10.

« Il faut chasser et culbuter cette crainte de l’Achéron, qui, pénétrant jusqu’au fond de l’homme, jette le trouble dans la vie, la colore tout entière de la noirceur de la mort. »

(LUCRÈCE, De natura rerum.)

— Où suis-je ? demanda Cassiopée en s’éveillant.

— À bord de La Stella di Dio, lui répondit une voix qu’elle eut du mal à reconnaître.

Ses yeux se firent à la pénombre, et elle finit par distinguer Simon, penché sur elle.

— Tout va bien, dit-il.

Il approcha la main pour la caresser, mais elle tourna la tête. « Sommeil dans un nid de flammes… »

— Que dis-tu ?

— Rien.

Fermant les yeux, elle revit les images qui avaient hanté ses cauchemars. « Vivants et morts tourmentés par les morts, cercles de flammes et puits de feu, couteaux de feu, étincelles, âmes, et tout un paysage en feu, vallées, fleuves, montagnes et forêts, arbres et plantes en feu, maisons dévorées par les flammes, charbons ardents, murs, fosses, monstres cracheurs de feu, colères d’eau bouillonnante, ombres sans sépulture… »

— Il n’a pas été enterré, soupira-t-elle.

— Qui ça ?

— Mon père.

— Prends garde, lui dit-il, à ne pas te transformer en Antigone. N’oublie pas qu’à force de vouloir à tout prix enterrer son frère, elle a fait son malheur et celui des siens.

— Mais moi, de qui fais-je le malheur ?

Simon se pinça les lèvres et décida de changer de sujet.

— Je suis content de voir que tu vas bien. Tu as étonnamment bien récupéré. Il s’en est fallu de peu pour que tu y restes. Si tu ne m’avais pas appelé…

— Alors c’était toi ? J’ai vraiment cru que c’était Taqi !

— Taqi ?

— Sur son cheval, dans le volcan.

— Tu délirais.

Elle ferma les yeux. Oui, c’était évident.

— Tu dois avoir raison.

— Tu as été sévèrement brûlée. Je ne sais même pas comment tu as fait pour t’avancer aussi loin dans le cratère. Cela fait trois semaines que tu divagues. Trois semaines que nous avons quitté Naples. Aussi, quand Chefalitione a proposé d’aller voir l’Etna, où selon lui se trouvait une autre porte des Enfers, je lui ai dit…

— Non.

— Effectivement, j’ai refusé.

— Tu as bien fait.

Il hocha la tête pensivement.

— Je t’ai soignée à l’aide des onguents que nous avait donnés Guillaume de Tyr à l’oasis des Moniales, dit-il en indiquant une série de fioles colorées, dans un coin de la cabine.

— Je savais qu’ils finiraient par servir, dit-elle.

— On peut même dire qu’ils t’ont sauvé la vie.

— Je veux aller à Jérusalem. Je dois trouver le corps de mon père, et l’enterrer. Je dois…

La tête se mit à lui tourner.

— Nous n’aurions jamais dû aller sur le Vésuve, dit Simon. On aurait pu s’y tuer… Tout ça, c’est à cause de Chefalitione, et de ses cartes de malheur ! Ce fut une erreur magistrale. D’ailleurs, on devrait les brûler !

— Elles résistent au feu, dit Cassiopée en souriant. Car, n’oublie pas, elles sont faites pour renseigner les voyageurs des Enfers.

— Vraiment ? J’aimerais bien voir ça…

Cassiopée regarda de droite et de gauche, pour voir où se trouvait la carte que Chefalitione lui avait donnée.

— Si tu cherches ta carte, je l’ai rendue à son propriétaire…, lui apprit Simon.

— Elle aurait pu servir. Il y a neuf portes des Enfers, nous n’en avons essayé qu’une, dit-elle en se redressant sur un coude.

Elle fut traversée par un éclair de douleur – s’efforça de l’ignorer et tendit l’oreille :

— Entends-tu ?

Flots se brisant contre la coque de La Stella di Dio, grincements du navire, cris des marins s’interpellant d’un pont à l’autre. Appel d’un premier oiseau marin. D’un deuxième. Puis d’un troisième.

— Nous approchons de la terre ?

— Oui. Tyr n’est pas loin.

— Je veux la voir. Sortons.

— Tu n’es pas en état.

— Si !

Ils s’entreregardèrent, songeant à toutes les épreuves qu’ils avaient endurées. D’abord le fief des Assassins, puis le château de la Fève. Ensuite une longue traversée du désert, puis l’oasis des Moniales. La découverte de la Vraie Croix, suivie du retour au Krak des Chevaliers. Et enfin, le siège de Jérusalem, avec Saladin. C’était au terme de celui-ci que Morgennes était tombé en Enfer, lors d’un impressionnant combat. Et maintenant, le Vésuve… Le sort les avait fait se rencontrer, mais leurs routes paraissaient devoir se séparer. C’était du moins le sentiment de Cassiopée qui, escortée par Simon, fit son apparition sur le château de proue de La Stella di Dio.

La nef arrivait en vue du port de Tyr, dont les eaux étaient étrangement calmes.

— Trop calmes, commenta Montferrat en caressant sa barbe.

Chefalitione, depuis le château de poupe, donna l’ordre d’amener les voiles.

— Je suis heureux de vous revoir, dit Montferrat à Cassiopée. Comment vous sentez-vous ?

— Bien.

La Stella di Dio ralentit.

Chefalitione descendit les rejoindre, et vint baiser la main de Cassiopée.

— Gente dame, je suis affreusement désolé. S’il avait su à quoi ces cartes serviraient, jamais mon ancêtre Virgile n’aurait commencé à les collectionner. D’ailleurs, j’envisage de vendre ma collection.

