60.
« Du bist mîn, ich bin dindes soit dû gewis sîn. »
(Tu es mien je suis tienne – de cela tu dois être sûr.)
(Chant anonyme du XIIe siècle.)
Autour d’eux, tout avait pris un aspect tourmenté. Les arbres, tordus par les eaux que le ciel déversait, et même la terre, sur laquelle plus d’une fois ils glissèrent, se retrouvant le nez collé dans un mélange de feuilles et de boue. Sales, épuisés, ils firent de leur mieux pour rallier le point où – pensaient-ils – se trouvaient leurs amis, la promesse d’un bon feu, d’une couverture et d’un toit au-dessus de leurs têtes.
Soudain, alors qu’ils estimaient avoir fait environ les deux tiers du chemin, un nouvel éclair fendit la nuit violette, donnant aux arbres des allures de spectres. Çà et là, dans la nuit, des yeux perçaient l’obscurité, apparaissant et disparaissant au gré de battements de paupières. Les animaux, oublieux du rôle que la nature leur avait attribué, avaient cessé de s’entre-pourchasser. Réfugiés dans les branches basses d’un jujubier, sous une racine ou une fougère, ils étaient blottis dans une même crainte, les proies tremblant auprès des prédateurs, les prédateurs auprès des proies.
— Par ici ! s’écria Cassiopée. Je vois de la lumière !
Elle agita le bras en direction d’une tache jaunâtre qui pointait au loin, tel un œil de panthère.
Emmanuel se releva pesamment de la mare où il était tombé, renonça à s’essuyer le visage, et s’avança vers Cassiopée, aussi mouillé qu’un poisson fraîchement péché. Il éternua, une fois, deux fois, et s’approcha de sa belle.
— Tu as les yeux brillants, tu dois avoir de la fièvre…, lui dit-elle sur un ton compatissant. Comment te sens-tu ?
Elle lui prit la main, et y déposa un baiser.
— Auprès de toi ? Forcément en pleine forme, pourquoi ?
Elle ne put s’empêcher de sourire, tandis que dans la jungle se dispersaient les échos de l’orage. Bientôt, il n’y eut plus que la pluie, et par-dessous un mystérieux silence, plus profond que la nuit. Et c’est là, dans la boue et l’obscurité, au milieu des animaux, qu’elle s’offrit à lui.
Ils se dévêtirent lentement, à cause de leurs habits gonflés de pluie. C’était une pluie d’une chaleur intense, presque étouffante. En touchant le sol, elle se muait en nappes de brouillard, dans lesquelles ils plongèrent. Cassiopée souriait, invitant sur son corps nu le corps nu d’Emmanuel, ouvrant les jambes pour l’accueillir en elle.
Elle souriait, heureuse comme jamais. L’homme qui venait en elle, et dont elle sentait le rude poids sur sa poitrine, cet homme qui lui embrassait les seins, la gorge et le visage à pleine bouche, cet homme était le sien – celui pour qui elle était née ; celui pour qui elle avait fait ce long voyage. Ce n’était pas sa tante qu’elle était venue chercher. Ni même les Enfers, ni même son père. C’était…
— Emmanuel !
Le plaisir la saisit de façon si brutale qu’elle cessa de penser, s’abandonnant à son amant et à la terre contre laquelle il la prenait. Ils firent l’amour lentement, passionnément, savourant chaque instant de leur tendre complicité comme si c’était la dernière fois qu’ils s’unissaient.
Puis Emmanuel plaqua ses deux mains dans la boue et s’abattit sur Cassiopée, tel un ange endormi. Elle laissa le plaisir l’envahir, passa la main dans les cheveux de son amant, tout en l’embrassant fougueusement. Elle n’avait nulle envie de bouger, chair et boue, brume et eau. Elle avait l’impression d’avoir enfin trouvé son foyer, sa raison d’être.
— Je pourrais mourir ici, en cet instant, et tout serait parfait, dit-elle à mi-voix, craignant et espérant à la fois qu’Emmanuel l’entende.
Il avala une grande goulée d’air et répondit :
— D’une certaine façon, c’est un peu le cas…
— Je suis morte entre tes bras, entre tes bras je renais.
