15.

« Amour est de détestable lignée ; il a tué sans glaive des milliers d’hommes.

Dieu n’a pas créé de plus terrible enchanteur – Écoutez ! – plus capable de faire un fou du sage qui est tenu dans ses lacs. »

(MARCABRU,

Invectives contre « Fausse Amour ».)

Grâce au sauf-conduit délivré par Saladin, Cassiopée et Simon purent traverser en toute tranquillité un vaste territoire tombé aux mains des musulmans. Leur intention était de gagner Jérusalem puisque c’était là que Morgennes était mort. Là qu’il était tombé dans le puits des Âmes, là que Taqi l’avait suivi jusqu’aux Enfers.

Cassiopée repensa à ce que Saladin venait de leur raconter au sujet de Taqi.

Quand elle fut certaine que personne ne les épiait, elle sortit de son sac de selle le petit tableau donné par le marquis de Montferrat. Taqi n’y était – évidemment – pas réapparu. « Taqi », murmura-t-elle. « Où es-tu ? Aux Enfers, avec mon père ? Ou quelque part autour de nous ? »

Promenant son regard sur les plaines désolées qu’elle et Simon traversaient, elle ne vit que des successions de champs ravagés par la guerre, ponctués ici et là de bâtisses et d’églises ruinées, brûlées.

Comme c’était encore l’hiver, ils ne croisèrent pas âme qui vive. Les paysans reviendraient au printemps, pour labourer les champs. Probablement les mêmes qu’à l’époque du roi Guy de Lusignan. Des paysans qui travailleraient la terre, comme l’avaient fait leurs parents avant eux, et acquitteraient plus ou moins les mêmes taxes qu’auparavant, mais au bénéfice d’un nouveau souverain, appelé Saladin.

Cassiopée rangea le petit tableau dans son sac de selle et en sortit le parchemin que sa mère lui avait fait parvenir peu après son retour de Terre sainte. Elle l’avait lu et relu tant de fois qu’elle le connaissait par cœur. « D’ailleurs, se demanda-t-elle, pourquoi le relire encore ? » Elle n’avait pas besoin de le dérouler pour revoir l’écriture de sa mère, et pour l’entendre lui dire :

« Ma chère et tendre Cassiopée,

« Je n’ai pas toujours été une bonne mère. Je le sais, et je te demande de me pardonner, si une telle chose est possible. Toutes ces années passées auprès de toi et de tes parrains, Gargano et Chrétien de Troyes, ont été les plus belles de ma vie. Te voir grandir a fait ma joie, et je noublierai jamais ton visage de petite fille, quand Gargano t’apprenait à parler à Galline. Est-elle toujours avec toi ? T’accompagne-t-elle toujours partout où tu vas, veillant sur toi depuis les cieux ? Je pense souvent à cette oiselle, dont l’œuf a éclos le jour même de notre rencontre avec Chrétien de Troyes.

« Notre cher Chrétien, qui se meurt à petit feu, de solitude, de vieillesse et de chagrin. J’ignore si tu es au fait de cette triste nouvelle. Si ce n’est pas le cas, pardonne la brutalité avec laquelle cette information te parvient et hâte-toi de revenir, si tu veux avoir une chance de l’embrasser avant qu’il ne rejoigne le Seigneur. Si c’est le cas, sache que je partage ta douleur. Chrétien de Troyes est, avec Gargano, mon seul ami ici. En cette terre, froide et austère, si différente de mon Moyen-Orient natal.

« Depuis que tu es partie, si jeune, apprendre le métier des armes à Constantinople, la vie m’est insipide. Enluminer les manuscrits de ce bon Chrétien de Troyes ne suffit plus à mon bonheur. Cela n’a d’ailleurs jamais suffi, et aujourd’hui tout est bien fade.

« Mes épices, mon sel, c’était toi.

« Même s’il y avait beaucoup de ton père, de ton pauvre père, en toi.

« Je ne t’ai jamais dit pourquoi je l’avais quitté, ni qui il était.

« Tu trouveras, vers la fin de cette lettre, son véritable nom.

« Car j’ai fini par apprendre de Philippe d’Alsace que Chrétien t’avait envoyé en quête de l’inspirateur du principal personnage de son dernier roman, Perceval ou le Conte du Graal. Au fil des années, j’ai appris à lire les silences de notre cher Chrétien de Troyes, et à communiquer avec lui à travers ses œuvres. Je le soupçonne d’avoir jadis connu ton père. Pour une raison que j’ignore, il ne m’a jamais parlé de lui.

« Mais ce qu’il m’a tu, je l’ai perçu entre les lignes de ses livres, et je trouve bon qu’il ait tenu – parce qu’il t’aimait comme la fille qu’il n’a jamais eue – à te le révéler.

