59.

« La Géhenne sera sûrement pour eux tous leurs rendez-vous. »

(Coran, XV, 43.)

Ils quittèrent la falaise sous un ciel couleur d’ecchymose, se hâtant de regagner le camp que leurs camarades avaient passé la matinée à fortifier. Des arbres avaient été abattus, et leurs troncs élagués, pour fournir un fortin aux marins. Entre la plage et la forêt, une fosse au fond serti d’épais rondins taillés en pointe constituait une première ligne de défense. On aurait dit un jeune lion à la crinière naissante, montrant les dents pour effrayer les hyènes. Une troupe aguerrie n’aurait aucun mal à en venir à bout, mais face à des marins, ses défenseurs pouvaient espérer tenir un jour ou deux.

— Je vois que vous n’avez pas perdu votre temps, fit Emmanuel, admiratif, en s’adressant à Rufinus. Vous avez même débarqué les deux caisses d’armures des Crevisses.

— C’est Kunar Seeell qui a tooout fait, répondit Rufinus en louchant du côté du Danois.

Celui-ci venait de donner un puissant coup de hache dans un palmier, qu’il termina d’abattre avec un vigoureux coup de pied. L’arbre, aux palmes d’un vert éclatant, tomba sur la plage, dans un formidable craquement.

— Encore une douzaine, gronda le Danois, et nous aurons un toit. À en juger par ce qui se prépare là-bas, fit-il en désignant les gros nuages noirs qui s’avançaient sur l’océan, nous en aurons besoin…

— Je vais vous aider, fit Emmanuel en s’approchant pour couper les palmes. Même si la pluie n’est pas ce qui m’effraie le plus.

Kunar Sell jeta un regard interrogateur à Emmanuel, qui lui expliqua :

— Nos poursuivants n’ont pas mordu à l’hameçon.

— Ils se sont arrêtés à peu près là où nous avons changé de cap, ajouta Cassiopée.

— Par le Diable ! Comment ont-ils su ?

Ni Emmanuel ni Cassiopée n’avaient de réponse à sa question. Alors, depuis la sorte de pagode où il était perché, Rufinus caqueta :

— Ce sont les djiiinns ! Sohrawardiii est avec eux, le Maître des Djiiinns arrive ! Craignez sa colèèère !

— Rufinus, dit Cassiopée, calme-toi. On te croirait revenu en chaire. Sohrawardi est mort, et tu le sais – comme moi.

Elle faisait allusion au fait que le nécromant avait péri dans l’incendie qui avait précédé la chute de Morgennes et causé la quasi-destruction du puits des Âmes, à Jérusalem.

— Le feu ne meurt paaas ! ajouta Rufinus en ouvrant de grands yeux. En vérité, je vous le diiis : il est revenuuu !

Les marins, auxquels la superstition tenait lieu de seconde nature, blêmirent. Beaucoup n’avaient jamais manié de lame – sauf en rêve, quand il s’agissait d’aller tuer un dragon pour sauver une princesse. Et s’ils savaient se servir d’une rame, très peu avaient eu l’occasion de l’enfoncer dans autre chose que les flots. L’inquiétude, sinon la peur, commença de les prendre.

— Ne craignez rien ! tempêta Kunar Sell en achevant d’étêter son palmier. Je doute qu’il y ait énormément de soldats parmi nos poursuivants. Et je suis sûr qu’aucun d’eux n’est aussi brave, et expérimenté, qu’Emmanuel ou moi.

— Ou moi, ajouta Cassiopée avec un petit sourire.

— Ils n’en ont pas besoooin ! tonna Rufinus. Les djiiinns sont avec eux !

Cassiopée roula des yeux en direction de l’ancien évêque d’Acre, et lui demanda :

— À t’entendre, on dirait que tu souhaites leur victoire.

— Pas du tooout ! Je sais que vous croooyez comprendre ce que vous peeensez que j’ai dit, mais je ne suis pas sûr que vous réalisiiiez que ce que vous avez entenduuu n’est pas ce que je peeense !

Tous se regardèrent, interloqués. Qu’est-ce que c’était que ce charabia ? Alors Cassiopée réagit comme elle avait l’habitude de le faire, autrefois, quand Rufinus lui cassait les oreilles.

— Fort bien. En ce cas, puisque tu retournes à tes anciennes manies, moi aussi.

Elle sortit de son aumônière un foulard, qu’elle noua autour de la bouche de l’évêque. Il fit la grimace, gonfla les joues, écarta les narines et ouvrit de grands yeux. Rien n’y fit. Le foulard resta noué, et le flot de paroles se tarit.

