49.

« Elle, le malheur la rend audacieuse. »

(OVIDE,

Les Métamorphoses.)

L’Œil de la Terre était plus qu’une simple forteresse.

Avant de servir de palais à Coloman, l’immense bâtisse aux mille et une colonnes avait été la résidence des basileus. Des empereurs y étaient morts assassinés, des centaines de princes et princesses y avaient été conçus, dans des chambres assez grandes pour tenir lieu de maison à de riches marchands. Les marbres les plus roses, les ors les plus brillants, avaient été utilisés pour sa construction lorsque Constantin avait choisi de transférer la capitale de son empire de Rome à Byzance – rebaptisée Constantinople.

C’était au IVe siècle après l’incarnation de Notre-Seigneur. Depuis, près de neuf siècles s’étaient écoulés. Presque mille ans, durant lesquels l’Œil de la Terre avait incarné la puissance et la gloire d’un empire à nul autre pareil.

Mais, à partir de la dynastie des Comnène, les basileus avaient installé leur trône au palais des Blachernes, au nord-ouest de la ville. C’était là que Manuel Comnène avait reçu Guillaume de Tyr et Amaury Ier de Jérusalem. Là qu’Isaac Ange – le basileus actuel – accueillait en ce moment même des émissaires de Saladin. Car, après avoir longtemps soutenu l’action des Francs de Terre sainte, Constantinople favorisait maintenant les Sarrasins. Après tout, ceux-ci étaient ses plus proches voisins. Ceux avec qui il lui faudrait cohabiter pour les siècles à venir, les Francs risquant à tout moment d’être boutés hors de Terre sainte. D’ailleurs ils n’y contrôlaient plus qu’un maigre littoral, qu’ils se disputaient en braillant.

— Sans toutes nos dissensions internes, peut-être que nous aurions encore Jérusalem, remarqua amèrement Emmanuel.

— Sans toutes leurs dissensions internes, jamais les Sarrasins n’auraient perdu Jérusalem, dit Cassiopée en souriant.

Emmanuel lui rendit son sourire et s’approcha d’elle. Ils se trouvaient en compagnie de Kunar Sell et de Gargano, dans une petite charrette arrêtée au sommet d’une haute colline boisée. Le long bras parfumé du Bosphore s’enroulait autour d’elle, avec sur son autre rive les lumières des bâtisses et des centaines d’églises de Constantinople.

— Je vous parie que ces églises seront un jour remplacées par des mosquées, soupira Emmanuel.

— Qui seront peut-être elles-mêmes remplacées par d’autres édifices, ajouta Cassiopée en souriant de plus belle. La vie n’est pas figée. Si vous voulez des églises, vous devez accepter le changement – car avant elles il n’y avait rien.

— C’est vrai.

— Je sais !

Ils rirent, tandis que l’oiselle planait dans l’aube naissante, loin de leurs rires et des cochons qui grognaient à l’arrière de leur charrette.

— Je pense qu’elle n’aime pas leurs cris, fit remarquer Cassiopée.

— Ou leur ooodeur, mugit Rufinus.

— Désolé pour ces désagréments, expliqua Gargano, mais ils sont nécessaires.

— C’est notre couverture, ajouta Kunar Sell.

— Absolument. En ce moment, la ville grouille de musulmans. Or il vaut mieux qu’ils ne vous approchent pas de trop près…

Le plan qu’ils avaient mis au point consistait à se présenter à l’entrée des cuisines de Coloman, pour y proposer leurs cochons. L’académie faisait une telle consommation de vivres de toutes sortes qu’ils devraient être autorisés à y décharger leurs bêtes – Cassiopée profiterait de l’occasion pour se faufiler dans le palais.

— La zone que vous cherchez, lui répéta Kunar Sell, est située à l’extrême nord-est de l’Œil de la Terre. Dans un endroit interdit aux novices.

Cassiopée opina du chef, se rappelant fort bien les trente-trois coups de fouet qu’elle avait reçus pour s’en être approchée autrefois d’un peu trop près.

— Il vous faudra passer par les appartements privés de Coloman, gagner les sous-sols de son phare puis traverser ses jardins, en prenant soin de ne pas vous faire voir des draconoctes.

— Les draconoctes ? demanda Emmanuel.

— Ce sont des chasseurs de dragons, lui apprit Cassiopée. En l’occurrence, il s’agit de la garde rapprochée de Coloman. Ils sont montés sur des dragonnets.

— Les dragons existent donc pour de vrai ? Morgennes, qui connaissait bien le sujet, m’avait dit que non.

— Ces dragons-là sont plus petits que ceux de nos légendes. On raconte qu’ils viennent d’Inde.

— D’une île appelée Komodo, précisa Kunar Sell. Je le sais, car j’ai moi-même formé et commandé quelques escouades de draconoctes. Bref, le risque n’est pas qu’ils vous entendent ou vous voient…

— Mais qu’ils me sentent.

