1.

« Ici prennent fin nos tourments, ici sera notre domaine. »

(ANONYME, Le Roman d’Énéas.)

Nord de la France, 1er janvier 1188

Quelques jours après avoir reçu des mains de son fils le fragment de Vraie Croix qu’il l’avait envoyé chercher en Terre sainte, le comte Étienne de Roquefeuille mourut. Ce ne fut pas une mort triste. Persuadé d’aller au Paradis – grâce à la sainte relique rapportée par Simon –, il rendit l’âme en souriant, fier et heureux de savoir que son dernier-né était enfin devenu un homme. Et qu’il s’était trouvé, en la personne de Cassiopée, une jeune femme digne de lui.

Mais alors qu’on descendait dans le caveau des Roquefeuille le lourd cercueil contenant la dépouille du comte, Cassiopée ne pouvait s’empêcher de penser à son père. Lui aussi était mort. Et, dans son cas, point de tombeau en marbre ni d’oraison, point de prêtre officiant, point de messe, point de foule attendant au-dehors en pleurant. Rien qu’une immense douleur, et pour linceul des flammes lui dévorant le corps. « Simon ! » s’entendait-elle encore hurler. « Il faut sauver Morgennes ! »

Hélas, Simon, pas plus qu’elle, n’avait pu empêcher le courageux Hospitalier de tomber dans le puits des Âmes, et de là en Enfer.

Cela s’était passé en 1187, au tout début du mois d’octobre – jour de gloire pour les Sarrasins, puisqu’ils s’emparaient de Jérusalem ! La Ville sainte, après avoir été conquise en 1099 par les armées chrétiennes, redevenait musulmane. La chrétienté était en deuil. Mais pas autant que Cassiopée, dont la douleur s’était accrue lorsqu’une lettre de sa mère lui avait appris que Morgennes était son père.

Prise d’un malaise, au moment même où le cercueil entrait dans sa niche de pierre, elle s’appuya sur Simon – qui la soutint d’une main ferme.

— Tu peux te reposer sur moi, dit-il. Je suis là.

— Merci, murmura-t-elle.

Un prêtre donna de vigoureux coups d’encensoir, tandis que dans l’air glacé vibraient les notes funèbres du glas.

— Attendez ! fit Simon alors qu’un ouvrier soulevait une plaque, destinée à sceller l’ouverture du tombeau. J’aimerais le voir une dernière fois…

Deux aides tirèrent le cercueil, seulement fermé d’un tissu de lin où figurait le blason des Roquefeuille : un ours dressé sur ses pattes de derrière. Simon souleva l’étoffe, et regarda son père. Un franc sourire se dessinait sur son visage aux yeux clos. Alors Simon tira un peu plus sur le drap, l’amenant juste au-dessous des mains du défunt. Elles étaient croisées sur sa poitrine, et enserraient un minuscule objet : le fragment de Vraie Croix qu’il lui avait rapporté.

Sauf qu’il ne s’agissait pas exactement de la Vraie Croix, mais de celle que tous – en Terre sainte et ailleurs – avaient prise pour telle. Ils n’étaient qu’une poignée à avoir découvert, en même temps que Morgennes, que cette croix-ci n’était pas la Vraie Croix. « C’est la croix de Morgennes », se dit Simon.

« Et maintenant c’est la mienne. »

Il l’arracha aux doigts de son père, en prenant soin de ne pas se faire voir du prêtre et de ses aides. De toute façon, ils s’étaient pieusement détournés.

— Que fais-tu ? demanda Cassiopée à Simon.

— Je récupère mon bien…

Son forfait accompli, Simon enfouit le petit bout de croix dans sa bourse de ceinture, remit le tissu en place et donna l’ordre aux ouvriers d’enfoncer le cercueil dans sa niche, puis de la sceller.

Comme il n’avait aucun cousin et que ses quatre frères étaient morts, Simon était le dernier des Roquefeuille. Mais il n’avait aucunement l’intention de le rester.