61.

« Le nain qui était perfide et de très mauvaise nature se tenait en milieu du chemin. »

(CHRÉTIEN DE TROYES,

Érec et Énide.)

— Peux-tu m’expliquer à quoi servent ces armures ? demanda Simon à Cassiopée, en lui montrant les lourdes caisses où les armures des Crevisses avaient été soigneusement rangées.

Cassiopée se tenait, tête basse, sous la tente de Simon. Regardant furtivement de droite et de gauche, elle chercha une arme. Quelque chose dont elle aurait pu se saisir pour assommer ou tuer Simon. Mais à quoi bon ? Elle avait les mains liées dans le dos, et de l’autre côté de la tente deux soldats verts échangeaient des paroles à mi-voix.

— Non, répliqua Cassiopée sur un ton sans appel.

— Dommage. En fait, je connais déjà la réponse. Quelqu’un me l’a donnée.

— Qui ?

— Tu le sauras bien assez tôt… Je ne t’ai posé la question que pour te laisser une chance d’être gentille avec moi ; mais puisque tu ne me réponds pas, alors moi non plus je ne serai pas gentil avec toi.

— Tu parles comme un enfant.

— Un enfant qui a eu le courage, je te le rappelle, de t’accompagner aux Enfers pour y chercher ton père.

— Dommage que tu n’aies pas plutôt cherché, comme Emmanuel, à me conduire au Paradis.

Sa remarque attisa la colère de Simon, qui se contint pour ne pas la montrer et lâcha :

— Il ira pourtant bien en Enfer, crois-moi. Cassiopée, je t’en supplie – accorde-moi encore une chance de t’aider, en mémoire de ton père !

— Alors libère-nous ! Je veux aller dans les marais.

— C’est ce que nous allons faire, mais tous les deux. Rappelle-toi : « Où tu vas je vais. » Nous reprendrons notre voyage là où nous nous sommes arrêtés. Tu vas revêtir la plus petite de ces armures, et moi l’autre. J’ai vu qu’il y en avait une à ma taille. Probablement celle d’Emmanuel… En tout cas, ce n’est pas lui qui t’accompagnera dans ces marais, à la recherche de ta tante.

— Qui t’a parlé d’elle ?

— J’ai mes sources.

— Tu es fou.

— Pourquoi ? Parce que je t’aime et veux t’aider à sauver ton père ? Peut-être. Mais alors, ton Emmanuel aussi.

— Tu admets donc qu’il veut m’aider lui aussi ?

— Peu importe ce que j’admets. Je veux seulement t’aider !

— Bien sûr que non, ce n’est pas tout ce que tu veux ! Tu te soucies d’abord et avant tout de ta petite personne et de ton petit nom. Dans ta folie, tu as décidé de m’épouser. Mais qui te dit que j’en ai envie ? T’es-tu seulement posé la question ?

Simon ne répondit pas.

— Admettons que ma tante nous aide à entrer en contact avec le fantôme de mon père, poursuivit Cassiopée. Crois-tu vraiment que si nous lui parlons il te donnera ma main, Crucifère ou je ne sais quoi ? Tu te trompes. Car s’il a quoi que ce soit à nous dire, ce sera merci, je vous aime, soyez libres. Même si je doute qu’il te dise tout cela. Tu n’as rien compris à Morgennes.

— Tu m’amuses à parler de lui ainsi, répliqua Simon avec un sourire. Allons, tu ne l’as pas connu plus que moi.

— C’est mon père.

— Et alors ? Tu ne l’as su que bien après sa mort.

— Je l’ai su dès que je l’ai vu.

— Foutaises ! Tu dis ça maintenant, mais tu réécris l’histoire. Ce n’est pas bien de mentir, et encore moins de se mentir à soi-même.

