62.

« Il va dans le marais qui a nom Styx ; le sinistre ruisseau, quand il arrive au pied des affreuses berges grises. Et moi qui regardais très fixement, je vis des gens boueux dans le marais, tout nus, et à l’esprit meurtri. »

(DANTE, L’Enfer.)

À l’intérieur de l’armure, un étrange système permettait de respirer. La buée qui se formait dans sa visière était régulièrement balayée par une arrivée d’air à l’odeur de vase, que Cassiopée inspirait avec des haut-le-cœur. Elle avançait dans les marais à pas lents et lourds. Ses chausses de métal plongeaient dans une eau morte, troublant la fine pellicule mordorée que la lune plaquait sur tout le marécage – des végétaux qui affleuraient au fil de l’eau jusqu’aux hautes murailles de végétaux tressés. Tout autour d’elle, des restes de vapeur prolongeaient la rumeur du Nil – qui s’était tue depuis longtemps. « Par où faut-il aller ? » se demanda-t-elle. « Taqi va-t-il revenir pour me guider ? » Mais où qu’elle porte le regard, ce n’était que parodies d’arbres aux racines convulsées. Tout était grand, éternel, immuable. Silencieux.

Elle sentit qu’on lui tapotait l’épaule. C’était Simon. De sa main gantée de rouge, il lui montra des formes accroupies dans la vase, autour desquelles des mouches bombinaient.

C’étaient des choses grises avec un écho d’êtres humains, recroquevillées, allongées ou assises au milieu des marais, agrippées à la terre, et voilées de pénombre. Elles présentaient toutes les attitudes de l’agonie, de la souffrance, du désespoir. Gargano avait mis en garde Cassiopée : « Une fois dans les marais, n’enlève jamais ton armure où tu deviendras comme elles. »

Dans cette crypte végétale que la putréfaction des pénitents emplissait de vapeurs cruelles errait une âme en peine : la tante de Cassiopée. Grâce à elle, Cassiopée espérait accéder au passé de Morgennes, voire à son père lui-même, si comme elle le croyait sa tante était capable de parler aux morts.

Elle n’aurait pas été étonnée d’apprendre que dans ces marais coulait l’un des cinq fleuves des Enfers : le Léthé, dont les eaux noires volaient les souvenirs de ceux qui s’y désaltéraient. Ce fleuve condamnait à une errance éternelle les âmes des malheureux qui effleuraient ses ondes, les transformant en spectres sans passé ni futur, coincés dans un éternel présent – un terrifiant purgatorium. Pourquoi sa tante se trouvait-elle ici ? Était-elle l’une des gardiennes des Enfers ? Ou bien était-elle parvenue, par Dieu sait quel sortilège, à résister aux maléfices du Léthé ?

Emmanuel lui avait déjà raconté sa propre résurrection, dans l’oasis des Moniales, et la façon dont il avait retrouvé Guillaume de Tyr, transformé en arbre…

Soudain, Simon s’arrêta de marcher. Il s’appuya contre un tronc, comme pour reprendre son souffle. Malgré toute la haine qu’elle ressentait à son égard, il lui faisait encore plus pitié.

— Ça va ? s’enquit-elle tout en sachant qu’il ne pouvait pas l’entendre.

Simon lui fit signe d’avancer en direction d’une nouvelle trouée d’arbres, où luisait une lumière cireuse. Elle entra dans une eau si noire et si boueuse qu’elle avait presque la consistance de la terre. Mais son pied s’y enfonça lourdement, avec un chuintement vaporeux – dans son dos, le système d’aération de l’armure rejetait en sifflant l’atmosphère saturée de poison, pour la renouveler en y introduisant des brassées d’air filtré. Cassiopée sentit des vapeurs de limon lui emplir les narines, et se força à inspirer – comme si ce devait être sa dernière bouffée. Elle se passa la langue sur les lèvres, à la recherche d’un peu d’humidité. « Cela fait des heures que nous nous traînons dans ces armures, et nous n’avons pas fait trois lieues… »

Elle se demanda comment faisaient les chasseurs de l’Antiquité, dont le métier consistait à rapporter de ces marais de pleins chariots de champignons. Peut-être avaient-ils des repères ? Des cartes ? « Assurément, ils devaient suivre un même itinéraire, et ne s’en écartaient pas. »

La zone dans laquelle elle entra était cernée par des arbres tordus – à l’exception d’une clairière, où une stupéfiante paroi de bois en partie recouverte par un entrelacs de lianes et de branches pourries montait à l’assaut des cieux. On aurait dit la coque d’un navire ayant fait naufrage, plus de mille ans auparavant. « Bizarre… »

L’endroit abondait de mystérieux petits champignons blancs, dont elle emplit sa gibecière.

