3.

« Il en est de l’amour comme de l’étincelle qui couve le feu dans la suie, puis brûle et le bois et la paille – Écoutez ! – et alors il ne sait plus où fuir, celui qui est dévoré par le feu. »

(MARCABRU,

Invectives contre « Fausse Amour ».)

« C’est tout Simon », se dit Cassiopée. « Pareil à un feu de paille, il s’embrase, il s’emporte et ne sait plus que faire pour tromper son ennui, sinon agir – peu lui importe de savoir comment… Comme s’il n’y avait que l’action pour nous consoler, triompher du malheur et nous permettre de reprendre en main notre destinée… »

Les bras croisés, elle regarda Simon remonter la jetée verglacée puis disparaître dans un dédale de ruelles d’où surgirent quelques pêcheurs matinaux. Le corps recouvert de plusieurs couches de vêtements, ils ressemblaient à des ours patauds. Mettant l’aube à profit pour s’installer aux meilleures places le long des quais, ils déballèrent leur matériel, tendirent leurs lignes et appâtèrent leurs hameçons. Une nouvelle journée commençait, et la lumière drapait d’or la cité blanche et l’eau bleue. Alors, seulement, Cassiopée s’ouvrit aux bruits du port, annonciateurs d’appareillages. Cogues, huissières, galées militaires, chaloupes et nefs, s’entrechoquant ou gémissant, tels des amants pressés de s’unir une dernière fois avant de partir en mer ; voiles claquant contre le mât, grincements de poulies et de planches, gémissements des rames, appels des marins debout pour la corvée de pont, haleines s’exhalant en fumées dans l’air glacé, puis cris de l’oiselle saluant l’ascension du soleil. Se protégeant de la lumière avec une main, tout en refermant son mantel de l’autre, Cassiopée regarda son oiselle tournoyer dans le ciel, puis redescendre à la hauteur de Notre-Dame de la Galline. Cette petite chapelle, bâtie sur les hauteurs de Marseille, était depuis deux siècles le lieu de fervents pèlerinages. Été comme hiver, on y venait en foule honorer une statue de la Vierge à l’Enfant Jésus enserrant en ses bras une poule. Cette poule, curieusement, fascinait l’oiselle. Depuis qu’ils étaient à Marseille, pas une journée ne s’était écoulée sans qu’elle aille y faire son propre petit pèlerinage – ce qui faisait sourire Cassiopée, qui se disait : « Ce n’est pas un faucon pèlerin pour rien… »

À ce moment précis, Conrad de Montferrat sortit de Notre-Dame de la Galline. Surprise de le voir seul, Cassiopée haussa un sourcil en voyant l’intrépide marquis, vêtu d’un épais manteau taillé dans une fourrure d’ours, descendre gaillardement la grand-rue, puis la jetée où ils étaient amarrés.

Quand il eut regagné le bord, elle lui demanda :

— Vous n’êtes pas avec Josias ?

— Hélas, trois fois hélas ! s’écria-t-il en levant les mains au ciel, d’un air désolé.

— Comment cela ? s’inquiéta-t-elle.

— Vous connaissez les rois… Toujours à babiller : faut-il partir maintenant, ou dans six mois ? Faut-il partir ensemble, ou séparément ? Faut-il partir par voie de mer, ou par la terre ? Faut-il, faut-il… Que sais-je encore ? Des « faut-il ? », ils sont capables d’en inventer jusqu’au Jugement dernier. En attendant, Jérusalem est entre les mains des mécréants, et Tyr risque de tomber si je ne me dépêche pas de rentrer…

Ses doigts couraient sur le givre du bastingage de La Stella di Dio. Le marquis bouillonnait car c’était un homme plus habitué à agir qu’à temporiser. La preuve en était que de tous les nobles présents en Terre sainte au moment du désastre de Hattin, à la suite duquel Saladin s’était emparé de la Vraie Croix et avait repris Jérusalem, le seul à s’être déplacé à Rome et dans toutes les cours d’Europe pour tenter de convaincre les puissants de contre-attaquer, c’était lui – et aucun autre.