Cassiopée ne répondit rien. Cela n’en valait pas la peine. Mais elle repensa à Morgennes, à l’homme qu’elle avait sauvé des Maraykhât, et dont elle avait arraché le foulard derrière lequel il se dissimulait. À peine avait-elle aperçu son visage qu’une violente secousse l’avait traversée. Elle l’avait reconnu – son père, c’était lui. Elle ne se l’était peut-être pas avoué sur le moment, préférant croire avoir vu un fantôme, mais sa chair le lui avait dit : « Cet homme est ton père, celui que tu as cherché toute ta vie ! »

Elle se rappela combien elle avait bataillé pour le sauver des Maraykhât, allant jusqu’à crever un œil à l’un de ces bandits – ce qu’elle avait chèrement payé. Elle avait envie de pleurer. Mais elle n’offrirait jamais à Simon ce spectacle. Jetant un regard dans sa direction, elle le vit se diriger vers une table basse, où un pichet se dressait à côté de deux coupes. Il le prit et se tourna vers elle :

— Je suppose que tu as soif ?

— Pas de cette eau-là.

— À ta guise, fit-il – parlant comme Saladin.

Il emplit les deux coupes d’un liquide grenat, en vida une, puis l’autre. Un sourire mauvais lui éclairait le visage. Était-il ivre, après seulement deux coupes ? Où l’était-il déjà quand on l’avait amenée devant lui ?

Soudain, un rugissement se fit entendre de l’autre côté de la tente.

— Tu reconnais ce cri ? demanda Simon.

Elle hocha la tête en signe d’assentiment. C’était Marseille, l’ourse de Billis. Qu’allait-il encore inventer ?

— J’ai pensé qu’Emmanuel aimerait faire plus ample connaissance avec elle. Qu’en penses-tu ?

— J’en pense qu’Emmanuel, tel Daniel dans la fosse aux lions, s’en sortira indemne.

— Emmanuel peut-être, mais les marins ? Demain, à l’aube, je demanderai à Billis de descendre Marseille dans la fosse. Lequel dévorera-t-elle en premier ? Celui qui est déjà malade, ou le plus jeune ? Le barbu, peut-être…

« Tu es un monstre », pensa Cassiopée.

— Je sais ce que tu penses, dit Simon. Mais tu te trompes.

Il s’approcha d’elle et tendit la main pour lui caresser le visage, mais elle eut un mouvement de recul.

— Tu crois que je vais te violer ?

Il lui tourna le dos, et déclara :

— J’aurais pu le faire aisément, quand tu étais entre nos mains, dans les fosses du château de la Fève…

Puis, la regardant à nouveau, il lui dit :

— Pourtant je ne l’ai pas fait. C’est donc que j’ai bon fond, n’est-ce pas ?

Lui prenant le bas du visage par la force, il lui arracha un baiser.

— Mais plus maintenant. J’ai changé. Je ne suis plus le même homme, et j’ai envie de toi ! Tu comprends ?

Cassiopée ne répondit rien.

— Comprends-tu ? répéta-t-il, fou de rage. Comprends-tu tout ce que j’ai sacrifié pour toi ? J’ai donné mon âme pour vous sauver, ton père et toi !

Elle susurra une phrase, afin de l’obliger à s’approcher. Et quand il fut là, à moins d’un souffle d’elle, elle lui enfonça son genou entre les jambes. Simon bascula en arrière, en hurlant de douleur. Alors, elle lui flanqua un coup de pied dans la tête, puis un autre – pour l’assommer. Ensuite, elle courut vers le pichet de vin, le prit entre ses mains nouées et le brisa contre la table basse.

— Tout va bien ? demanda une voix à l’extérieur de la tente.

— Au secours ! s’écria Cassiopée. À l’aide !

Des ricanements retentirent au-dehors, tandis qu’elle coupait ses liens avec un bout du pichet. Malheureusement, Simon se relevait déjà et murmurait entre ses dents :

— Je vais te tuer et violer tes viscères.

Crucifère ! Où était son épée ? Elle devait la retrouver. Mais elle ne semblait pas être ici. Où ce démon l’avait-il rangée ? Voyant qu’il était à genoux, elle lui donna un nouveau coup de pied qui l’étendit par terre, enfin évanoui. Dehors, Marseille s’agita. Elle avait dû sentir qu’on attaquait son maître. Et de nouveau l’un des deux gardes au seuil de la tente demanda :

— Est-ce que tout va bien ? Nous allons entrer…

« Pas un instant à perdre », se dit Cassiopée. Prendre l’initiative.

