50.

« Flancs de gazelle, pattes d’autruche,
Aisance du loup, hâte du renardeau. »

(IMRU’AL-QAYS,

La Mu’allaqa.)

Cassiopée rabattit sur son visage le fin voile de lin blanc qu’elle avait pris à Tyr, afin de se donner l’apparence d’une épouse byzantine. Emmanuel, qui s’était déguisé en marchand, arborait de magnifiques bagues et avait enfilé plusieurs rangs de colliers. Un drap de grosse toile, enroulé autour de son estomac, lui faisait une jolie bedaine qui témoignait du dynamisme de ses affaires. Quant à Kunar Sell, de vieilles braies et un vilain surcot lui conféraient l’allure d’un valet – rôle dans lequel il excellait. Leurs armes étaient dissimulées dans une cache, située sous leur carriole.

Rufinus, lui, avait été glissé dans le sac à dos d’Emmanuel, où deux fentes avaient été pratiquées. Ainsi, il pourrait y voir et assurer les arrières de tout le monde.

— N’oooubliez pas d’y faire aussi un trooou pour me permettre de respireeer, haleta-t-il quand le sac à dos fut refermé.

— Tu ne respires pas, lui rappela Cassiopée.

— Ah oui, c’est vraaai !

— N’oublie pas de garder les paupières baissées. Je vais te les farder de noir. Ainsi personne n’y verra rien. Seulement, évite d’ouvrir les yeux au beau milieu de la foule, je n’aimerais pas qu’on s’exclame : « Oh ! mon Dieu, un sac à dos avec des yeux ! »

— Je gaaarderai les paupièèères baissées, promit Rufinus. Et me contenterai de regaaarder entre mes ciiils.

Ces préparatifs terminés, l’oiselle fut envoyée survoler les alentours afin de s’assurer qu’ils étaient exempts de tout danger. À son retour, la carriole descendit la petite colline et se dirigea vers Constantinople.

Le problème n’était pas d’y entrer. C’était d’y circuler. Une foule dense, compacte, en occupait les rues à toutes les heures du jour. Des attroupements s’y formaient, pour échanger des idées. Des groupes se mêlaient les uns aux autres, parlant philosophie ou religion. Parfois, une bagarre éclatait. Des gardes intervenaient – mais plutôt que de séparer les belligérants par la force brutale, ils s’évertuaient à les convaincre d’arrêter de se battre, ou d’aller discuter ailleurs. C’était une ville où les idées régnaient. Même la nuit n’interrompait pas les conversations. Des torches étaient apportées au milieu des rues, et les causeurs débattaient à leur lueur crachotante. Deux chaises suffisaient à six culs. C’est donc au pas de la tortue qu’ils remontèrent la principale artère de la ville.

— Laissez passer, convoi de philosophes ! s’égosillait Emmanuel.

Petit à petit, les gens s’écartaient de leur chemin – mais, comme la mer se refermant derrière la coque qui la fend, d’autres venaient les remplacer. Vendeurs de petits pains, de sucreries ou de vin, les étals étaient partout, mouvants. Ils n’attendaient pas le client – ils le devançaient. Mieux : ils procédaient à sa création. Telle femme, célèbre pour l’appétit de ses enfants, était poursuivie par une demi-douzaine d’éventaires. L’un voulait lui vendre fourchettes et couteaux, indispensables aux grands de la cité. Un autre des draps où s’essuyer les doigts, et un troisième du rouge à lèvres ! La femme les ignorait superbement, confiant à ses laquais le soin de les chasser.

Cassiopée et Emmanuel continuaient d’avancer, en s’efforçant de refuser tout ce qu’on leur proposait.