— N’en faites surtout rien ! répondit Cassiopée. La prochaine fois que j’explorerai un volcan, j’attendrai qu’il n’y ait pas d’éruption !

Il la salua, bafouilla encore mille excuses, puis retourna auprès du pilote du navire.

Tous avaient les yeux rivés sur la ville, ses rives basses perdues dans la brume, ses blanches murailles, l’étroite entrée de son port que deux tours défendaient. De là où ils étaient, ils n’y distinguaient pas d’embarcations – ce qui ne signifiait nullement qu’il ne s’en trouvait pas.

— La ville a été bâtie de telle sorte qu’on puisse observer la mer depuis l’entrée du port, sans que depuis la mer on puisse voir à l’intérieur. Des musulmans – la peste soit sur eux ! – peuvent fort bien s’y tenir embusqués, précisa le marquis de Montferrat.

— Et nous n’en saurons rien tant que nous n’y aurons pas pénétré, fit remarquer Simon.

— De plus, ajouta Montferrat, l’entrée du port n’a que soixante-dix pieds de large. Ce qui est peu pour manœuvrer. Et l’on peut aisément la fermer d’une chaîne. Si l’ennemi s’est emparé de la ville, nous risquons d’y être pris au piège.

— Tout est si calme, dit Cassiopée. Point de guetteurs sur les murailles, point de soldats faisant la ronde. Que des murailles crénelées, ponctuées de tours et de terrasses.

— Qu’en pensez-vous ? Faut-il ou non s’approcher ?

— Si c’est un piège, ils nous ont vus, dit Simon.

— Si tout va bien, il faut les rassurer, ajouta Cassiopée.

— Nous devons penser à nous !

— On doit penser à eux !

— Du calme, coupa le marquis de Montferrat. Je sais ce qu’il faut faire…

Se tournant vers le mousse, il ordonna :

— Abaisse le drapeau à tête de mort, hisse le bouclier !

Le mousse fila exécuter son ordre. Puis, quand le pavillon à tête de mort fut descendu, un bouclier orné d’une immense croix rouge fut hissé en haut du mât, de façon à signaler que leurs intentions n’étaient point belliqueuses.

— Et si la ville est musulmane, demanda Simon, que ferons-nous ?

Montferrat le regarda, en se frottant la barbe.

— J’ai une idée, dit Cassiopée.

Montferrat lui sourit.

— Vous ai-je dit que j’étais content de vous revoir ?

Elle lui rendit son sourire et tendit le poing vers le ciel. Son oiselle vint s’y poser presque aussitôt. Cassiopée lui parla à l’oreille, tout doucement, lui murmurant des paroles que ni Montferrat ni Simon ne comprirent. Étaient-elles seulement compréhensibles ? Ils n’auraient su le dire. Puis l’oiselle s’envola brusquement, gagnant la partie du ciel à la verticale de la ville.

— Grâce à elle, nous saurons si nous pouvons nous approcher, murmura Cassiopée.

— Les liens qui vous unissent à cette oiselle me surprendront toujours, dit Montferrat en souriant.

— Et moi donc, ajouta Simon sur un ton amer.

« Serais-tu jaloux ? » pensa Cassiopée. Mais elle se garda bien de le lui demander, surtout devant Conrad de Montferrat. Aussi garda-t-elle le silence, se contentant d’observer son oiselle. À l’instar de Noé, qui avait lancé corbeaux et colombes depuis son arche pour savoir si les eaux du Déluge étaient enfin redescendues, l’équipage de La Stella di Dio s’en remettait à un volatile pour savoir si Tyr était ou non entre les mains de l’ennemi.

Car depuis le départ de Montferrat, six mois auparavant, la situation des Francs en Terre sainte s’était grandement détériorée. Aux dernières nouvelles, les chrétiens ne possédaient plus que deux places fortes importantes – Marqab et le Krak des Chevaliers – et une poignée de villes, parmi lesquelles Antioche, Tripoli et Tyr – que le marquis de Montferrat avait pour ainsi dire sauvée. Mais qui pouvait leur assurer qu’en leur absence la Terre sainte tout entière n’était pas devenue musulmane ? Peut-être que Tyr était tombée.

Et avec elle la base d’où pouvait être lancée la contre-offensive qui permettrait de reprendre Jérusalem.

Montferrat se sentait personnellement responsable du sort de Tyr. Quand il s’y était présenté, au beau milieu de l’été 1187, la ville était déjà sur le point de se rendre. Qui sait si elle n’avait pas cédé aux musulmans, dont les troupes la cernaient ?

Égrenant dans sa tête les secondes qui s’étaient écoulées depuis que son oiselle avait pris son essor, Cassiopée guettait le ciel au-dessus de Tyr, et soudain s’écria :

— La voici !

Tous levèrent les yeux, et virent une tache bleue descendre en piqué vers eux.

— Parfait, fit Cassiopée, à demi soulagée. On peut y aller…

— Comment le savez-vous ? demanda Montferrat. L’oiselle n’a même pas crié.

— Pour nous signifier de partir, elle aurait fait un cercle. Or elle vient en piqué, signe qu’il faut se dépêcher…

— Alors hâtons-nous !

Sur le château de poupe du navire, un coup de sifflet retentit. Chefalitione multipliait les ordres :

— Hissez les voiles ! Sortez les rames ! Je vous veux tous à la manœuvre, comme si la mer allait se retirer !

Il n’avait pas achevé sa phrase que l’équipage lui obéissait, unissant tous ses efforts pour gagner celle que le maître de Josias, son prédécesseur sur le trône d’archevêque de la magnifique cité, avait coutume d’appeler « l’illustre métropole de Tyr ».