Cassiopée eut un sourire en songeant à toutes les concessions que le marquis avait offertes aux Marseillais, aux Pisans, aux Génois, pour se concilier leurs bonnes grâces. En échange, il avait récolté le droit d’utiliser leurs ports, et de commercer avec eux sans acquitter de taxes. Ainsi, Tyr avait échappé au désastre économique qui avait ravagé les rares cités franques établies en Terre sainte à n’avoir pas été conquises par Saladin. Avec Montferrat, la chrétienté avait peut-être trouvé son nouveau roi de Jérusalem. À moins que son ancien roi, Guy de Lusignan, responsable du drame de Hattin, ne s’y accroche bec et ongles… Créant ainsi parmi les Francs une fâcheuse division, facilitant la tâche aux Sarrasins.

— D’après mes informations, ajouta Montferrat, Josias est désemparé. Certes, il a réussi à se lier d’amitié avec le deuxième fils du roi Henri II Plantagenêt, le jeune Richard, mais le vieux roi ne veut pas quitter ses territoires normands tant que Philippe de France campe à côté…

— Et ce dernier, pourquoi ne bouge-t-il pas ?

— Pour les mêmes raisons. C’est une situation inextricable. Aucun ne veut partir le premier. Alors ils restent tous les deux…

Les mains du marquis de Montferrat avaient fini de courir sur le bastingage et se pressaient maintenant l’une l’autre.

« Évidemment, songea Cassiopée, cela n’est pas pour m’arranger. Mais je comprends qu’on fasse passer l’intérêt des nations avant la libération de mon père… Oui, je le comprends. Mais je ne puis l’accepter. »

— Cela signifie-t-il que nous ne partons pas ? demanda-t-elle, anxieuse.

— Heureusement non ! s’exclama Montferrat. Mais…

Sa main fouilla sous son manteau et en extirpa un parchemin, au sceau de cire noire brisé.

— Josias nous charge d’une mission de la plus haute importance, poursuivit-il en agitant le parchemin sous le nez de Cassiopée.

— En quoi consiste-t-elle ?

— Il nous supplie d’aller plaider auprès de Sa Sainteté Clément III la libération de son père, le capitaine Tommaso Chefalitione, qui se meurt dans les geôles du Vatican.

— Je comprends sa douleur.

— Qui est d’autant plus grande qu’il a été injustement emprisonné, pour un crime dont il est innocent… C’est pour cela, poursuivit-il en rangeant le parchemin sous son manteau, que si Son Excellence refuse de le laisser sortir, il faudra peut-être l’aider à s’évader.

Cassiopée eut un sourire, et réfléchit un instant. D’un côté, cette mission leur ferait perdre un peu de temps – en les obligeant à faire escale à Rome. Mais, de l’autre, ils accompliraient une bonne action et rendraient service à Josias de Tyr, l’un des meilleurs serviteurs de la chrétienté en Terre sainte. Aussi répondit-elle :

— Si Simon n’y voit pas d’inconvénient, nous aiderons Josias à libérer son père.

— En fait, continua le marquis de Montferrat d’un air embêté, Chefalitione n’est pas exactement son père.

Cassiopée haussa un sourcil interrogateur.

— C’est plutôt son beau-père…

— Et vous le roi des négociateurs ! Mais dites-moi, le capitaine Chefalitione n’est-il pas le véritable propriétaire de La Stella di Dio ? Je crois l’avoir déjà rencontré…

— Si, répondit Montferrat. D’ailleurs, il en reprendra le commandement, une fois libéré.

Cassiopée se remémora la première fois qu’elle avait vu Chefalitione. C’était au Krak des Chevaliers. Avec Morgennes et le commandeur de la forteresse, Alexis de Beaujeu, le brave capitaine avait imaginé de remplacer la dépouille du comte Raymond de Tripoli par la Vraie Croix, afin de l’apporter au pape, incognito. Hélas, une fois à Rome, où le cercueil avait été rouvert, la sainte relique avait disparu. Elle était tombée en poussière au cours de la traversée… Chefalitione avait été jeté en prison pour s’être moqué de l’Église et de Dieu, quand il aurait dû, au contraire, être récompensé pour s’être mis à leur service.

— Son sort n’est pas si éloigné de celui de Morgennes, soupira Cassiopée.