Après avoir acheté toutes sortes de babioles inutiles, ils virent enfin se dessiner, au bout de l’avenue, l’un des portiques menant à l’Œil de la Terre. Comme c’était l’heure du déjeuner, plusieurs chariots – certains chargés de chèvres, d’autres de poissons frais – s’y pressaient, tassés les uns contre les autres. Nul n’était autorisé à avancer sans avoir été fouillé. Des gardes enfonçaient leur lance dans des sacs de grains, ouvraient les tonnelets de vins, examinaient les animaux.

— Que redoutent-ils ? demanda Emmanuel.

— Il y a plusieurs années, des tueurs ont réussi à pénétrer dans le palais de l’empereur en se cachant dans une statue d’éléphant.

— Drôle d’idée.

— Heureusement, précisa Kunar Sell, Coloman était là. Il a démasqué les intrus et les a passés par le fil de l’épée.

— Je suppose, dit Emmanuel, que c’est comme ça qu’il a gagné son titre de Maître des Milices.

— Non, dit Kunar Sell. Il l’était déjà.

C’est alors qu’un garde leur fit signe d’approcher.

— Que vendez-vous ?

— De bons cochons bien gras.

— Combien ?

— Tout juste une dizaine.

— Combien en voulez-vous ?

— Deux besants.

Le garde inspecta leur carriole, mais la puanteur était telle qu’il leur dit rapidement :

— Entrez donc, allez voir le payeur général.

Puis, leur ayant fait signe de franchir l’enceinte du palais, il s’avança vers un autre chariot.

— Vous voyez, dit Cassiopée. Ce n’était pas difficile.

— Non. C’est maintenant que ça se complique.

Selon le chargement qu’ils transportaient, les chariots étaient dirigés vers les bâtiments « chauds » ou « froids ».

Dans les bâtiments « chauds », les bêtes étaient remises entre les mains d’équarrisseurs ; dans les bâtiments « froids », les marchandises étaient entreposées dans l’attente d’un prochain repas.

— L’endroit qui nous intéresse est au nord-ouest, expliqua Kunar Sell.

Emmanuel, de plus en plus rongé par l’inquiétude depuis qu’ils étaient à Constantinople, demanda à Cassiopée :

— Vous êtes vraiment sûre de ne pas vouloir que je vous accompagne ?

— Vous me mettriez en danger, c’est beaucoup trop risqué.

— Silence, leur dit Kunar Sell. Ce n’est pas le moment de parler de ça. Nous approchons…

Comme ils entraient dans un vaste entrepôt, Cassiopée mit à profit un cahot du chariot pour se laisser couler à terre, et vite se faufiler sous les roues de l’attelage voisin. Passant entre les jambes d’un bœuf, puis d’un âne, elle gagna un long couloir baigné d’ombre. Si ses souvenirs étaient exacts, la terrasse où les nouvelles recrues étaient invitées à festoyer le soir de leur arrivée était située juste de l’autre côté. Il lui suffisait de gagner le petit jardin dont elle percevait les odeurs d’herbe et de roses fraîchement coupées, puis de longer un mur orné de magnifiques fresques…

La difficulté consistait à éviter les nombreux gardes et apprentis miliciens qui se trouvaient dans les parages. Même les serviteurs étaient des militaires. Il n’y avait aucun civil. Cassiopée retourna le voile de lin blanc qui lui recouvrait le visage, et en dévoila la doublure. De couleur noire. Gagnant l’autre extrémité du couloir, elle jeta un coup d’œil vers le ciel, afin de s’assurer que son faucon y volait. L’oiselle était bien là, qui tournoyait nonchalamment.

« Tout va bien », se dit Cassiopée. Se coulant derrière une haie de cyprès, elle s’approcha d’une petite porte. Fermée à clé. Qu’à cela ne tienne, elle fouilla dans son aumônière, et en sortit quelques crochets et passe-partout. Très vite, un « clic » lui signala que la serrure avait cédé, et elle poussa la porte. Une bouffée d’air frais lui monta au visage, chargée d’une odeur aigre-douce. Du vin. Celui des chais de l’académie, une pièce de vaste dimension où des centaines d’amphores et de tonneaux étaient entreposés.