Alors que l’un des gardes soulevait le rideau de la tente, elle se rua sur lui et le fit tomber à la renverse.

— Alerte ! cria son compagnon. Elle s’enfuit !

S’enfuir, oui. Mais où ?

Cassiopée réfléchissait à toute allure. Soit elle courait vers Emmanuel et les marins, soit elle courait vers la forêt. Mais ses amis étaient sans armes, et au fond d’une fosse.

Elle choisit la forêt.

Là-bas, au moins, on ne la retrouverait pas et elle pourrait revenir après avoir repris son souffle, échafaudé un plan.

Elle n’avait pas fait trois pas qu’une voix retentit :

— Es-tu donc folle ou courageuse ? Tu es bien comme ton père.

C’était le nain, Billis. Il se tenait en travers de sa route, des soldats verts à ses côtés. Tous menaçaient Cassiopée d’une lance. Derrière elle, déjà, des renforts arrivaient, armés d’arbalètes et d’épées.

« Je suis cernée, constata Cassiopée. Voilà qui simplifie le problème. »

— Tu ne comprends donc pas que, si tu es encore en vie, c’est grâce à lui ? dit Billis en lui montrant Simon, qui sortait de sa tente le visage tuméfié. Si nous ne t’avons pas tuée, c’est grâce à lui. Alors, s’il meurt, c’en est fini de toi…

— Que m’importe sa mort ou la mienne, répliqua Cassiopée.

— Mais pas celle de tes compagnons ?

— Simon m’a dit qu’il les tuerait.

— Ma maîtresse a d’autres projets pour eux.

Cassiopée ne comprenait pas. De quelle « maîtresse » parlait-il ?

En guise de réponse, le nain tendit la main en direction du Chevalier Vert. C’était donc une femme ! Elle se tenait parfaitement immobile, entre la fosse et Cassiopée, Crucifère à la main. L’épée luisait d’un violent éclat bleu, et Cassiopée crut sentir sa souffrance. On aurait dit qu’elle saignait des larmes couleur de ciel. Le monde se déchirait. Que faire ?

— Rends-toi, lui dit le nain. Pense à ta tante. N’aimerais-tu pas la rencontrer ?

Cassiopée ne répondit rien. Elle ne bougea même pas quand les soldats verts s’approchèrent d’elle pour lui lier les mains et ne remercia pas Simon – qui les en empêcha.

La nuit était piquetée de petites étoiles rouges, feux des torches que des gardes tenaient. Le bruit des vagues continuait, imperturbable, de ponctuer la nuit. Le monde se fichait bien que Morgennes soit sauvé, que Cassiopée meure ou non, ou qu’Emmanuel et les marins soient dévorés par une ourse de guerre.

— Très bien, dit Cassiopée. Que voulez-vous ?

Le nain échangea un rapide coup d’œil avec sa maîtresse, qui hocha la tête, l’autorisant à expliquer à Cassiopée les termes de leur pacte.

— Nous avons promis à Simon que tu serais sienne s’il nous livrait Crucifère. Pour cela, nous avions besoin d’un allié, de quelqu’un proche de toi, pour nous renseigner.

— Rufinus, dit-elle.

Billis hocha la tête.

Dans le lointain, Cassiopée crut entendre Rufinus éclater en sanglots. Il regrettait déjà d’avoir trahi.

— Que lui avez-vous fait ?

— Rien. Juste une promesse. Ma maîtresse, qui s’y entend en médecine et en arts mécaniques, lui a promis un corps…

— Cela ne me dit pas comment vous avez fait pour savoir que nous nous déroutions sur cette côte.

— Nous avons à bord de notre navire un homme qui sait où se trouve Crucifère, quel que soit l’endroit où elle est. Un puissant mage, pour qui l’épée est comme le nord vers lequel pointent ces mystérieuses pierres aimantées dont se servent les Arabes.

