44.

« La méchanceté, la honte ou la paresse ne peuvent connaître de déchéance, mais c’est le lot des valeureux que de tomber. »

(CHRÉTIEN DF. TROYES,

Perceval ou le Conte du Graal.)

« Ceux qui n’ont pas voulu de moi s’en mordront les doigts », pensa Simon. « Comme aux temps valeureux des Templiers blancs, je m’associe aux Assassins. Sauf qu’aujourd’hui je n’ai plus mes anciens compagnons. Renaud de Châtillon est mort. Wash el-Rafid aussi… Qu’à cela ne tienne : je fonderai un nouvel ordre ! Les Chevaliers de Simon ! »

Devant lui, l’Assassin avançait, guidant ses pas, l’avertissant :

— Prends garde à ne pas marcher au milieu du souterrain, des pièges y sont posés. Contente-toi de longer le mur de droite…

— Pas celui de gauche ?

— Question stupide, le tança l’Assassin. Je ne répondrai pas.

Simon se contint pour ne pas le frapper. Les Assassins n’étaient pas ses alliés. Non. Mais ils pouvaient lui être utiles. À lui de trouver comment les utiliser.

Ils progressèrent dans des corridors suintant d’humidité, où grouillaient de grosses blattes noires. Des taches verdâtres s’étendaient sur les murs, comme des plaques de gale. Par endroits, d’étranges échos se répondaient – bruits étouffés de la ville, choses tombant dans l’eau, couinements de rats, « plie » et « ploc » divers.

— Où m’emmènes-tu ? demanda Simon.

— Loin d’ici, en sécurité.

— Pourquoi fais-tu ça ?

— Parce que mon maître l’a ordonné.

— Rachideddin Sinan ?

L’Assassin ne répondit pas.

Ils marchèrent un certain temps dans une galerie éclairée par de rares soupiraux qui lui donnaient un aspect de cachot. Des racines pendaient du plafond. Certaines étaient si longues et si rapprochées les unes des autres qu’elles formaient d’épais rideaux, que l’Assassin écartait de la main. Enfin, ils débouchèrent dans une pièce ronde où grondaient des cours d’eau.

— C’est là que convergent les sept fleuves de Damas, expliqua l’Assassin. Nous sommes au cœur de la ville, en son âme même…

Puis, s’agenouillant sur une grille métallique au-dessous de laquelle bouillonnaient les eaux usées de la ville, il ordonna à Simon de l’imiter :

— Prosterne-toi !

Simon hésita à obéir à cet Infidèle. Mais une force inconnue lui fit ployer les genoux, malgré lui. Là, dans la brume au-dessus des flots, une forme commençait d’apparaître. Simon cligna des yeux, cherchant à mieux la distinguer malgré l’absence de lumière… « Papa ? » demanda-t-il en croyant reconnaître les traits de son père. Mais l’image changea, s’effaça. Il n’y avait plus rien. C’était probablement son imagination, qui s’amusait à lui faire voir des objets dans la vapeur d’eau, comme on en voit parfois dans les nuages…

— À genoux ! répéta l’Assassin.

Cette fois, Simon consentit à s’agenouiller. Plaçant les mains bien à plat sur la grille, il murmura :

— J’obéis.

La forme dans la brume changea de consistance, passant du blanc au rouge incandescent. Les fleuves eux-mêmes ne semblaient plus constitués d’eau, mais de lave. La chaleur augmenta. Simon se mit à suer à grosses gouttes, comme dans une fournaise. Le feu ronflait doucement, grondant et palpitant tel un cœur de bête sauvage.

« L’âme du mal, se dit Simon. Et le cœur de Damas… »

Il comprenait que, malgré leurs efforts, les Damascènes ne pourraient jamais se débarrasser de ces flammes. Le feu les gangrenait. La ville n’était qu’une plaie, un furoncle. Les parfums des magnifiques roses qui fleurissaient en ses jardins masquaient difficilement l’Enfer qui la rongeait. Damas était le mal, un mal immense, profond, au-dessus duquel les Damascènes vaquaient, telles des fourmis sur un corps putréfié.

— Crucifère ! siffla une voix étrange.

Simon releva la tête et regarda dans les flammes. Mais y avait-il vraiment des flammes ? Ou bien se trouvaient-elles dans ses yeux, embrasant tout ce sur quoi son regard tombait ? En vérité, oui. C’était cela. Il n’y avait d’autres flammes que celles qui brûlaient en lui, et qui lui faisaient porter sur toute chose un regard embrasé.

— Crucifère ! crépita de nouveau la voix.

C’était la même que celle qui s’était adressée à lui dans le Val Ténébreux.

— Sohrawardi, murmura Simon. Est-ce vous ?

— Je suis celui que tu as appelé ! s’enflamma la voix.

— Quand ? Où ?

— Au Krak des Chevaliers. Aurais-tu déjà oublié ?

— Non.

— Apporte-moi Crucifère, siffla la voix. Et je te promets qu’en échange Morgennes sera sauvé, et Cassiopée heureuse.

— Et si je veux qu’Emmanuel meure dans d’atroces souffrances ?

— N’est-ce pas incompatible avec le bonheur de Cassiopée ? Mais enfin, si c’est là ce que tu souhaites… Donne-moi Crucifère, et nous en parlerons.

— Où ? Quand ? D’ailleurs, je croyais que vous étiez mort.

— Le feu ne meurt jamais, crépita la voix.

— Pourtant…

— Il suffit d’une braise. Peu importe le lieu. Le feu, c’est la résurrection. Le feu, c’est la vie !

— Bien sûr, approuva-t-il.

Simon eut soudain l’impression que la température avait augmenté. Il suait à grosses gouttes, des perles de sueur qui venaient se perdre dans ses sourcils, dans ses yeux.

— Quant à toi, poursuivit la voix dans les flammes en s’adressant à l’Assassin, voici ta récompense, pour m’avoir amené ce jeune homme.

Sous l’Assassin, la grille métallique se mit à rougir. Très vite, une odeur de cochon brûlé emplit l’air, tandis que l’Assassin gémissait, poussait des hurlements de douleur, d’atroce souffrance. Simon le regardait se métamorphoser en un paquet de chairs informes, mélange de viande calcinée et de vêtements brûlés. La puanteur était si suffocante que Simon en avait la nausée. Enfin, avant de s’effondrer sur la grille incandescente, une fente obscène s’ouvrit tel un sourire au beau milieu de son visage carbonisé.

— Et toi aussi tu souriras, firent les flammes en s’adressant à Simon.

Le jeune Templier releva les yeux, et demanda sur un ton aussi ferme que possible :

— Maintenant qu’il n’est plus là pour me guider, où dois-je aller ?

L’un des sept corridors partant de la petite salle circulaire s’embrasa subitement. Simon eut un sursaut, de crainte que les flammes ne lui soient destinées. Mais elles ne le brûlèrent pas – se contentant de lui montrer la voie. D’ailleurs, il y apercevait des rats à la moustache frétillante en train de fouiller dans des détritus.

— Le feu que tu n’as pas allumé ne te brûlera pas, continua la voix dans les flammes.

Simon se releva, et s’avança dans le corridor embrasé.