C’est là que conformément à leur plan elle attendit la nuit, cachée entre deux fûts.

La nuit venue, elle reprit sa progression. Mais, comme le sol de la cave était recouvert de sable, elle était obligée d’effacer ses traces, et donc d’avancer lentement. En outre, il faisait très sombre – ce qui compliquait sa tâche.

Aussi légère qu’une gazelle, elle s’avança à pas de loup vers le fond de la pièce, qui se voyait dans la lueur d’un soupirail. Un escalier de pierre menait à une porte – « donnant sur les cuisines », se rappela Cassiopée. Elle se revit, à douze ans, ouvrir cette porte et descendre ces mêmes marches, pour aller chercher dans la cave un tonneau. Le plus souvent, elle n’avait pas la force de le soulever. Elle avait donc dû trouver toutes sortes de stratagèmes pour le déplacer. Généralement, elle le faisait rouler. Ou elle en répartissait le contenu dans plusieurs tonnelets, qu’elle transportait un à un, puis deux à deux. Jusqu’au jour où elle arriva enfin à soulever tout un tonneau. Ce jour-là – elle s’en souvenait comme si c’était hier – Coloman l’avait promue « marmiton ». Croyant tout d’abord que cela lui faciliterait la vie, elle déchanta lorsqu’elle s’aperçut qu’au lieu de tonneaux de vin, c’étaient de gros chaudrons bouillants qu’il lui faudrait maintenant charrier des cuisines jusqu’aux salles à manger. Elle eut un sourire à l’évocation de ses souvenirs, et se demanda : « Morgennes a-t-il eu lui aussi à franchir ces épreuves ? »

— Allons, murmura-t-elle. Ne perdons pas de temps…

Après s’être assurée que la voie était libre, elle gagna prestement l’escalier de pierre qui menait aux cuisines. Arrivée au bas des marches, elle eut une idée. Afin de cacher son visage, pourquoi ne pas remonter un tonneau ? Ainsi, elle se fondrait dans le paysage…

Avisant un fût de bonne taille, elle l’empoigna et le plaça sur son épaule gauche. Le problème, c’est qu’il y avait toujours un monde fou aux cuisines. Or, chez Coloman, une femme était forcément une intruse. Faisant un effort de mémoire, elle se rappela la configuration des lieux où elle allait déboucher. Cuisines à perte de vue, hautes de plafond, où des alignements de marmites et de fours cohabitaient avec des nuées de vapeur et de cris. Avec un peu de chance, elle aurait le temps de tourner à main droite – vers une petite bibliothèque où des milliers de recettes de cuisine étaient entreposées, et d’où partait un escalier métallique montant aux appartements de Coloman.

Elle prit une profonde respiration, puis s’engouffra dans les cuisines comme elle l’avait jadis fait des centaines de fois. Chaleur et vacarme l’assaillirent. Des marmitons couraient dans tous les sens, tandis que des ordres fusaient : « Plus chaud ! », « Moins froid ! », « Plus d’eau ! » Des jets de vapeur partaient du sol en sifflant, se heurtaient aux voûtes du plafond où ils se transformaient en brume avant de retomber en ruisselant sur les dalles des cuisines. « Rien n’a changé », constata Cassiopée en fonçant tête baissée vers la bibliothèque. Des sangliers étaient portés à rôtir, suspendus à des barres. Des poules passaient entre les mains d’apprentis pour y être décapitées – si nombreuses que leurs têtes formaient une pile qui montait aux genoux de leurs meurtriers.

« Voici comment on s’habitue au sang », songea Cassiopée en repensant une nouvelle fois à son père, et se demandant si lui aussi avait décapité des poulets. « Encore un pas et j’y suis », se dit-elle en prenant soin de garder son visage entre son tonneau et le mur.

« C’est ici. »

C’est alors que la porte de la bibliothèque s’ouvrit à la volée sur Coloman.