— Sohrawardi ! Je le croyais en Enfer…

— Tu ignores donc où tu te trouves ? Sais-tu seulement le nom de cette contrée ?

— Bab el-Mandeb.

— Les portes de l’Enfer…

Plus tard, alors qu’elle cheminait avec Simon dans la jungle, repassant par les endroits où elle était passée avec Emmanuel, elle se remémora la fin de cette conversation. Rufinus, Simon et Sohrawardi s’étaient entendus avec le mystérieux Chevalier Vert – en fait, une femme – pour conclure un pacte. Sohrawardi voulait Crucifère, Simon voulait Cassiopée et Rufinus voulait un corps. Ils avaient conclu un marché avec le Chevalier Vert, dont l’obsession était de ruiner la vie de celui qui avait détruit la sienne : Morgennes.

Bien des années plus tôt, dans le désert du Sinaï, Morgennes avait tué au cours d’un incroyable duel un dénommé Palamède, général en chef des ophites.

Ce Palamède avait été l’amant de celle qui à l’époque s’appelait encore Philomène, et dont l’existence avait perdu tout son sens lorsque son fedeli d’amore avait été envoyé en Enfer par Morgennes. Celui-ci l’avait épargnée parce qu’elle était une femme. Alors, de rage, elle avait revêtu un habit d’homme – et quel meilleur habit, pour faire l’homme, qu’une armure ?

Si les ophites possédaient un art, c’était celui de la tromperie, de la dissimulation. Elle avait donc prétendu être un mercenaire espagnol, et était entrée au service de qui avait bien voulu la payer – de préférence grassement. Sa froideur, sa maîtrise des armes, lui avaient apporté victoire sur victoire ; jusqu’au fameux jour où le roi de Sicile, Guillaume II dit le Bon, l’avait engagée pour l’envoyer à Tyr, aider les Francs à reprendre l’offensive. Là, le destin avait voulu que sa route croise celle de Crucifère ! L’épée était entre les mains d’une jeune femme, qui cherchait à se rendre en Enfer pour libérer son père : Morgennes.

« Bonne nouvelle », avait alors silencieusement exulté le Chevalier Vert, qui ne parlait jamais. Mais ce n’était pas suffisant. Car si Morgennes était en Enfer, il devait y rester. N’en jamais sortir…

Il fallait donc que Cassiopée échoue. Mais Cassiopée étant de la trempe de son père, il fallait l’anéantir. Mieux : s’assurer qu’elle finirait elle aussi en Enfer, c’est-à-dire dans les bras de Simon – dont le Chevalier Vert avait mis au jour les failles aussitôt qu’elle l’avait retrouvé à Acre…

Tout ce qui concernait Simon et Sohrawardi, Cassiopée le déduisit seule des propos de Simon. Sa naïveté, curieusement, ne faisait pas son bonheur. Il était persuadé que le Chevalier Vert agissait dans son intérêt. Et s’il avait rêvé lui aussi d’avoir Crucifère, il était prêt à y renoncer. En échange de Cassiopée.

Quant à Rufinus, hélas, il ne cessait de réclamer un corps… Le Chevalier Vert, autrefois Maître des Secrets d’une troupe de ménestrels appelée La Compagnie du dragon blanc, était experte en artifices et en magie noire. Elle pouvait donner vie à presque tout ce qui était inanimé – et inversement. Beaucoup, d’ailleurs, doutaient que son corps soit composé de chair et de sang – d’où l’absence de voix.

Cassiopée tournait et retournait ces pensées dans sa tête, cherchant une issue – pour elle, pour Emmanuel et pour les marins. En attendant, elle était obligée de suivre Simon jusqu’aux Marais de la Mémoire, où il tenait à l’accompagner. Derrière eux, quatre soldats verts transportaient les lourdes caisses où les armures des Crevisses étaient rangées, telles de précieuses reliques. Elle pouvait les entendre buter contre les racines ou se prendre les pieds dans une liane.

Elle les entendait s’injurier. L’un d’eux dit à l’autre : « Tiens-la mieux, sinon je t’extermine ! »

Puis ce fut le silence.

