37.

« Et ma sœur, je la surpris enveloppée dans le châtiment divin ; elle avait séjourné dans la part obscure de la nuit. »

(SOHRAWARDI,

L’Exil occidental.)

Emmanuel et Gargano creusèrent la terre autour de Cassiopée et Simon, en prenant soin de les dégager aussi délicatement que possible de la tombe où les Tartares les avaient enfouis. Par moments, les deux jeunes gens ouvraient les yeux, jetant des regards vides sur leurs sauveurs. Ils semblaient plus morts que vifs, et il fallut à Emmanuel tout le secours de ses talents d’Hospitalier pour ressusciter les parties de leur corps qui avaient commencé de mourir. Massant une jambe ou un bras, obligeant un genou à plier, une main à fermer les doigts, Emmanuel se concentra sur les deux malheureux voyageurs des Enfers que les Tartares avaient voulu faire périr à petit feu – quand Simon avait voulu les incendier.

— Ce jeune hooomme a totalement perdu la têêête, leur expliqua Rufinus. Il a tenté de ficheeer le feu à leur caaamp, et y est en partie arrivééé…

— Pour quelle raison ? demanda Emmanuel.

— Il était persuadé d’être tooombé sur des démooons, parce que la laaame de l’épée de Cassiooopée émettait une luuueur bleue.

— Sa lame luisait ?

Emmanuel prit alors la peine de considérer le fourreau et l’épée que Gargano avait retirés du trou où Cassiopée avait été jetée, et reconnut aussitôt Crucifère.

— Mais c’est l’épée de Morgennes !

— Et maintenant celle de sa fille, ajouta Gargano en montrant Cassiopée.

— Morgennes avait une fille ? s’étonna Emmanuel, en regardant le visage meurtri de la jeune femme, marqué par une trop longue exposition au soleil.

— Vous connaissiez Morgennes ?

— Je le connais autant qu’il me connaît, et nul ne me connaît mieux que lui ! J’ai même été son écuyer…

— C’était également mon ami.

— Le mien aussiii ! ajouta Rufinus en reniflant bruyamment.

— Mais, par la Vierge Marie, pourquoi parlez-vous de lui au passé ? leur demanda Emmanuel, soudain parcouru de tremblements à l’idée qu’il ait pu arriver malheur à celui qu’il avait toujours considéré comme un père de substitution.

Gargano allait lui répondre lorsqu’un râle retentit du côté des rescapés : Cassiopée gémissait pour attirer leur attention.

— Ma filleule ! Elle cherche à nous dire quelque chose, dit Gargano en se précipitant pour lui relever la tête.

Emmanuel colla son oreille contre la bouche de la jeune fille, qui murmura :

— Crucifère…

— Elle est là, répondit Gargano. Entre les mains du beau doux sire Emmanuel.

Cassiopée regarda Emmanuel à travers ses paupières entrouvertes, et l’observa aussi attentivement que possible. À cause de sa fatigue et de l’obscurité, elle crut voir Morgennes, l’épée à la main.

— Papa, souffla-t-elle.

— Elle délire, dit Gargano. Il faut se hâter de l’emmener auprès d’un médecin.

Soudain, Emmanuel s’exclama :

— Une tempête de poussière ! Elle vient vers nous…

— Il faut partir d’ici !

— Mais comment faire ? s’inquiéta Rufinus. Les Tartares nous ont pris nos montures.

Pour toute réponse, Gargano se contenta d’un sourire. En un bond formidable, le géant gagna le refuge des airs, Simon sous un bras, Cassiopée sous l’autre, Emmanuel accroché à son dos et Rufinus dans sa besace. Il courait moins vite qu’à l’aller, de façon à ne pas distancer l’oiselle, qui suivait à tire-d’aile.

— Où allons-nous ? s’enquit Emmanuel.

— À Damas.

— Mais c’est chez Saladin !

— Oui, mais il a les meilleurs médecins du monde.

Confiant dans le destin, certain de s’être trouvé d’excellents compagnons, Emmanuel renonça à discuter. Il eut un haussement de sourcils amusé, et – curieux – jeta un coup d’œil derrière lui. La tempête avait enfin atteint les tombes de Simon et Cassiopée. Des éclairs de sabres et des chevaux hennissants se dessinaient dans les trombes de poussière. Les Tartares étaient fous de colère. L’un d’eux, un tout jeune homme, pointa son glaive en direction de la porte de Fer, et jura de se venger.