— Absolument. Ces dragonnets ont l’odorat plus développé que des chiens. Vous devrez constamment vous assurer de la direction du vent avant de faire le moindre pas. En cas de doute, allongez-vous sans bouger. Ils ont très mauvaise vue, et ne vous repéreront pas si vous êtes immobile. Il vous faudra donc adopter, comme le disait notre vieux maître Imru’al-Qays, l’aisance du loup, la hâte du renardeau…

— Les flancs de la gazelle et les pattes de l’autruche, termina Cassiopée.

— C’est bien. Je vois que vous n’avez pas oublié vos leçons.

— Elles sont gravées dans ma chair !

— Pouvez-vous m’expliquer, demanda Emmanuel, pourquoi on ne se contente pas d’aller voir Coloman, pour lui acheter ses armures ?

Cassiopée lui répondit :

— Parce qu’il ne nous les vendrait pas. Constantin Coloman soutient Isaac Ange, qui soutient Saladin.

— Ce qui en fait notre ennemi, ajouta Kunar Sell. Certains vont même jusqu’à prétendre qu’il l’a aidé à accéder au trône. D’ailleurs, je me demande souvent si Coloman n’a pas toujours été du mauvais côté. Isaac Ange n’aurait jamais pu devenir empereur sans le soutien du Maître des Milices.

— Ces armures sont vraiment nécessaires ? s’enquit encore Emmanuel.

— Sans elles, dit Gargano, vous ne survivrez pas aux marais.

— Mais les marais…

— Je ne vous oblige pas à m’y accompagner, dit Cassiopée.

Une lueur brilla furtivement dans les yeux d’Emmanuel. Pour lui, pas question d’abandonner Cassiopée.

— C’est mon devoir ! déclara-t-il.

— Une seule armure suffira, précisa Kunar Sell. Car d’après Conrad de Montferrat, ses artisans devraient être capables de la dupliquer.

— Ses juifs de Venise ? demanda Emmanuel.

— Ils m’ont faaait un très beau crooochet, mugit Rufinus en baissant les yeux vers son cou.

Sa base en avait été obstruée par une nouvelle plaque de métal, d’où dépassait un crochet métallique. Ainsi, on pouvait le suspendre à un arbre, le planter dans la terre ou le tenir à la main – sans lui arracher les cheveux.

Il y eut un bref instant de silence, puis une brise leur apporta une odeur de pin – qui les changea agréablement de la puanteur dans laquelle ils voyageaient depuis plus d’une semaine.

— Vous ne pouvez vraiment pas venir avec nous ? demanda Emmanuel à Gargano.

Tous les regards se portèrent vers l’aimable géant qui avait aidé Cassiopée à faire ses premiers pas. Il semblait chagriné, et comme sur le point de changer d’avis. Mais il expliqua :

— J’ai déjà trop tardé à rentrer. Ma montagne me manque, et sans moi elle se meurt. Si je ne m’y rends pas très vite, il y a de fortes chances pour qu’elle disparaisse, et avec elle toute sa faune et sa flore. Et puis, avec vous, je ne suis pas inquiet, dit-il en posant la main sur l’épaule d’Emmanuel. Je sais que vous veillerez sur elle…

— Il est temps d’y aller, coupa Cassiopée. Constantinople nous tend les bras.

Gargano se leva, s’étira. Puis se massa les genoux, endoloris à force d’être restés pliés.

— Tiens, dit-il en donnant à Cassiopée l’une des pommes d’ombre de l’Arbre de Vie. C’est la dernière. Un petit cadeau d’adieu.

— Merci, dit Cassiopée en la fourrant dans son sac. Au fait, ça a marché avec les Muhalliq ?

— Hélas non. Les morts sont restés morts…

Le géant mit la main dans les cheveux de Cassiopée, et les lui ébouriffa :

— Tu te rappelles, quand tu étais petite, tu ne supportais pas qu’on te touche les cheveux ?

Cassiopée sourit à son parrain, lui prit la main et y déposa un baiser :

— Sur ce point-là, je n’ai pas changé !

— Adieu, mes amis, dit-il alors à Rufinus, Emmanuel et Kunar Sell. Adieu, ma filleule adorée !

— Adieu, mon parrain adoré, répondit Cassiopée. Embrasse ta montagne pour nous.

— Je n’y manquerai pas.

Et, comme Guyane de Saint-Pierre quelques semaines plus tôt, Gargano disparut. Non pas d’un bond, dans les cieux, mais en descendant vers l’orient. D’abord, ils virent sa massive silhouette cacher celles des troncs. Puis disparaître entre eux. Ensuite, il n’y eut plus que quelques craquements de branches.

Un animal poussa un cri.

C’était fini.

Gargano était parti.