Le cœur battant la chamade, Cassiopée avançait dans la jungle, reconnaissant ici l’arbre sous lequel Emmanuel et elle avaient échangé un baiser, là l’endroit où ils avaient fait deux fois l’amour.

« Il ne m’arrivera rien », pensa-t-elle. « J’en suis persuadée. » Dans le ciel, un cri d’oiseau parut être lancé à son intention, comme en écho à ses pensées.

— Maudite oiselle, maugréa Simon. Si je l’attrape, je la plume…

Mais il ne finit pas sa phrase. Inutile de provoquer Cassiopée, dont Galline avait longtemps été la seule amie.

Enfin, Cassiopée reconnut le passage où Emmanuel et elle avaient dû se frayer un chemin à grands coups d’épée. Les petites araignées… Malgré l’orage, et leur passage, les toiles avaient déjà été retissées.

— C’est par ici, dit-elle.

Simon et les gardes échangèrent un regard.

— Tu es sûre ? demanda Simon.

Les soldats verts paraissaient hésiter.

— Sûre et certaine.

Au-dessus de la canopée, un cri les invita à avancer. « Venez », semblait dire l’oiselle. « Tout va bien… »

— Je n’aime pas ça, dit l’un des soldats verts en posant à terre le bout de la caisse qu’il portait.

— Moi non plus, dit un autre en faisant de même.

— Ça pue le piège, décréta un troisième.

Le quatrième ne fit aucun commentaire, mais lâcha lui aussi la caisse qu’il tenait. Dans la jungle immobile, des perroquets à la queue verte et au corps rouge filaient tels des éclairs au-dessus d’eux. Parfois, un animal tenant à la fois du singe et du lémurien s’amusait à cogner une noix contre un tronc. Des gros moustiques vrombissaient autour d’eux, épais nuages d’entités vibrionnantes qu’ils traversaient en toussant pour en émerger le visage et les mains couverts de pustules rouges, un goût de sang dans la bouche.

— Très bien, dit Cassiopée. Si vous savez mieux que moi par où il faut aller, je vous suis.

Les quatre soldats verts et Simon échangèrent des regards qui semblaient dire : « Renonçons », mais Simon décréta :

— Cassiopée, tu vas nous précéder. Et, s’il y a du danger, tu nous appelles.

Cassiopée inspira une grande goulée d’air chargé d’humidité, et dit en esquissant une révérence :

— À ta guise…

Elle s’avança dans l’étroit boyau végétal, mélange si dense de toiles, de branchages et de lianes qu’il semblait impénétrable. Inclinant respectueusement la tête, saluant elle ne savait quels esprits de la jungle, elle fit un pas en avant, puis deux.

Il faisait sombre comme au fond d’un puits. Derrière elle, les lambeaux de jour où l’attendait Simon appartenaient à une autre vie. Cassiopée, qui n’avait pas d’arme pour fendre la toile d’araignée, l’écarta des deux mains, nageant dans un océan gluant, fait de coton et de lin. De minuscules bestioles s’y trouvaient prises au piège, certaines déjà mortes, d’autres à l’agonie. Quelques-unes étaient plus grosses que sa tête, et elle trembla en voyant un couple de singes enlacés dans la mort au milieu de la toile.

— Ça va ? demanda Simon.

Cassiopée ne répondit pas, craignant d’avaler Dieu sait quoi si elle ouvrait la bouche. Déjà, son visage, sa poitrine et ses mains étaient couverts de matière visqueuse, et elle était persuadée que des bêtes l’inspectaient, à la recherche d’un carré de peau nue où enfoncer leur aiguillon. Puis, finalement, comme elle n’y voyait rien, elle décida de fermer les yeux. Elle avançait à tâtons, cherchant à se remémorer la trajectoire qu’Emmanuel et elle avaient suivie…

Elle sentit la panique la gagner, pensa à son père et à Emmanuel. Il n’était pas question de les abandonner. Mais qui pouvait l’aider, elle ?

Dans le ciel, l’oiselle poussa un cri.

