courant sur les parchemins – la journée – et du trottinement effréné des souris, la nuit.

— Comment te portes-tu, très chère enfant ? lui demanda Saladin en entrant.

— Mieux que bien, répondit Cassiopée.

Le sultan referma la porte derrière lui, et eut alors la surprise de constater que – par respect pour lui –, Cassiopée tendait la main vers un voile et s’apprêtait à s’en couvrir les cheveux.

— Inutile, dit Saladin. Je te remercie pour cette attention, mais si tu veux vraiment me faire plaisir, contente-toi de guérir !

— Merci, mon oncle.

Elle reposa le voile sur la petite table à côté de son lit, tandis que Saladin lui demandait la permission de s’asseoir.

— Tu ne m’avais pas dit que Morgennes était ton père, dit-il en agitant le doigt.

— Je ne voulais pas vous faire de peine. Pardon de vous l’avoir caché.

— Tu es toute pardonnée. Car si ton père était un mécréant, c’était aussi un chevalier comme les Franjis n’en auront jamais plus. Tu ne pouvais pas avoir de meilleur père. Sais-tu qu’il a lui-même été soigné ici, dans ce bimaristan, par mon propre médecin ? L’excellent docteur Ibn al-Waqqar…

On frappa à la porte.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda Cassiopée.

— Ce doit être Rufinus et Yahyah, répondit Saladin. Je leur avais demandé d’attendre un peu avant d’entrer.

— Eh bien, qu’ils viennent ! s’écria Cassiopée.

Yahyah fit donc son apparition, en tenant Rufinus dans ses mains.

— Yahyah ! s’exclama Cassiopée. Je suis heureuse de te revoir. As-tu abouti dans ta quête ?

— Hélas non, gente dame. J’ai échoué. Nous avons remué ciel et terre, interrogé de nombreux sages et encore plus de fous, mis sens dessus dessous je ne sais combien de montagnes et traversé plus de dix mille villes, villages, bourgs, hameaux et lieudits, en vain. L’Enfer s’est bel et bien éboulé sur Morgennes et Taqi – et sur les « Dix » aussi, je le crains.

— C’est-à-dire ?

— Des Dix, il n’y a plus que moi, répondit Yahyah piteusement.

— Mon oncle, ce garçon a plus que démontré sa bravoure. Ne peut-on l’en récompenser ?

Saladin caressa son fin bouc, et déclara :

— Bien sûr que si. Je vais l’envoyer à Tyr, pour qu’il y consolide nos positions.

— Merci, Excellence, dit Yahyah en s’inclinant.

— Vous faites de Yahyah l’ennemi de mes amis, murmura Cassiopée.

— Seulement celui de ces chiens de Franjis, rétorqua Saladin.

Cassiopée prit les mains de son oncle et s’enquit :

— Vous n’avez donc pas renoncé à vous emparer de Tyr ?

Le sultan leva les yeux au ciel.

— Malheureusement, si la plupart des Infidèles sont des imbéciles, ce Conrad de Montferrat a oublié de l’être. Il m’a offert une si belle résistance que j’ai provisoirement renoncé à prendre sa cité d’assaut.

Cassiopée eut un demi-sourire, car cette nouvelle n’était pas forcément mauvaise pour elle.

— Et maintenant ?

— Comme je viens de le dire, je consolide mes positions.

— En cherchant le moyen d’affaiblir celles de vos ennemis ?

— Non, cela je ne le cherche plus. Je l’ai trouvé.

— Qu’allez-vous faire ?

Saladin sourit à sa nièce et l’embrassa tendrement sur le front.

— Je t’aime trop pour te dire mes secrets. Je n’oublie pas que ton père était un Hospitalier, et que ta mère…

— Se tient dans votre dos, dit une voix aussi reconnaissable qu’un nom, juste derrière Saladin.

Lâchant les mains de Cassiopée, le sultan se releva et observa longuement sa cousine, Guyane de Saint-Pierre. Il cherchait en elle un trait, une expression, qui lui eût rappelé son oncle, Chirkouh le Volontaire. Comme souvent en ces cas-là, c’est dans les yeux qu’il les trouva. Le regard de Guyane de Saint-Pierre brillait de malice et d’ingéniosité. En outre, deux fines rides de sourire, aux coins de sa bouche, disaient son amour de la vie – même dans les pires épreuves. C’était une femme à fière allure, au caractère déterminé. Pas étonnant qu’elle ait toujours refusé de se convertir, et qu’elle se soit enfuie avec Morgennes – avant de le quitter.

— Alors, c’est vous, l’épouse de Morgennes, la mère de Cassiopée ?

— Pour vous, je suis surtout la fille de Chirkouh. Ainsi que – je l’espère – votre bien-aimée cousine…

— Ma bien-aimée cousine, fit Saladin en se frottant la barbichette. Eh bien, parlez sans détour et dites-moi franchement : la vie ici ne vaut-elle pas infiniment mieux que la vie en France ?

— Pas quand on est une femme, Excellence.

— Les femmes n’ont pas les mêmes besoins que les hommes.