« En t’envoyant en quête de son personnage

« Vois-tu, fille adorée, il n’y a pas de hasard. Moi-même, en peignant les portraits de ce valeureux Perceval parti en quête du Graal, je pensais sans arrêt à ton père.

« Et je ne doute pas – te connaissant – que tu réussiras à le trouver. Quelque part en Terre sainte, en quête de je ne sais quel improbable Graal, tâchant d’accomplir l’impossible. Réussissant là où tous ont échoué.

« Peut-être l’as-tu déjà retrouvé.

« Je vous imagine, dans les bras l’un de l’autre, heureux d’être enfin réunis.

« J’aurais tellement aimé que nous soyons une famille ; et non pas seulement une femme et sa fille, sur cette rive de la Méditerranée, et un preux chevalier, perdu sur l’autre rive.

« Mais c’est un rêve irréalisable. Je ne pourrai jamais pardonner à ton père ce qu’il m’a fait jadis, et comme tu es désormais une femme, il est maintenant temps pour moi d’abandonner le monde.

« J’ai décidé d’entrer au couvent.

« Ayant vécu toute mon adolescence dans un petit jardin entouré de murs, j’aspire à retrouver pour la fin de ma vie ce qui en a bercé les prémices. Ce que je souhaite aujourd’hui, c’est finir mes jours auprès de ce dieu que j’ai finalement accepté comme mien – celui que les chrétiens appellent tout simplement Dieu. “Va vers la Croix”, disait souvent ton père.

« J’y vais.

« Mais avant – je sais que Dieu me pardonnera – je souhaite te revoir.

« Si je ne pouvais te serrer une ultime fois dans mes bras avant de me retirer du monde, c’est moi qui ne me le pardonnerais pas.

« Je sais que si tu lis cette lettre, c’est que tu es en Flandre.

« Sache alors que je suis en Terre sainte.

« Retournes-y si tu souhaites me revoir. Ou reste en Flandre si tu refuses que nos chemins se croisent à nouveau.

« Mais si tu viens en Terre sainte, je te retrouverai toujours.

« Va à Jérusalem, va à Damas.

« Interroge Saladin. Peut-être saura-t-il te dire où je suis. Après tout c’est ton oncle, et mon cousin germain.

« Il ne me reste plus qu’à t’écrire deux choses. Tout d’abord, je veux que tu saches que tu es la fille que j’ai toujours rêvé d’avoir. Mieux. Tu es celle qui a réécrit mes rêves, et m’a permis de les porter vers de nouveaux sommets.

« Enfin, il est grand temps pour moi de t’apprendre que le personnage que Chrétien de Troyes t’a demandé de retrouver, ce Perceval, c’est ton père.

« Je n’ai pas le droit de t’en priver.

« Perceval, c’est Morgennes.

« Et Morgennes, c’est ton père.

« Je t’aime et t’aimerai toujours.

« Ta mère,

Guyane, dite de Saint-Pierre. »

Cassiopée fut de nouveau gagnée par la léthargie qui l’avait envahie lorsqu’elle avait lu cette lettre, dans le comté de Flandre. Elle se sentait coupable, coupable de n’avoir pas su reconnaître en Morgennes son père. Pourtant, la première fois qu’elle l’avait vu, elle avait cru voir un fantôme. Cela signifiait-il qu’elle l’avait reconnu, sans le savoir ? Pourquoi ne s’était-elle pas alors jetée dans ses bras ? Pourquoi, surtout, ne s’était-elle pas mise en quête de son père ? Fallait-il être sourde et aveugle à ce point, privée de cœur et de tout ce qui fait qu’un être éprouve, ressent ?

Perdue dans ce labyrinthe de questions, il lui fallut un peu de temps avant de se rendre compte que Simon lui parlait :

— Ce que je ne comprends pas, disait-il, c’est pourquoi ta mère ne t’a pas dit où elle allait.

— Elle me l’a dit.

— Tout ce qu’elle a dit, c’est qu’elle se rendait en Terre sainte. Ce n’est pas très précis.

Cassiopée leva les yeux, à la recherche de son oiselle. Quand elle l’eut aperçue, volant sous un nuage gris acier, elle répondit à Simon :

— Elle ne pouvait pas l’être plus. Mais nous savons aussi qu’elle s’y est rendue pour me revoir, et qu’elle me retrouvera toujours, où que je sois en Terre sainte.

— En ce cas où est-elle ? demanda-t-il sarcastiquement en se retournant sur sa selle.

— Peut-être pas très loin.

— Si tu le dis.

Cassiopée expliqua que sa mère avait toujours été farouchement indépendante. Elle lui avait appris à se débrouiller par elle-même, sans se décourager, quelles que soient les circonstances.

