24.

« Il y avait avec moi des djinns qui étaient à mon service. »

(SOHRAWARDI,

L’Exil occidental.)

De nouveau, Simon eut la vision d’une tempête de feu s’abattant sur le désert. Des flammes tombaient du ciel. Le sol rougeoyait ; l’air vibrait comme la peau d’un tambour.

— Quelle souffrance ! Quelle souffrance terrible ! Ici, des gens sont morts brûlés vifs…

Cassiopée regarda autour d’elle. Par endroits, sous le désert, se devinaient d’immenses plaques de sable vitrifié. On aurait dit une mer transformée en verre, une mer aux arêtes acérées, tranchantes, coupantes – une mer devenue le tombeau de ses habitants.

— Nous sommes dans un cimetière, commenta-t-elle amèrement.

Et le vent continuait de souffler sur le sable, couvrant et découvrant quantité de cadavres figés dans d’affreuses expressions de douleur, des corps calcinés ballottés par les flots d’une mer indifférente. Soudain, le vent découvrit un homme au bras tendu vers un cheval. Sa main émergeait du linceul funèbre, ne tenant plus à son corps que par un lambeau déchiré, d’une rougeur terrifiante. Elle était à demi fermée, crispée, comme pour une ultime tentative d’échapper à la mort. En face d’elle, les dents du cheval parodiaient un sourire, rictus abominable qui donna la nausée à Cassiopée.

— Mais qui est enterré ici ? demanda Simon.

— Serait-ce, interrogea Rufinus, l’antiiique armée de Cambyyyse ?

— Cambyse est mort en Éthiopie, précisa Cassiopée. Ce ne sont donc pas ses hommes. Par ailleurs, ces morts me paraissent récents.

Elle ferma les yeux, et sentit une immense souffrance autour d’elle. Des hommes avaient dressé la tente ici, puis un ciel de feu s’était abattu sur eux. Et il n’y avait plus eu que le vide, un vide immense et douloureux. Ce qu’elle éprouvait était si vif qu’elle porta sa main à la bouche. Du sang ! Une minuscule écharde de verre venait de lui couper la lèvre.

— Il ne faut pas rester ici !

Elle se redressa, et courut voir leurs montures. Sur leurs jambes et leur poitrail, de nombreuses entailles témoignaient de leurs blessures.

— Le vent charrie du verre en plus du sable ! Il faut protéger nos montures !

Simon étendit leurs couvertures sur leurs juments, les recouvrant du mieux qu’il put.

— Que le Diable…, commença-t-il.

Mais il n’acheva pas sa phrase.

Brusquement, ce fut la nuit. Ils ne l’avaient pas vue arriver. Dans le désert, les transitions étaient plus violentes qu’ailleurs.

— Que faisons-nous ? demanda Simon.

Cassiopée se passa la main sur les lèvres – ses lèvres sèches, soudées par la chaleur. « Brûlure ! Brûlure ! » songea-t-elle. Tout danger était-il écarté ? Des gens – des Muhalliq ? – étaient venus par ici, et puis le feu était tombé, comme une pluie incandescente. Ils avaient connu une agonie rapide mais douloureuse, et puis plus rien. Qu’une cage de verre, où leurs cris s’arrêtaient.

— Quelle horreur ! dit-elle.

— Il faut partir, dit Simon. Demande à ton faucon de nous guider !

Cassiopée leva les yeux vers le ciel étoilé, et distingua Galline. Elle volait au-dessus des dunes, qu’une vapeur noire parcourait – telle la main d’un semeur diabolique y larguant de la mort en cristal. Un océan d’un violet sombre, immense et terrifiant, s’étendait jusqu’à perte de vue. Ils étaient naufragés, perdus dans une mer dont chaque vague était aussi tranchante qu’une épée.

Un froid intense les saisit, et Simon regretta d’avoir placé sa couverture sur sa monture. Il grelottait. Était-ce la fièvre ?

— Dirigeons-nous vers ces étoiles, dit Cassiopée en tendant le doigt vers une myriade d’étoiles scintillant juste au-dessus de la ligne d’horizon vers laquelle volait l’oiselle.