— Alors je vous dois toute la vérité, sourit Montferrat. Chefalitione n’est pas tout à fait le beau-père de Josias. Ou du moins pas encore. La mère de Josias et le capitaine Chefalitione n’ont pas eu le temps de se marier, à cause de la prison. Mais ils souhaitent célébrer leurs noces le plus tôt possible. Comme vous savez, ils ne sont plus tout jeunes.

— Josias peut compter sur moi, dit Cassiopée avec un généreux sourire.

Les mains du marquis de Montferrat parurent applaudir d’elles-mêmes.

— Je savais que vous ne resteriez pas insensible à l’argument du mariage, surtout aujourd’hui !

Cassiopée ne comprit pas sa remarque, et s’apprêtait à l’interroger lorsqu’elle l’entendit crier à l’équipage :

— Hardi, compagnons ! Levez les ancres ! Nous partons libérer votre ancien capitaine !

— Attendez ! s’écria Cassiopée. Simon est descendu à terre pour vous chercher. On ne peut pas partir sans lui !

Trop tard ! Déjà, des « Hé ! Ho ! », des cavalcades et des coups de sifflet retentissaient sur tous les ponts. Comme les pièces d’une mécanique de précision – de celles qui font se mouvoir les astrolabes –, les marins s’activaient en cadence, rapidement. La nef même s’extirpait de sa gangue hivernale. On l’aurait crue vivante, impatiente de retrouver le large, de se frotter à l’écume et de fendre les vagues.

— Enfin, fit Montferrat sans tenir compte de la remarque de Cassiopée. Je gelais dans ce port. J’avais besoin de mettre entre l’hiver et moi plusieurs centaines de milles… Et de retrouver la douce chaleur de ma chère Terre sainte, même si je n’y ai passé qu’un seul été !

Il sortit de sous son manteau un paquet de tissu noir entrelardé de blanc. Avisant un mousse, il lui confia son ballot :

— Hisse-moi ça à la grand-vergue !

— À vos ordres !

Le mousse attrapa un cordage, y noua ce qui se révéla être un pavillon noir orné d’une tête de mort, et le hissa au sommet du mât. Ce pavillon provenait de la tour de David, à Jérusalem, où l’avait fait flotter son patriarche, Héraclius. Après la chute de la ville, Balian II d’Ibelin l’avait récupéré pour l’offrir à Conrad de Montferrat. « Ce drapeau, lui avait-il dit, est le symbole de notre résistance. Il ne doit pas tomber aux mains des musulmans. Jamais ! »

Cassiopée, elle, était uniquement préoccupée du retour de Simon.

— Simon ! criait-elle, les mains en porte-voix. Reviens !

Conrad de Montferrat surgit à ses côtés, et lui demanda :

— Mais où donc est-il ? J’étais persuadé qu’il était avec vous…

— Je viens de vous le dire, répondit Cassiopée sans cesser de regarder en direction du port, il est parti à votre recherche…

— Alors descendez vite le retrouver, dit Montferrat en redressant le col de son manteau. Nous vous attendrons le temps qu’il faut.

Cassiopée tourna vers lui les deux saphirs de son regard, et murmura :

— Merci !

— Ne me remerciez pas, je sais ce que c’est. Moi aussi j’ai été amoureux…

— Que voulez-vous dire ?

Un fin sourire illumina la figure du marquis, qui demanda :

— Allons, ne me dites pas qu’il ne vous a pas parlé, ce matin ?

— Si, bien sûr…

— Ah, formidable ! Et vous lui avez dit oui, j’espère ? Puis-je vous féliciter ?

Le visage du marquis irradiait une joie qui se voulait contagieuse, mais qui ne tarda pas à s’effacer devant l’expression d’incompréhension de Cassiopée. Comprenant sa bévue, Conrad de Montferrat enfouit sa tête dans son col fourré et s’éloigna, engueulant au passage le mousse qui venait de dresser le pavillon à tête de mort :

— Hé toi ! Brique-moi le pont, et plus vite que ça !

Alors que la silhouette de Simon se dessinait dans le lointain, Cassiopée lui fit signe de revenir. Tout en agitant les bras, elle se dit : « C’était donc ça… Il m’a demandée en mariage. Pardon, Simon, de ne pas avoir compris. Mais je ne peux accepter. Mon cœur est comme pris en glace… »