— Voilà une bonne chose, décréta Cassiopée. Quand tu te seras calmé, cligne trois fois des yeux et je te l’enlèverai…

Rufinus ferma les yeux, et ne les rouvrit pas. « Bah, qu’il boude… », songea Cassiopée. « Nous, nous avons à faire… »

— Cela dit, l’évêque n’avait peut-être pas tout à fait tort, souffla Kunar Sell en portant derrière la palissade une brassée de branches. Et si les djinns sont avec eux…

— Nous ne pouvons pas repartir, dit Emmanuel. C’est trop risqué, et notre felouque se ferait aussitôt attaquer, voire couler.

— Je n’ai aucune envie de servir de pâture aux requins, dit Kunar Sell.

— Je n’en ai pas non plus l’intention, dit Cassiopée. Alors voici ce que je vous propose…

Leur plan mis au point, Emmanuel et Cassiopée s’enfoncèrent dans la jungle, tandis que Kunar Sell se préparait à défendre le campement.

— Qu’ils viennent, ils trouveront à qui parler ! avait-il dit en empoignant sa lourde hache.

Puis les défenseurs du petit camp de Bab el-Mandeb avaient salué de la main leurs amis, en leur souhaitant bon courage.

L’air était lourd et gras, empli de substances molles, saturé de moustiques et d’humidité.

— J’étouffe, dit Emmanuel. On n’avance pas…

Cassiopée ne lui répondit pas, mais abattit Crucifère sur une immense toile d’araignée qui lui barrait le passage. Les filaments gluants s’agglutinèrent autour de la lame, et glissèrent à terre. Rien, jamais, n’avait adhéré à Crucifère – dont la lame était si effilée, si tranchante, que même le sang n’y restait pas. D’une certaine façon, l’épée demeurait toujours vierge, comme au sortir de la forge.

— Tu es sûre que c’est par ici ? demanda Emmanuel en écartant de la main une autre toile d’araignée.

— Sûre et certaine.

Elle s’essuya le front avec son gant, y écrasant sans s’en apercevoir une minuscule araignée blanche. Un sang poisseux lui barbouilla le visage, tandis que dans ses cheveux d’autres araignées blanches se mirent à détaler. Emmanuel les aperçut :

— Cassiopée ! Sur ta tête !

— Quoi donc ?

— Des araignées !

Elle planta Crucifère dans le mélange de boue, de mousse et de feuilles mortes qui tapissait le sol, et se passa les mains dans les cheveux afin d’en faire tomber tout ce qui avait pu s’y réfugier. Mille-pattes, scolopendres, petits insectes et bien sûr araignées blanches en dégringolèrent, roulèrent sur sa tunique, et tombèrent à terre, où elle les laissa fuir, paniqués.

— Tu ne les écrases pas ? s’étonna Emmanuel.

— Jamais. Pourquoi ?

— Elles pourraient revenir…

— Elles sont probablement inoffensives.

— Elles, peut-être. Mais leur mère ?

— Eh bien, raison de plus pour ne pas la contrarier, n’est-ce pas ?

Nerveux, Emmanuel rajusta son keffieh, et se demanda s’il n’allait pas mettre son bouclier sur sa tête – plutôt que de le garder sur son dos. Mais il pensa que ce serait là offrir un peu glorieux spectacle à Cassiopée, et décida de n’en rien faire. Il avait la phobie des insectes depuis qu’il était tout petit. Les Sarrasins ne lui faisaient pas peur, mais les sales bestioles – de celles qui vous percent des trous dans la peau à votre insu – le dégoûtaient. Il s’en imaginait couvert, de la tête aux pieds. Elles lui entraient par la bouche, les oreilles et le nez, puis se frayaient de nouveaux orifices en lui forant le crâne. Était-ce d’avoir vu, enfant, le cadavre de son père dévoré par la mort ? Celle-ci avait pris la forme de minuscules chenilles, scarabées, larves, mouches et autres insectes rampants, bourdonnants et mordants, qui lui avaient rongé le corps de l’intérieur. Sa dépouille avait été abandonnée au pied de l’enceinte sud de Jérusalem, du côté de la vallée de Hinnom ; vallée qui servait depuis des temps immémoriaux de décharge à ordures aux Hiérosolomytains. Là, les détritus étaient jetés dans d’immenses brasiers, alimentés en soufre par des esclaves à la peau craquelée, aux poils et aux cheveux roussis. Ils jetaient ce dont les habitants ne voulaient plus, après avoir gardé pour eux ce qui pouvait encore servir. D’ordinaire, ils avaient l’interdiction de brûler les corps, mais il arrivait parfois que la carcasse d’un chien ou d’un chat y débute une nouvelle vie – pour ceux qui croyaient à l’au-delà des chiens et des chats.