Il lui sourit à son tour, posa un genou en terre et se releva. Puis, lui tendant la main, il l’aida à se relever et la serra contre lui, du plus fort qu’il put. La tête de Cassiopée lui arrivait au niveau de la poitrine, et il sentait la douce odeur de ses cheveux qu’il ne se lassait pas de caresser. Il eut alors une nouvelle érection, et ils refirent l’amour, dans cet endroit dont ils n’étaient pas sûrs qu’il existe, à ce moment de la journée qui n’était ni le jour ni la nuit.
La pluie cessa brusquement, comme elle était arrivée. Parfois, des paquets d’eau dégringolaient des arbres. Le soleil se remit à briller. Cependant, dans la moiteur où ils marchaient, tout n’était que pénombre – des masses et des masses de branches et de feuilles gardaient le sol dans une obscurité quasi totale. La brume s’épaissit, s’opacifia, si bien qu’ils avançaient à travers des murailles intangibles, comme si un fantôme de jungle avait pris possession de la forêt qu’ils avaient traversée pour aller aux marais.
Les bruits revinrent, et avec eux les mouvements dans la brume. Craquements secs, clapotis de l’eau, hululements d’un animal. Une bête s’enfuit, une autre a été prise. Laquelle a capturé laquelle ?
Emmanuel et Cassiopée avaient remis leurs vêtements trempés. Les pieds enfoncés dans des bottes qui les serraient trop, la taille prise par un ceinturon gonflé d’humidité, ils savaient qu’en cas de danger ils n’auraient guère d’autre possibilité que de se rendre. Emmanuel hésita à abandonner son grand bouclier, mais décida de le conserver. Leurs armes – épées et dagues, sans compter Crucifère – étaient en excellent état. Mais il faudrait, de retour au camp, les nettoyer avec un tissu huilé avant de les renfourner.
Le chemin par lequel ils étaient venus avait été ravalé par la jungle. Et s’ils avaient réussi à s’éloigner du camp pour trouver les Marais de la Mémoire, y retourner serait une autre paire de manches.
Car la tache de lumière que Cassiopée avait vue tout à l’heure avait tout bonnement disparu. Avait-elle seulement existé ? Ils étaient perdus, irrémédiablement perdus. Soudain, ils entendirent un cri, par-delà la cime des arbres. Cassiopée eut un sourire, et Emmanuel songea tout à coup qu’elle n’avait jamais paru inquiète. Lui s’en était remis à sa Dame et à Dieu ; elle comptait sur son faucon pour les guider vers le campement. Le temps de l’orage, l’oiselle s’était réfugiée sur la cime d’un arbre. L’ondée passée, elle avait regagné ses cieux adorés.
— Je suis là, cria Cassiopée en se tournant vers le ciel, les mains en porte-voix.
Un nouveau cri lui répondit.
— Conduis-nous au rivage, s’il te plaît !
Silence suivi d’un cri, à main droite.
— Par ici, dit Cassiopée à Emmanuel en lui indiquant sa dextre.
Emmanuel eut un soupir de soulagement. Il ne se voyait pas terminer sa vie dans la jungle, vieillissant dans un arbre avec pour toutes compagnes Cassiopée et une vieille guenon. C’était un homme courageux, puissant, pareil au lion – qui ne supportait pas d’être enfermé dans une cage, fût-elle végétale. L’amour, en revanche, était un lien qu’il acceptait. Dans son cœur, Cassiopée avait remplacé la sainte patronne de son ordre. Loin de le vivre comme un drame, Emmanuel était persuadé que la Vierge Marie l’approuvait et, même, avait béni leur union. Sa Dame était une mère bienveillante, heureuse que ses enfants se soient enfin trouvés.
Ils marchèrent pendant des heures et des heures, dans des parfums de fleurs suaves, de terre et d’arbres pourrissants. Eux-mêmes étaient couverts – au niveau des jointures et du cou – de plaques écarlates, qu’ils grattaient sans éteindre le feu qui les démangeait. Enfin, l’oiselle poussa deux petits cris – signalant un danger.
— Arrête-toi ! ordonna Cassiopée.
Emmanuel obéit, et tendit l’oreille.
Tous les sens aux aguets, il essaya de faire le tri parmi les sons qu’il entendait : brise dans les branches d’un arbre, pas feutrés de félins, famille de singes bondissant d’une cime à l’autre, coassements de batraciens. D’étranges ménestrels jouaient pour Emmanuel et Cassiopée une mélopée faite de sons inédits, interprétant la partition d’une nature inhospitalière.
