4.

« Quiconque ne fut pas trouvé écrit dans le livre de vie fut jeté dans l’étang de feu. »

(Apocalypse, XX, 14-15.)

Plusieurs jours s’écoulèrent, durant lesquels un vent glacial, chargé de flocons neigeux, chassa dans la panse de La Stella di Dio tous ceux dont la présence n’était pas nécessaire à la marche du navire. Afin d’éviter Simon, Cassiopée n’avait pas reparu sur le pont depuis leur départ de Marseille, prétextant un impérieux besoin de repos. Elle avait délibérément choisi d’établir ses quartiers dans un minuscule réduit situé sous le château de poupe. Les grincements du navire y résonnaient jour et nuit, et le plafond y était si bas qu’elle s’y tenait généralement allongée, dans un hamac tendu entre deux poutres. À ses pieds, sur un paquet de cordes, Rufinus lisait, une bougie allumée sur la tête.

La chandelle s’était presque entièrement consumée, et la petite flamme commençait à roussir les rares poils que l’ancien évêque d’Acre avait encore sur le crâne.

— Hum, hum, fit-il à l’intention de Cassiopée. Je crooois qu’il me faut un nouuuveau ciiierge.

Cassiopée baissa les yeux vers lui. Depuis qu’un Sarrasin l’avait décapité, à la bataille de Hattin, Rufinus s’était trouvé réduit à l’état d’assisté, forcé de quémander l’aide d’autrui pour se déplacer, ou – comme dans le cas présent – qu’on remplace sa bougie.

— Sans cooompter que la ciiire m’a brûlé les oreeeilles, glapit-il.

Cassiopée tendit la main, et éteignit la flamme entre ses doigts, ce qui plongea le réduit dans l’obscurité.

— Monseigneur est satisfait ?

— Peux-tu tooourner ma paaage, s’il te plaît ?

Cassiopée eut un rire.

— Tu ne vas pas continuer à lire ?

— Si tu m’alluuumes un autre ciiierge, si. Ce que j’ai lu jusqu’à présent m’a beaucoooup plu.

— C’est vrai ?

— Ouiii. C’est empooorté, c’est vivaaant. Les scènes sont originaaales et fort bien décrites. Tu as énormément d’imaginatiooon. Et il y a un sooouffle. On sent que tu l’aimes vraiment, ton personnaaage.

— Perceval.

— Moooi, je dirais Morgeeennes.

Silence.

Cassiopée ne répondit rien. Mais Rufinus avait raison : pour elle, Morgennes et Perceval ne faisaient qu’un. Car Perceval avait été inspiré par Morgennes, dont Chrétien de Troyes avait été l’ami, bien des années auparavant. Aujourd’hui, Chrétien de Troyes était mort. Il avait rendu l’âme sans avoir eu le temps d’achever son Perceval ou le Conte du Graal. Et Morgennes était mort lui aussi. Souvent, Cassiopée se demandait comment poursuivre l’œuvre d’un tel conteur, et quelle fin donner à celui qu’elle rêvait de sauver des Enfers : son propre père.

Elle poussa un soupir, et finit par avouer :

— J’ai parfois l’impression que je suis comme mon père, comme Perceval. En quête de l’impossible, d’un Graal inaccessible.

— Ton pèèère a bien retrouvé la Vraie Croooix, qu’on disait à jamais perduuue.

— Ce qui ne l’a pas empêché de finir en Enfer ! Mais après tout, c’était peut-être écrit. « Tu retrouveras la Vraie Croix. Puis tu iras en Enfer. »

— Alooors, qui sait s’il n’est pas égaaalement écrit quelque paaart : « Tu iras en Eeenfer. Puis tu retrouveras ton Pèèère. »

— Si ça n’est pas écrit, compte sur moi pour le faire ! dit-elle avec un sourire avant de fermer les yeux.

Faisant le vide en elle, elle se concentra sur ce qui l’attendait. D’abord le Vatican. Puis Tyr et Jérusalem. Et enfin l’inconnu. Où se trouvait l’Enfer ? Qui pourrait le lui dire ? Un sentiment d’angoisse l’étreignit. Elle se sentait tellement seule. Heureusement que Simon était là.

— Pourquoooi veux-tu sauver Mooorgennes ? demanda subitement Rufinus.

— Comment ? s’écria-t-elle. Tu me demandes pourquoi je veux sauver mon père ? Mais parce que c’est mon père, justement !

— Et alooors ? Je connais bien des persooonnes qui n’ont aucuuune envie de sauver leur pèèère, et je ne paaarle pas que pour moooi…

— Leur père n’est pas Morgennes.

Rufinus se tut. À vrai dire, il ne la comprenait que trop. Ce qu’il comprenait, surtout, c’est que Cassiopée – comme Morgennes – ne supportait pas l’injustice. Or il y avait quelque chose de profondément injuste à finir en Enfer après avoir rapporté à la chrétienté sa relique la plus précieuse.

— Je compreeends, murmura-t-il. Je compreeends.

Celui qu’il ne comprenait pas, en revanche, celui contre lequel il avait lui aussi envie de se révolter, c’était Dieu. Alors quoi ? Un homme renonçait à ce qu’il avait de plus cher – son âme, l’estime des siens, l’amour de sa femme – pour se mettre en quête d’un simple bout de bois auquel il ne croyait peut-être pas ; il affrontait de terribles épreuves, il triomphait de tous les obstacles, et Dieu le punissait ? Non seulement Dieu, mais Rome et les moines chevaliers ! C’était plus qu’une injustice – c’était la preuve que le monde ne tournait pas rond, que la Création était pervertie.

Ils n’étaient qu’une poignée d’hommes à avoir cru en Morgennes – à croire encore en lui. Pour un peu, Rufinus en aurait pleuré. Alors, songeant au manuscrit qu’il avait lu, il dit à Cassiopée :

— Je t’accompaaagnerai. Partout où tu iraaas j’irai, quel qu’en soit le priiix…

Sa voix lancinante se perdit dans le bruit des vagues, ponctué des craquements de la coque et des appels de l’équipage.

Parmi ces cris, ils crurent entendre : « Roma ! »

Des pas dévalèrent le petit escalier qui menait au réduit. Un fin rai de lumière apparut sur le plancher. Puis on frappa à leur porte.

— Entrez, dit Cassiopée.

Simon fit son apparition, une lanterne à la main. Il avait l’air gêné.

— Pardon de vous déranger, murmura-t-il, mais nous arrivons à Rome…

— Merci de nous prévenir, dit-elle en baissant les yeux. Peux-tu nous prêter un peu de ta lumière ?

Il lui tendit sa lanterne. Elle l’approcha des parchemins sur lesquels elle avait commencé d’écrire sa Suite et fin de Perceval, et tourna la page que Rufinus venait de lire. Une feuille apparut, aussi vierge que Marie au moment de recevoir Dieu.

— Et voilà, dit-elle.

— C’est tooout ? s’offusqua Rufinus.

— Pour le moment, oui, ajouta-t-elle d’un air désolé.

— Oooh…

— Tu pourras toujours lire les nombreuses Suite et fin que les Manessier, Gerbert de Montreuil et autres continuateurs de Chrétien de Troyes ont entrepris de donner à l’œuvre de mon parrain.

— Mais c’est la tiiienne qui m’intéresse ! Pour moi, il n’y a qu’elle qui vaaaille.

— En ce cas, il te faudra attendre.

— Attendre quoooi ?

— Que j’aie sauvé mon père.