Le père d’Emmanuel avait trouvé la mort on ne savait comment – peut-être empoisonné, par on ne savait qui. Sa dépouille avait été cachée dans une charrette à ordures, d’où elle avait roulé quand on en avait déversé le contenu dans la décharge. C’est là que les gardiens de la Géhenne l’avaient découverte. D’abord, ils n’avaient pas su quoi faire. Fallait-il la livrer aux flammes ? L’un des gardiens avait prévenu sa hiérarchie qu’un corps avait été trouvé mêlé aux ordures de la ville. Autrefois, c’étaient des cadavres de la plèbe, des criminels, dont Jérusalem se débarrassait ainsi. Mais, à en juger par ses habits, cet homme appartenait à la noblesse.

Le roi ordonna une enquête, durant laquelle le père d’Emmanuel ne fut pas brûlé – mais laissé à pourrir dans son fossé puant. Il se mit à gonfler, ballonner, se distendre. Sa bouche, d’abord close, s’ouvrit sur un sourire édenté ; d’où sortit une langue violacée, qui gonfla elle aussi avant de disparaître sous une nuée de mouches bleues. Des larves leur succédèrent. Et sous les yeux horrifiés d’Emmanuel – qui entendait bourdonner dans la bouche de son père toutes sortes de conversations endiablées –, le corps, petit à petit, se mit à se décomposer. La puanteur devint vite insoutenable, puis se mêla à celle des ordures. Si bien qu’on ne l’en distingua plus.

Emmanuel, penché sur les murailles de Jérusalem, ne quittait pas des yeux la tache jaune et brun qui avait été son père. Sa mère et lui attendaient les résultats de l’enquête. Ils avaient bon espoir de la voir avancer, afin de pouvoir enterrer leur mari et père dans le cimetière du Saint-Sépulcre. Hélas, chaque fois qu’ils demandaient où en étaient les investigations, on leur disait de patienter. Jusqu’au jour où un garde leur confia, sous le sceau du secret, qu’elles n’aboutiraient probablement jamais : un proche du patriarche du Saint-Sépulcre paraissait impliqué, et on ne voulait pas que ce dernier fût inquiété. Aussi s’efforçait-on d’interroger plutôt dans les faubourgs, à la recherche d’un coupable plus approprié.

La mère d’Emmanuel en perdit la raison, et son fils décida de passer à l’action. Avec quelques amis, il alla nuitamment récupérer le corps de son père, et le jeta dans la Géhenne. Ce n’était pas une tombe, ni même la fosse commune. Mais c’était, se disait-il, ce qu’il y avait de plus efficace pour délivrer son père de sa gangue d’insectes.

À l’évocation de ces pénibles souvenirs, Emmanuel frémit, se demandant s’il n’avait pas plongé son propre père en Enfer – et si oui, comment faire pour l’en sauver. Serrant la poignée de son épée, il rattrapa Cassiopée.

Cassiopée sentit Emmanuel se rapprocher d’elle, puis la dépasser. Il abattait les lianes, les troncs et les toiles d’araignées qui leur bouchaient le passage avec une telle rage qu’elle craignit qu’il n’ait perdu la raison – ou ne soit poursuivi par un démon. N’avait-elle pas lu quelque part qu’une énorme araignée cannibale – la fameuse Reine Blanche des côtes de l’Afrique – habitait cette jungle ? Risquant un coup d’œil derrière elle, elle n’aperçut rien d’autre qu’un long corridor noir, que la végétation se réappropriait déjà.

Enfin, Emmanuel se retourna et lui dit :

— Viens voir !

Ses yeux luisaient sous son keffieh telles deux étoiles, et il tremblait d’excitation.

Cassiopée se précipita, impatiente de découvrir ce qu’il avait vu.

D’abord, elle ne comprit pas. Il n’y avait qu’un immense ravin, un gouffre béant au milieu de la jungle comme une cage thoracique fendue en deux par un géant. Au fond, à plusieurs dizaines de pieds au-dessous d’elle, un fleuve grondait dans un bouillonnement de vapeurs tumultueuses. Enfin, un frêle pont de lianes reliait les rives en oscillant dangereusement. Bien fol – ou brave – qui l’emprunterait.

Ce ne pouvait être ce pont qui avait suscité les cris d’Emmanuel. À moins que… Franchissant du regard l’abîme qui la séparait de l’autre rive, elle vit des arbres – en tout point identiques à ceux que Gargano lui avait décrits. Tordus, convulsés, ils avaient l’aspect d’êtres humains en proie à d’atroces souffrances. Les Marais de la Mémoire…

« C’est là », se dit Cassiopée en baissant les yeux, comme redoutant d’aller les affronter.