Elle eut alors la sensation d’être observée. Elle parcourut les marais du regard, vit des arbres aux racines si hautes qu’elles démarraient bien au-dessus des eaux, et eut bientôt un étrange pressentiment. Simon approchait. Il l’avait vue ramasser les champignons, et ne manquerait pas de lui demander pourquoi. Peut-être même l’obligerait-il à retourner au camp sans plus attendre. Là, elle serait envoyée quelque part, tandis qu’Emmanuel… Tout à coup elle comprit : le corps promis par le Chevalier Vert à Rufinus, c’était lui – Emmanuel ! Elle ne pouvait laisser faire cela. Mais comment le sauver ? Quand bien même se débarrasserait-elle de Simon, comment leurrer les soldats qui leur avaient servi d’escorte jusqu’à l’orée des marécages ? Et ensuite ? L’araignée qui l’avait attaquée avait peut-être une sœur ? Une mère ? Et les soldats du camp ? Ne risquaient-ils pas de massacrer les otages, si elle tardait à revenir – ou revenait sans Simon ?

« J’ai besoin d’aide, j’ai besoin d’aide ! » pensa-t-elle. Mais son faucon, s’il avait crié, était inaudible depuis l’intérieur de l’armure.

— Taqi ! cria-t-elle en tournant le dos à Simon, pour qu’il ne la voie pas hurler. Aide-moi !

Encore une fois, il n’y eut pas de réponse.

Elle jeta un rapide coup d’œil du côté de Simon, et le vit également occupé à cueillir des champignons blancs, tandis qu’autour de lui voletaient des myriades de papillons alternativement blancs ou noirs, changeant de couleur à chaque battement d’ailes. Désespérée, Cassiopée se laissa tomber à genoux dans la vase, se demandant s’il ne valait pas mieux s’ajouter aux spectres végétaux qui hantaient ces marais. Elle observa l’eau grise, et ne vit que les reflets de son casque, au milieu de la terre et des feuilles pourrissantes.

« J’en ai assez de cette armure ! » pensa-t-elle subitement. « Si ce que m’a raconté Gargano est exact, Morgennes avait survécu à ces marécages alors qu’il y avait longuement cherché un Templier égaré… » C’est décidé – elle ferait comme son père. S’en remettrait au destin. À sa tante.

Elle défit l’une des attaches de l’armure, qui coulissa en laissant échapper un filet d’air chaud dans l’atmosphère empuantie des marécages. C’était la bonne décision. Elle en était certaine. « Pas d’autre solution, pour retrouver ma tante, que d’imiter mon père… »

— Et pour le reste, dit-elle, je m’en remets à tous les dieux, connus et inconnus. Amen !

Simon avait déjà ramassé plusieurs champignons, lorsqu’il se rendit compte que Cassiopée n’était plus là. Où se trouvait-elle ? Il repéra son armure, abandonnée au pied de la curieuse coque de navire qui montait jusqu’aux cieux. S’approchant de l’armure des Crevisses, il eut un choc : elle était vide !

Où était Cassiopée ?

Tournant sur lui-même aussi rapidement que sa lourde armure le lui permettait, il ne vit pas venir le premier coup – qui le propulsa à terre. Cassiopée était juste au-dessus de lui et soulevait ce qui ressemblait à un tuyau d’orgue. À genoux, il fut incapable d’esquiver le deuxième coup – qui fracassa la visière de son casque, y laissant pénétrer l’air vicié des marais.

— Sois maudite ! hurla Simon.

Cassiopée tourna autour de lui, trop leste pour qu’il puisse l’attraper ou lui échapper, et lui flanqua un vigoureux coup de pied entre les omoplates pour le faire plonger, tête la première, dans la boue.

Quand il cessa de bouger – était-il mort, assommé ? –, elle se détourna de lui, et s’enfonça dans les marécages, entrant jusqu’à la taille dans l’eau boueuse.