— Maman n’aura pu faire autrement que de passer par Jérusalem, Damas et le Krak des Chevaliers… Je sais qu’elle a fait, grâce à Chrétien de Troyes, la connaissance du cheik des Muhalliq ; et nous savons que mon père était un ami d’Alexis de Beaujeu. C’est bien le Diable si elle n’a pas laissé dans l’un ou l’autre de ces lieux, à l’une ou l’autre de ces personnes, un message à mon intention. Je suis sûre qu’on va la retrouver !

Simon maugréa, caressa distraitement l’olifant qui pendait à son cou – olifant qu’il avait pris, l’été précédent, sur le cadavre d’un Hospitalier chargé d’escorter la rançon de la Vraie Croix. Pour lui, le maintien des Francs en Terre sainte, la défense du tombeau du Christ, le massacre des musulmans, tous ces somptueux projets, tout cela, c’était terminé. Tout ce à quoi il aspirait désormais, maintenant que son père était mort et qu’il était le dernier des Roquefeuille, c’était fonder une famille et se donner un héritier – mâle, cela va de soi.

— Cassiopée, commença-t-il comme s’il s’amusait à prononcer son nom pour avoir le plaisir de l’entendre résonner dans les airs. Cassiopée, je…

— Je sais, l’interrompit-elle.

— Tu sais ce que je vais te dire ?

Il arrêta sa jument.

Cassiopée l’imita, et se retourna sur sa selle pour le regarder.

— Oui. C’est non. Pas maintenant.

— Alors quand ?

— Quand j’aurai retrouvé ma mère. Et que mon père…

— Tu veux leur consentement ?

Elle secoua la tête, ferma les yeux et dit :

— J’ai besoin d’eux. Il est trop tôt… J’ai surtout besoin de lui. Besoin de savoir qu’il n’est pas en Enfer. Besoin de lui dire qui je suis pour lui.

— Je t’ai promis de t’aider à le sauver. Ne suis-je pas là, à côté de toi ? À croire en toi ? À te rassurer, quand tu doutes ? Regarde Chefalitione, pour qui nous avons tant donné : est-il ici ? Et Montferrat ? Tu as sauvé son père. Nous a-t-il rejoints ? Non. Il préfère sauver sa cité. Et Saladin ? Il dit que Taqi est sauvé, et que ton père… mérite son sort !

— Il ne sait pas que c’est mon père.

— N’empêche. Il dit que Morgennes mérite son sort, ce qui revient au même.

— Si je lui avais dit que Morgennes était mon père, il aurait tout fait pour nous aider.

— Alors pourquoi ne le lui as-tu pas dit ?

— Je ne veux pas l’embarrasser.

— L’embarrasser ? Lui, le Chef des Armées, l’Ornement de l’Islam, le Protecteur des Créatures, l’Associé de la Dynastie…

— Arrête, c’est mon oncle ! Je t’interdis de te moquer de lui.

— Il croit que Morgennes mérite son sort !

Cassiopée accusa le coup, et baissa les yeux. Jouant avec les rênes de sa jument, elle était torturée par l’idée que Saladin n’avait peut-être pas tort. « Ma quête est insensée… Impossible et insensée… »

— Qui te dit, demanda-t-elle, qu’il n’a pas raison ?

— S’il a raison, que faisons-nous ici ?

Nouveau silence de Cassiopée. Avait-elle le droit de priver Simon de ses héritiers ? De l’entraîner dans une terre aux mains des musulmans, de l’emmener en Enfer ? Quel genre d’ami était-il pour oser l’accompagner, sinon le meilleur qui se pouvait rêver ?

— Je te demande pardon. Je suis injuste envers toi. C’est seulement que j’ai peur. Peur de ce qui va nous arriver…

Simon parut hésiter. Sa monture exécuta de petits pas de danse – trois pas en arrière, deux pas en avant – comme si son cavalier ne savait où la mener.

— Très bien, dit-il. Alors que veux-tu faire ? Retraverser la Méditerranée ?

— Je ne veux plus t’imposer quoi que ce soit. Mais je veux retrouver ma mère, et enterrer mon père. Quoi qu’il arrive, même s’il est aux Enfers, son corps mérite une sépulture.

— Je suis du même avis. Alors je t’accompagne.

— Je ne te l’ai pas demandé.

— Je ne le fais pas que pour toi. C’est aussi pour Morgennes. Si c’est ça qui te gêne, sache que tu ne me dois rien.

Il ne put s’empêcher de regarder Cassiopée. Son visage était indéchiffrable. Était-elle heureuse ? Malheureuse ? C’était impossible à dire. Mais, en tout cas, ses yeux n’étaient pas emplis d’amour. De sympathie, peut-être. Mais d’amitié, certainement pas. Au pis, il pouvait y lire de la pitié.

Alors il commença de la haïr.