Emmanuel redoutait de tomber dans une embuscade – et si l’oiselle avait dit qu’il y avait du danger, c’est qu’il y en avait. S’accroupissant dans un filet de brume, il regarda droit devant lui, plissant les yeux, s’efforçant d’y voir à travers la muraille des arbres. Une odeur… Une odeur lui parvint aux narines. Cela sentait le bois brûlé… Soudain inquiet, il se releva, prêt à emmener Cassiopée à l’abri, loin de l’incendie qui… Mais non. Il se ressaisit, et échangea un regard avec Cassiopée. Elle aussi avait senti. Cela sentait le brûlé, oui.
— Le camp, dit-elle.
— Ils ont été attaqués !
Leur réaction fut la même : ils se précipitèrent en direction de l’odeur de brûlé, dégainant leur épée, passant – pour Emmanuel – le bouclier au bras.
Ils débouchèrent de la forêt, et prirent en un coup d’œil la mesure du drame qui s’était déroulé en leur absence. Deux soldats habillés de vert firent les frais de leur fureur. Ils reçurent chacun un coup d’épée, qui les envoya en Enfer.
Puis, s’orientant rapidement, Emmanuel et Cassiopée repérèrent la palissade de bois du fortin de Kunar Sell. Elle gisait, calcinée, au fond d’une fosse à moitié recouverte de sable et de corps… Cherchant des yeux qui attaquer, Emmanuel et Cassiopée se placèrent dos à dos, ne sachant d’où les prochains coups viendraient : de la plage ou de la forêt ?
Au son d’un olifant qu’Emmanuel reconnut en frémissant – « c’est lui ! Mon assassin ! » –, des soldats verts surgirent à leur tour des sous-bois. Les uns brandissaient une lance, les autres une arbalète ou une épée. Tous arboraient un air farouche et déterminé.
— Je reconnais ce son, dit Emmanuel à Cassiopée. Je ne l’ai d’ailleurs jamais oublié. Il hante mes nuits depuis que je me suis réveillé à l’oasis des Moniales. Ce mugissement, c’est celui de la mort de mes frères, et celui de ma chute !
— C’est le cor de Simon, ajouta Cassiopée tristement.
— Maudit soit-il, murmura Emmanuel.
Une poignée de soldats verts s’approcha d’eux, couverts par des arbalétriers restés à l’orée de la forêt.
— Vous n’aurez pas ma mort ! s’écria Emmanuel en assurant sa prise autour des énarmes de son bouclier.
— Ni la mienne, ajouta Cassiopée en serrant Crucifère, dont la lame se mit à luire…
Quelques carreaux volèrent, mal ajustés – et se perdirent au-dessus de la mer. Sans doute n’avaient-ils pas été tirés pour tuer, mais pour intimider. Rageusement, Emmanuel s’approcha d’un premier soldat vert, dont il dévia la lance avec son bouclier avant de lui enfoncer son épée dans l’estomac. Le soldat s’effondra sur le sol en gémissant, tandis qu’un de ses frères était aux prises avec Cassiopée – qui le décapita.
— Simon ! s’écria Emmanuel. Es-tu donc une hyène pour envoyer ces enfants se battre à ta place ?
— Ils sont plus vieux que moi quand je t’ai combattu, répondit Simon en sortant de la forêt avec une ourse formidable, à la gueule écumante.
— Te voilà donc…
Simon se contenta de sourire et demanda :
— Quand donc mourras-tu ?
— Après toi !
Nouvelle passe d’armes, durant laquelle Emmanuel et Cassiopée blessèrent ou tuèrent plusieurs soldats verts, sans que les arbalétriers puissent rien faire – de crainte d’atteindre leurs frères. Emmanuel se jeta sur Simon, tandis que Cassiopée était attaquée par l’ourse, qu’elle se rappelait avoir entraperçue à Acre. La bête se dressa sur ses pattes arrière en grognant et s’avança vers elle en montrant les crocs. Des coups furent esquivés ou parés, aucun ne porta, mais dans l’air embrumé de cette fin d’après-midi, les épées étincelèrent, furieuses.
Farouchement, Simon tenait tête à Emmanuel – autrement plus expérimenté que lui. Mais alors que les soldats verts observaient les combattants sans oser pénétrer ce maillage de griffes et d’acier, il fut touché à la joue gauche.