Cassiopée la remercia silencieusement, heureuse de pouvoir continuer à compter sur celle qu’elle avait toujours considérée comme sa bonne étoile « Ma fidèle Galline ! »

Soudain, elle perçut une présence. Là, au-dessus d’elle. Quelque chose de lourd et de massif se déplaçait entre les branches. Parfois, ça bondissait, passant d’un arbre à l’autre – avec un bruit de feuilles et de sourds craquements. Qu’est-ce que c’était ? La Reine Blanche ? « Allons, se dit Cassiopée. Certes, je dérange ses toiles. Mais ne me suis-je pas montrée respectueuse de son territoire, la première fois que j’y ai pénétré ? » Elle se rappelait combien Emmanuel et elle avaient pris soin de ne pas tuer de bébés araignées, espérant que cela suffirait à neutraliser l’hostilité de leur mère. Mais parfois, ce n’était pas assez. Il arrivait que les monstres aient envie de vous dévorer parce qu’il était dans leur nature de le faire.

C’était le cas.

Un mouvement d’air au-dessus de sa tête l’avertit que quelque chose d’énorme était en train de lui tomber dessus. Elle plongea en avant et poussa un cri.

Derrière elle, Simon l’appela :

— Cassiopée !

— Simon !

Un bruit d’épée tirée du fourreau résonna à l’entrée du boyau, et Simon pénétra dans l’antre de l’araignée anthropophage.

Cassiopée sentit qu’une créature la manipulait entre ses pattes pour lui planter son dard dans le dos. Multipliant les coups de poing et de pied à l’aveuglette, elle chercha à s’en débarrasser, mais la bête la tenait étroitement serrée entre ses huit pattes. Rouvrant les yeux, elle vit à travers la brume de toile qui lui obscurcissait les yeux deux crocs gros comme des dagues s’approcher de sa gorge. Elle cria de nouveau, et avec l’énergie du désespoir envoya un tel coup de pied à la Reine Blanche qu’elle parvint à la repousser. La bête stridula de douleur – tandis que de sa poche ventrale s’échappaient des milliers de bébés araignées, aussi lisses et blancs que leur mère. Mus par l’instinct, attirés par la délicieuse odeur de viande fraîche qui sourdait de son corps, ils partirent assaillir Cassiopée. Mais elle s’était déjà relevée, et détalait dans le noir, appelant :

— Simon ! Simon !

Comme autrefois dans le Vésuve.

Elle entendit une cavalcade confuse, s’imagina que la forêt refermait ses bras velus autour elle. Des branches lui cinglaient le visage – elle n’en avait cure ; des racines se mettaient en travers de ses pieds – elle bondissait par-dessus. Enfin, elle vit une lumière au bout de ce cauchemar.

Un cavalier vêtu de blanc l’attendait dans une sorte de clairière. Sans se soucier de savoir si c’était un rêve ou non, elle courut droit vers lui. Mais le cavalier s’éloigna, talonnant sa monture pour s’éloigner dans la forêt. Comment faisait-il pour se mouvoir aussi facilement dans cet inextricable lacis de lianes et de branchages ? On aurait dit que la forêt n’existait pas pour lui. Curieusement, Cassiopée eut moins de mal à le suivre qu’elle ne l’aurait cru. Le cavalier lui montrait le chemin – il était sur terre ce que l’oiselle était dans les airs.

« Taqi ! » pensa-t-elle. « Tu es revenu des Enfers pour me guider vers les marais… »

Avec une force et une foi renouvelées, elle accéléra sa course et distança la Reine Blanche. D’ailleurs, la bête avait cessé de la poursuivre, préférant tourner ses crocs, ses dix-huit yeux et ses milliers d’enfants vers Simon et ses soldats.

Cassiopée déboucha non loin de la cataracte où son père avait dirigé les travaux d’Amaury. Comme si le barrage n’avait jamais existé, le Nil avait repris son cours, coulant plus bas que la veille. Seule, telle une stèle funéraire, un bloc de pierre dépassait du Nil à l’endroit où celui-ci cascadait, avant de rejoindre l’Égypte et ses vallées.