Au-dessous d’elle, la colère du fleuve s’accroissait au voisinage d’un édifice impressionnant. Des murs couleur de lune s’élevaient au milieu des flots, comme les dents d’un Titan. Des crêtes d’écume blanchâtres cherchaient à sauter par-dessus, chevaux furieux s’enfuyant de l’enclos. Ici, l’homme et la nature étaient aux prises depuis des années, et la nature était en train de l’emporter. L’eau s’abattait avec la violence d’un millier de béliers contre ce qui n’était après tout qu’un mur, ou une porte : un barrage. Mais aucun barrage n’aurait pu résister éternellement à cet inexorable assaut. Ainsi, les flots – gonflés par une infinité de renforts descendus, triomphants, de l’amont – étaient en passe de détruire cet ouvrage qu’Amaury Ier de Jérusalem avait voulu aussi grandiose que les pyramides dont Saladin l’avait privé.

Vers la fin de son règne, l’ancien souverain de Jérusalem avait envoyé une armée d’architectes, de sapeurs et d’ingénieurs bâtir le plus délirant des édifices dont cervelle humaine avait jamais rêvé : un barrage sur le Nil.

« Impossible ! » lui avaient dit ses ingénieurs et conseillers.

Même Morgennes, qui d’habitude n’aimait rien tant que se mesurer à l’irréalisable, avait paru douter. Mais Amaury en était convaincu : « L’Égypte c’est le Ni-ni-nil, avait-il bégayé. V-v-vaincre le Ni-ni-nil, c’est vaincre Saladin.

— Mais, Majesté… »

Les obséquieux devenaient inquiets. Autrefois, déjà, Amaury avait empli les souterrains de son palais avec toutes sortes d’œufs. Y compris, soi-disant, de dragons. Il prétendait « mettre à l’abri des hommes les univers contenus dans chacun de ces œufs, et mettre au monde quelques dragons » – afin de les domestiquer. Il n’en était résulté qu’une puanteur infernale, qui avait envahi les couloirs du palais pendant plusieurs semaines. On pouvait y péter à loisir, personne ne le remarquait.

Morgennes avait accompagné les ouvriers d’Amaury au plus près de la source du Nil, dans ces contrées dont quasiment personne ne revenait : les Marécages de l’Oubli. Comme leur nom l’indiquait, ceux qui y pénétraient y perdaient la mémoire, s’y établissaient si bien, et si définitivement, qu’ils s’y métamorphosaient en arbres.

Emmanuel et Cassiopée frémirent en voyant l’édifice – haut comme dix fois les plus hauts remparts de Jérusalem – que Morgennes et les architectes d’Amaury avaient tenté d’élever pour dompter les eaux du Nil. Mais comme disent les Égyptiens, « le Nil est un dragon que nul ne peut dompter ».

— C’est donc là, dit finalement Cassiopée en relevant les yeux, pour regarder successivement les restes du barrage, le pont de lianes et les marécages. Là que mon père est venu, là que ma tante réside…

— N’oublie pas que je suis avec toi, lui dit Emmanuel en la prenant par l’épaule. Où que tu ailles j’irai.

À nouveau, cette phrase éveilla chez Cassiopée le souvenir de Simon. Malgré tout, elle serra tendrement la main d’Emmanuel.

— « Du bist mîn, ich bin dindes soit dû gewis sîn. »

— Que dis-tu ?

— C’est une chanson, que j’ai apprise autrefois, avec Chrétien de Troyes. Elle veut dire…

Elle n’eut pas le temps de terminer sa phrase qu’un éclair d’or zébrait le ciel. Le gouffre au fond duquel coulait le Nil s’emplit de mille et un feux, les éblouissant, tandis qu’un brutal coup de tonnerre marquait le début de l’orage. Des trombes d’eau s’abattirent subitement, et le pont de lianes s’agita si violemment qu’il leur parut plus sage de reporter leur traversée.

— Surtout que nous n’avons pas les armures des Crevisses, dit Cassiopée, trempée de la tête aux pieds.

— Rentrons, suggéra Emmanuel.

Ils firent demi-tour, laissant derrière eux un gouffre où le niveau de l’eau montait dangereusement, arrachant au barrage ses ultimes créneaux. Aux craquements des cieux s’ajoutèrent des bris de muraille et d’éruptions liquides : le barrage s’effondrait. S’il avait résisté jusque-là, ce n’était que pour permettre à Cassiopée de témoigner de l’œuvre de son père : le barrage qu’il avait érigé avait bel et bien existé.

Mais le Nil l’avait emporté.