— À la bonne heure ! s’écria Emmanuel, heureux de pouvoir prendre sa revanche sur ce démon au cor maudit.
— Ne te réjouis pas trop vite, grinça alors une voix sortie des sous-bois.
Le combat ralentit. Emmanuel et Cassiopée firent deux pas vers le rivage, et virent venir vers eux celui que tous surnommaient le Chevalier Vert. Il était accompagné de son mystérieux acolyte, le nain Billis, un montreur d’ours à la tête ornée d’un bonnet à clochettes. C’est lui qui avait parlé. Dans sa main droite, la tête de Rufinus. Dans la gauche, un stylet à la pointe aussi effilée que la colère d’une femme. Les yeux de Rufinus brillaient de terreur. Il caqueta :
— Rendez-vous, par pitiééé ! ! !
— Rufinus, demanda Cassiopée, que t’est-il arrivé ?
— Je n’ai pas eu le choiiix !
— On a toujours le choix, dit Emmanuel.
Et il laissa tomber son arme à ses pieds, enjoignant à Cassiopée de l’imiter en lui montrant le stylet que le nain avait commencé d’enfoncer sous l’œil droit de Rufinus. Cassiopée hésita. Elle regarda Crucifère, plus luisante que jamais. Puis elle se tourna vers Simon :
— Tu vois cette arme. Tu sais ce que son éclat signifie ?
— Oui. Qu’un démon rôde dans les parages.
— Ce démon, dit froidement Cassiopée, c’est toi.
Simon cacha mal un frisson.
— Cela reste à prouver.
Mais il savait qu’elle avait raison.
— C’est tout prouvé, continua Cassiopée en approchant la froide lame bleue du visage de Simon.
La lame étincela de plus belle, arrachant des éclats bleutés aux yeux de Simon, qui semblait fasciné – tel le cobra face à la mangouste. Puis il se ressaisit et déclara :
— Lâche ton arme. Ou Billis tue Rufinus, et je tue Emmanuel.
Il s’approcha alors de l’Hospitalier qui venait de le défigurer, et se demanda quel sort il allait lui réserver. Oh, comme il avait attendu cet instant ! Comme il l’avait espéré ! Et comme il l’avait payé cher… Mais le Chevalier Vert leva la main.
— Arrêtez ! s’écria le nain.
Une demi-douzaine d’arbalètes et de lances se pointèrent en direction de Cassiopée.
— Qu’espérez-vous ? Tuer Simon puis mourir ?
— Non, répondit Cassiopée. Seulement le ramener à la raison…
Elle fixa son regard sur Simon, et put lire dans ses yeux toute la rage, toute la folie qui le hantaient, tous les espoirs qu’il avait fondés sur son impossible amour avec elle.
— Tu étais mon ami, dit Cassiopée.
— Moi je t’aimais. Tu aurais pu rester libre d’aimer qui tu voulais.
— Alors sois content, car je suis libre et j’aime. Mais ce n’est pas toi.
— Je sais qui c’est, et je m’en vais lui…
Il s’apprêta à frapper Emmanuel, mais celui-ci roula dans le sable et récupéra son épée. Les lames s’entrechoquèrent, métal contre métal, crachant des étincelles.
— Arrête ! s’écria Billis. Ta maîtresse te l’ordonne !
Simon leva les yeux et vit le Chevalier Vert s’avancer vers lui, cape flottant au vent. D’un geste brusque, le Chevalier Vert lui asséna une gifle qui l’aurait assommé s’il avait été plus frêle. Mais Simon, bien que sonné, ne s’évanouit pas. Il serra les dents, et murmura :
— J’implore votre pardon…
— Et dire que tu parlais de liberté, murmura Cassiopée.
— Donne-lui ton arme, dit Emmanuel à Cassiopée.
Elle hésita. La main du Chevalier Vert se tendait à présent sous ses yeux, en quête d’une offrande dont bien des saints étaient indignes. Car cette épée était l’épée des rois de Jérusalem, auxquels il faudrait bien qu’elle revienne un jour. Mais, pour Cassiopée, c’était surtout la seule chose que lui avait donnée Morgennes. Tout ce qui lui restait de son père. Cela, et quelques rares et précieux souvenirs – comme le petit tableau de son grand-père et la draconite, que lui avait confiés sa mère. Cette pierre, elle le savait, était son seul moyen d’avoir des enfants. Si Emmanuel n’y voyait pas d’inconvénient…
Mais elle hésitait toujours. Où donc étaient la pierre et le tableau ? Dans sa besace. Où était Crucifère ? Dans sa main droite. Où donc était son intérêt ?