Cassiopée était hors d’haleine. Elle se débarrassa rapidement des lambeaux de toiles d’araignée et des insectes accrochés à ses vêtements, et jeta un regard en arrière. La jungle s’était repliée sur elle-même, engloutissant la voie par où elle était venue.

— Taqi ! cria-t-elle.

Elle s’attendait à voir son vaillant cousin descendre de sa monture, et s’avancer pour la prendre dans ses bras.

— Taqi !

Mais il n’y avait personne. Si, là-bas, de l’autre côté du pont de lianes : un cavalier ressemblant à Taqi – ou au fantôme de Taqi. Cassiopée fit un pas en direction du pont, mit la main sur l’un des cordages qui reliait les deux rives et appela :

— Taqi ! C’est toi ?

— Cassiopée ! répondit une voix étouffée, dans son dos.

Elle entendit du bruit dans les fourrés, regarda dans la jungle et vit l’armure rouge des Crevisses émerger des broussailles, une épée à la main. Simon ? L’armure était maculée de substances rouges et noires – peut-être du sang d’araignée. Cahin-caha, elle s’approcha d’elle, et Cassiopée reconnut Simon derrière la visière de l’armure.

Derrière lui, trois soldats exténués, dont l’un se tenait le bras gauche comme s’il avait été blessé. Les deux hommes qui paraissaient le plus en forme transportaient la caisse où se trouvait l’autre armure des Crevisses.

— Simon ? C’est toi ? demanda Cassiopée.

— Oui !

À travers la visière de l’armure, Cassiopée vit un sourire éclairer le visage de Simon. Jamais elle ne l’avait vu si radieux, et elle eut presque pitié de lui. Mais elle tourna la tête et regarda de nouveau du côté de Taqi. Celui-ci avait disparu. Était-il seulement venu ?

— N’approche pas, dit-elle à Simon.

Celui-ci écarta les mains en signe d’apaisement, puis retira son heaume et souffla :

— Nous avons réussi à passer. Sans cette armure, nous y serions probablement restés. Mais je ne crois pas que cette araignée cannibale embêtera qui que ce soit désormais…

Derrière lui, le soldat vert qui avait posé la main sur sa blessure était d’une pâleur mortelle. Du pus coulait d’entre ses doigts.

— Cet homme a besoin de soins, il faut le ramener au camp, dit Cassiopée.

— Pas maintenant, rétorqua Simon. D’abord, les marais…

Il fit un signe, et les soldats déposèrent leur caisse, épuisés, las de cette aventure. Ils n’aspiraient qu’à retrouver leurs montures, le fracas des batailles. Une lance. Un cheval. Un Sarrasin et une charge de cavalerie. C’était ça, la vraie vie. Et non de jouer les portefaix dans une jungle empoisonnée, où des araignées de la taille d’un ours menaçaient à chaque pas de vous planter leur dard Dieu sait où.

— Ces marais ne sont pas pour toi, lui dit Cassiopée en s’avançant sur le pont. Rentre chez toi.

— Tu sais que si je retourne au camp sans toi, ils tueront Emmanuel.

Elle parut hésiter. Quels choix avait-elle ? Soit elle cédait, et acceptait d’entrer dans les marais avec Simon. Soit elle courait de l’autre côté du pont de lianes, s’arrangeait pour le faire s’effondrer dans le Nil et y pénétrait seule.

Mais Simon lui tendait la main de manière amicale. Un sourire, une chaleur dans le regard animaient son visage de manière nouvelle. Était-il possible qu’il ait à ce point changé ? Elle voulut croire que oui, et s’avança vers lui.

— Chienne, siffla-t-il en lui immobilisant le bras. Tu croyais m’échapper ?

De nouveau, ses yeux jetaient des éclairs de folie.

— Enfile cette armure !

Les soldats indemnes la menacèrent de leur épée, tandis que le blessé ouvrait la caisse où se trouvait l’armure de Cassiopée.

— Ne nous fais pas attendre, ajouta Simon. Ces hommes sont épuisés, et ils n’ont qu’une envie : venger la mort de leur frère, mangé par la Reine Blanche.