Avec leurs lumières chaudes, elles lui semblaient plus réconfortantes que les autres, qui scintillaient d’un froid éclat au-dessus de leurs têtes.

Par curiosité, elle dégaina Crucifère. Mais l’épée ne brillait pas.

— Très bien, dit Simon.

Tenant leurs juments par la bride, les mains et le visage emmitouflés dans des bouts de tissu, ils marchèrent vers ces étranges étoiles qui luisaient parmi les dunes. Le désert craquait sous leurs pas. Ils regardèrent leurs bottes. Elles commençaient à se lacérer, laissant les crocs de verre ensanglanter leurs pieds.

Mais les étoiles s’approchaient. D’ailleurs…

— Ce ne sont pas des étoiles ! s’écria Cassiopée. Ce sont…

— Des feux de camp ! s’exclama Simon.

— Non, pas des feux de camp. Ils viennent dans notre direction.

— Des torches ?

Une nouvelle fois Cassiopée tira Crucifère du fourreau. Simon la regarda faire, légèrement inquiet. Mais l’éclat métallique de l’épée les rassura. Les brillantes lumières qui venaient vers eux ondulaient au gré des dunes. Elles étaient probablement portées par des gens montés sur des chameaux. Des bédouins ?

— Allumons une torche, suggéra Cassiopée.

Simon en sortit une de son sac de selle, l’alluma et la brandit aussi haut que possible. Le feu lui réchauffa la main, et le crépitement de la petite flamme lui arracha un sourire.

— Par ici ! Par ici ! s’écria Cassiopée sans savoir qui elle appelait ainsi.

Dans le lointain, quelques lumières lui répondirent, en oscillant elles aussi.

— Ils nous ont vus. Allons, courage !

Ils continuèrent d’avancer, jusqu’à sortir enfin de la zone maudite. Les craquements de verre et d’os s’étaient tus, et en face d’eux des taches blanches émergeaient de l’obscurité. Une tribu de bédouins. La plupart étaient montés sur des chameaux. D’autres suivaient à pied, en tenant une lance à la pointe dressée vers le ciel. En tête venait un vieillard au visage ridé comme un coing. Cassiopée reconnut son vieil ami le cheik des Muhalliq, Nâyif ibn Adid. Il était apparu presque comme par enchantement, au milieu des lumières. Derrière lui un certain nombre de personnes – impossible de savoir combien – étaient pressées les unes contre les autres. Hommes, femmes, enfants – tous se tenaient sur leur garde, par crainte de l’ennemi. Leurs yeux, enfoncés dans leurs orbites, étaient opaques, vidés de toute substance ; et sur la partie risible de leur peau se lisaient les séquelles de la tempête de flammes et d’échardes de verre qui s’était abattue sur eux.

On aurait dit une tribu de morts vivants.

— Le salut sur vous, dit Cassiopée en s’avançant vers le vieux cheik auprès duquel elle avait si souvent séjourné.

— Sur toi le salut, noble fille du désert, haleta Nâyif ibn Adid en portant la main à son cœur. Peux-tu seulement me dire si c’est à toi ou à ton fantôme que j’ai l’honneur de m’adresser ?

— Par Allah ! C’est bien moi, Cassiopée !

— Alors aide-moi à descendre, fit le vieux cheik en lui tendant la main.

Elle l’aida à descendre de chameau, tandis qu’autour d’eux les Muhalliq faisaient cercle.

— Noble cheik, puis-je vous demander pourquoi vous m’avez demandé si j’étais mon fantôme ?

— Je te dirai pourquoi, ainsi que je l’ai dit à ta mère…

— Ma mère ? s’exclama Cassiopée. Vous l’avez donc vue ? Quand ? Où est-elle allée ?

— Toutes ces questions méritent de s’asseoir autour d’un thé, répondit Nâyif ibn Adid.

Il se tourna vers sa tribu et prononça quelques paroles. Aussitôt, des tentes furent montées dans la nuit, si promptement qu’elles semblaient jaillies des sables.

Le campement prenait vie, comme s’il avait toujours existé.