Croisant une nouvelle fois le regard d’Emmanuel, elle décida de s’en remettre au choix qu’il avait fait. Elle donna Crucifère au mystérieux Chevalier Vert et, comme morte s’effondra dans les bras d’Emmanuel. En même temps que l’épée, elle venait de perdre une seconde fois son père.
La nuit était tombée.
Emmanuel et Cassiopée, sans armes ni armures, croupissaient dans une fosse, en compagnie de trois marins.
— Où sont les autres ? demanda Cassiopée au plus âgé d’entre eux, un marin à la barbe fournie.
— Hélas, répondit-il, ils sont morts…
Cassiopée le regarda, une expression de terreur dans les yeux.
— Nous avons été pris par surprise, poursuivit le marin. L’orage semblait du côté de l’ennemi, si bien que je suis presque certain que ce n’était pas un orage naturel. Des éclairs se sont abattus sur nos défenses, faisant voler la palissade en éclats, tuant la plupart d’entre nous. Nous venions à peine de reculer dans la forêt, pour y panser nos plaies, que l’ennemi nous encercla. Où avait-il débarqué ? Probablement des deux côtés de la plage. Certains jaillirent même des arbres. Des fous furieux.
— Des soldats verts tombant des arbres ?
Un second marin, beau jeune homme aux cheveux bouclés, secoua la tête :
— Non, pas des soldats verts. Eux, ils marchaient vers nous, épée et bouclier au poing. Ceux qui se laissaient choir des arbres ressemblaient à des croisements de démons et de singes. C’étaient des fous, des hommes habillés de telle sorte qu’ils se confondaient avec la jungle. Ils poussaient des cris hideux et surgissaient de partout à la fois, la bave aux lèvres. Ils n’étaient point nombreux, peut-être à peine une demi-douzaine. Pourtant, ce furent eux qui firent le plus de victimes dans nos rangs.
— Des Assassins, commenta Emmanuel. J’ai déjà eu affaire à eux, autrefois. Ce sont des bêtes sans foi ni loi, qui ne redoutent rien…
— Hélas, dit Cassiopée, je crains au contraire qu’ils n’aient que trop de foi et de lois, et que ce soit même ce qui les pousse à agir ainsi.
— À l’arrivée des soldats verts, poursuivit le marin, nous étions déjà hors de combat, et Kunar Sell s’était enfui.
— Enfui ?
— Oui. Abandonnant sa lourde hache derrière lui.
— Je n’aurais jamais cru ça de lui, murmura Cassiopée.
Le silence suivit ce sinistre constat, puis Cassiopée demanda encore :
— Et Rufinus ? Pourquoi n’est-il pas ici ? Avec nous ?
Le jeune marin se prit la tête entre les mains, et marmonna :
— Je l’ignore.
Mais le troisième marin, au corps couvert de plaies sanguinolentes et étendu contre la paroi de la fosse, se releva sur un coude et souffla :
— Il nous a trahis !
— Tais-toi, ordonna Cassiopée. Je connais Rufinus. Il est peut-être lâche, mais ce n’est pas un traître…
Au moment même où elle disait cela, elle se rappela ce qui s’était produit au Krak des Chevaliers, trois ans plus tôt, lorsqu’ils avaient été manipulés par les Assassins, Rufinus et elle. Contre leur volonté, ils avaient été contraints d’assassiner l’une des plus belles âmes qu’ait jamais portées la Terre sainte : le comte Raymond de Tripoli. Quel sortilège, quelle menace avaient pu amener Rufinus à trahir – si tel était le cas ? Qu’est-ce qui avait pu l’amener à basculer du côté de Simon, qui avait cherché à le tuer ? Qui ? Quoi ?
C’est alors qu’une échelle fut descendue jusqu’au fond de la fosse, dans un bruit de grelots, et qu’une voix grinça :
— Que Cassiopée monte, et seulement elle !
Ils levèrent les yeux et virent Billis, une torche à la main, regarder dans leur direction. Le serviteur du Chevalier Vert se passa une langue verdâtre sur ses lèvres épaisses, et ajouta :
— Et plus vite que ça !