— Ne nous disputons pas. Je vous suis infiniment reconnaissante de nous avoir accueillies – ma fille et moi – dans ce bimaristan qui est, je le sais, interdit aux personnes de sexe féminin. Je suis donc votre obligée…

— Mon oncle, ma mère, si vous le permettez, je vais prendre congé de vous, les interrompit Cassiopée. Car je n’ai pas l’intention de m’attarder ici, même si cet endroit ressemble au Paradis. Mon très cher oncle, vous qui avez eu la bonté de demander au docteur Ibn al-Waqqar de s’occuper de moi, je ne sais que vous dire, sinon, comme ma mère, infiniment merci. Et quant à toi, maman, merci aussi. Pour tout ce que tu as fait. Je ne sais si nous nous reverrons, mais sache que je vais faire ce que tu m’as dit, et me remettre sans plus tarder à l’écriture de ma Suite et fin de Perceval, trop longtemps repoussée.

— C’est une excellente décision, dit Guyane de Saint-Pierre.

— Excellente, approuva Saladin en souriant finement.

— Puis-je entrer ? demanda Emmanuel, dont la tête apparaissait par la porte entrouverte de la chambre.

— Ça va, laissez-le passer, dit Saladin à l’un de ses mamelouks, qui menaçait Emmanuel de son sabre. C’est l’un des braves qui ont secouru ma nièce…

Alors qu’Emmanuel entrait, Cassiopée le remercia avec effusion de l’avoir sauvée. L’Hospitalier rougit, bégaya que « tout l’honneur » était pour lui et que d’ailleurs il s’était contenté de suivre Gargano, et que lui-même avait été sauvé, et qu’il ne pouvait pas faire moins pour la fille de Morgennes, et que, et que, et que… Il donnait l’impression de ne plus pouvoir s’arrêter de parler, et continuait comme pour cacher son trouble.

Saladin regarda sa nièce, prenant alors conscience qu’il aurait pu la perdre. « Comme je suis fier d’elle », pensa-t-il. « Dommage qu’elle ne soit pas un homme, elle aurait fait un neveu formidable ! » Certes, il coulait dans ses veines plus de sang chrétien que de sang musulman, mais le sang musulman était de telle qualité – se disait-il – qu’une seule goutte suffisait à faire basculer un océan de sang chrétien du côté de l’islam.

— Si vous partez, dit Saladin, vous devriez vous joindre à la caravane de prisonniers chrétiens que j’autorise à rentrer chez eux. J’ai donné l’ordre à mes cavaliers de les escorter jusqu’à Tyr, où ils feront ce qu’ils voudront.

— Votre magnanimité vous perdra, fit observer Guyane.

— Peut-être, sourit Saladin. Mais peut-être pas.

C’est alors qu’on frappa de nouveau à la porte.

— Qu’est-ce que c’est ? s’emporta Saladin, qui commençait à trouver exaspérante cette manie que tous avaient d’entrer quand il avait ordonné qu’on ne les dérangeât pas.

Le docteur Ibn al-Waqqar passa la tête par l’embrasure de la porte et dit :

— J’ai là un certain Gargano, qui souhaiterait vous parler.

— Qu’il entre ! tempêta Saladin. Et vous aussi, par la même occasion. Comme ça nous serons au grand complet…

Ibn al-Waqqar entra, suivi de Gargano, qui se tenait tête baissée, tout penaud.

— Merci, murmura le géant.

— J’ai pensé que vous aimeriez entendre ce qu’il a à vous dire, expliqua le médecin.

Saladin darda sur Gargano son regard d’acier et s’enquit :

— Eh bien, qu’avez-vous à me dire ?

— Simon a réussi à s’enfuir, susurra le géant.

— Comment le savez-vous ?

— Babouche me l’a appris.

— Babouche ? Qui est-ce ?

— C’est ma chienne, dit Yahyah. J’ai dû la laisser à la porte du bimaristan.

— Et alors ? Elle parle ?

— Non, elle aboie, précisa Gargano. Mais il se trouve que je sais parler aux animaux. Babouche m’a assuré avoir flairé l’odeur de Simon…

— S’il est sorti, mes mamelouks l’ont sûrement arrêté. Ils ont ordre de fouiller tout le monde.

— D’après elle, il serait passé par un souterrain. Elle a reniflé son odeur à travers une bouche d’aération, et elle en est certaine : c’était lui.

— Un souterrain ? Que Diable, je croyais que…

Fou furieux, Saladin tonna :

— Qu’on m’amène Shams al-Dawla Turansha ! Je veux parler à cet hippopotame !

Deux mamelouks partirent en quête de l’atabeg de Damas, tandis que Saladin demandait :

— Mais que faisait votre chienne à l’entrée de l’hôpital ? Le guet ?

— Non, répondit Yahyah. Elle n’avait pas le droit d’entrer.

Comme Saladin avait l’air étonné, le bon docteur Ibn al-Waqqar lui expliqua :

— Excellence, permettez-moi de vous rappeler que vous avez vous-même interdit l’entrée de ce bimaristan aux animaux et aux femmes.