7.
« Il te faut faire un sacrifice auparavant, au roi des Enfers. »
(ANONYME, Le Roman d’Énéas.)
Et c’est ainsi que peu après laudes, un Montferrat couleur d’hostie proposait au camérier de Sa Sainteté de lui verser son trésor de guerre, en échange de Chefalitione.
La scène se déroulait à bord de La Stella di Dio, et plus précisément dans la cabine du capitaine. Autour d’une table, le prélat avait débattu avec Montferrat, plusieurs pichets de vin durant, parlant aussi bien de guerre et de religion que de l’hiver ou de la mauvaise volonté que les rois de France et d’Angleterre mettaient à se croiser.
Finalement, quand la dernière bouteille de vin fut débouchée, les deux négociateurs trouvèrent à s’accorder.
— J’accepte, fit un Montferrat anormalement blême malgré la quantité de vin ingurgitée. Seulement, dites bien à Sa Sainteté à quel usage était destiné cet argent.
— N’ayez crainte, répliqua le camérier de Clément III. Le Très Saint-Père m’a chargé de vous rassurer sur ce point. Grâce à cet or, nous financerons des bataillons de guerriers saints, et reprendrons Jérusalem !
Montferrat n’en croyait pas un mot, mais se garda bien de le dire. Il raccompagna son visiteur à la jolie chaloupe, ornée d’un dais rehaussé de fines broderies représentant les armes de la papauté, qui l’attendait contre le flanc de La Stella di Dio, et poussa le plus triste soupir qu’il ait jamais poussé en le voyant repartir vers le port d’Ostie.
— Deux cent mille besants d’or ! Et dire que pour ça nous ne sauvons qu’un…
— Qu’un homme, fit Cassiopée en s’approchant de lui.
— Quel homme peut valoir une telle somme ?
Elle eut un petit sourire, et répliqua :
— Désormais, il la vaut.
— C’est donc l’homme le plus cher du monde. Et il va bientôt monter sur son bateau…
— Et en reprendre le commandement.
— J’ai tout perdu.
— Non.
Elle le prit par les épaules, et l’embrassa sur la joue.
— Je suis fière de vous !
Montferrat dodelinait de la tête, se demandant s’il n’avait pas commis la pire bêtise de sa vie.
— Je suis ruiné.
— Mais non. Pourquoi ne considérez-vous pas plutôt que cet or ne vous appartenait pas ? D’une certaine façon, il est retourné à l’homme qui le premier l’avait reçu des mains de Balian II d’Ibelin. Peut-être son destin était-il de sauver Chefalitione. Pas de libérer la Terre sainte…
Elle avait à peine terminé de parler qu’un choc ébranla La Stella di Dio. Montferrat se pencha par-dessus bord, et vit la ligne de flottaison de la nef remonter au fur et à mesure que la garde papale en sortait ses trésors. Chaque fois qu’une caisse passait des cales de La Stella di Dio à l’une des barques de la papauté, la nef avait comme un hoquet. On aurait dit un malade souffrant d’une indigestion et rendant son trop-plein de victuailles.
— Voyez, commenta Cassiopée, à quel point La Stella di Dio s’en porte mieux. Ne trouvez-vous pas qu’elle est plus heureuse d’être ainsi allégée ?
— Peut-être, murmura Montferrat, de plus en plus blême.
— Qui sait si des pirates ne nous auraient pas rattrapés et coulés, si nous avions gardé cet or au fond des cales ?
— Vous devez avoir raison.
— Et songez que le pape, a contrario, s’enfonce vers les Enfers…
Le marquis eut un demi-sourire, s’efforçant de faire contre mauvaise fortune bon cœur, puis exécuta un rapide signe de croix.
— Dieu m’est témoin que je ne fais pas ça contre Lui, mais pour Lui.
— Dieu est amour, répliqua Cassiopée. Songez à la joie de Fenicia, la mère de Josias, quand elle retrouvera son capitaine.
— Ce qu’on ne fait pas pour l’amour…
Quand la dernière chaloupe de la papauté fut partie, sous bonne escorte, une petite barque quitta le port d’Ostie. À son bord, deux rameurs, avec entre eux quelque chose de vaguement humain. Mais était-ce vraiment un homme ? C’est ce que se demandaient Montferrat et Cassiopée, tandis que la barque émergeait de la brume. Enfin, quand elle se fut un peu rapprochée, Cassiopée reconnut celui qu’elle avait brièvement croisé autrefois, au Krak des Chevaliers : l’intrépide capitaine Tommaso Chefalitione.
On l’aurait dit vieilli d’une vie. Le brave et fort capitaine avait été réduit à l’état de poupée, de ces jouets composés de chiffon et de paille que l’on donne aux enfants pour qu’ils cessent de brailler. « Ce doit être un effet, produit par la distance et le brouillard », se disait Cassiopée. Mais non. La barque se rapprochait toujours, et l’ombre d’homme restait une ombre d’homme. Brindille vêtue d’un fantôme de feuille, ou bourgeon racorni par un gel tardif, le capitaine était une esquisse, une approximation d’être humain. Une barbe embroussaillée se perdait sur sa poitrine étroite, et ses yeux – deux minuscules billes noires – semblaient perdus dans l’infini.
Enfin, quand la petite barque heurta le flanc de La Stella di Dio, il fallut les rameurs et deux hommes d’équipage pour aider Chefalitione à monter à bord.
— Capitaine, vous êtes ici chez vous, dit le marquis de Montferrat en lui montrant les ponts du navire.
Il n’y eut pas de réponse, sinon le grincement des rames que les rameurs manœuvraient pour repartir au port.
— Je vais vous conduire à vos quartiers…
Montferrat prit le capitaine par le bras, et l’emmena vers la poupe.
S’approchant de Cassiopée, Simon lui demanda :
— Tu es sûre que c’est vraiment Chefalitione ? Je ne le reconnais pas.
Un instant de silence, au terme duquel elle répondit :
— Laisse-lui le temps. Cela fait des mois que le soleil n’a plus été pour lui qu’un mot, dont même le souvenir s’est effacé…
— Le temps, maugréa Simon. Toujours le temps… Pourquoi ne saute-t-il pas de joie ? Il a coûté une fortune à Montferrat, et ce n’est plus qu’une loque humaine. Ça m’étonnerait beaucoup que la mère de Josias se réjouisse de le revoir.
Cassiopée regarda Simon droit dans les yeux :
— Et si c’était à moi que c’était arrivé ? N’aimerais-tu pas me savoir libre, même en mauvaise santé, plutôt qu’agonisante dans les geôles du Vatican ?
— Jamais je n’aurais permis qu’on t’emprisonne !
— Crois-tu que Fenicia ou Josias aient eu le choix ?
— On a toujours le choix.
— Alors, tu as choisi de laisser tomber mon père en Enfer ?
— Ton père, non. Le mien, oui ! répliqua rageusement Simon en tournant les talons.
Cassiopée le regarda s’en aller donner un coup de main aux marins qui relevaient les ancres et faisaient tourner les gouvernails, afin de redescendre le Tibre vers la Méditerranée.