41.

« Il n’existe pas de remède à tous les maux de la terre. Le mien est si profondément enraciné qu’il ne peut être guéri. »

(CHRÉTIEN DE TROYES,

Cligès.)

Alerté par les clameurs, Simon regarda par la fenêtre de sa chambre. Saladin venait de pénétrer dans le bimaristan, suivi du docteur Ibn al-Waqqar, de ses gardes et d’une foule immense de courtisans poussant des cris d’orfraie, comme si une tragédie s’était produite.

— Par Allah, gardez votre calme ! criait le médecin. Et qu’on m’apporte mes électuaires, vite !

Des assistants en blouse noire couraient dans tous les sens, craignant – s’ils ne s’agitaient pas – d’attirer les soupçons.

— Que se paaasse-t-il ? demanda Rufinus depuis la table où Simon l’avait déposé.

— Avec un peu de chance, il va crever, dit simplement Simon.

— Qui çaaa ?

— Saladin, lâcha sèchement Simon. J’ai l’impression qu’il a été victime d’une tentative d’assassinat…

— Mon Dieu, quel draaame ! J’espère qu’il s’en remeettra.

— Pas moi. Je veux qu’il crève dans d’atroces souffrances.

— Oh ! Ce n’est pas très gentiiil de vouloir une chooose pareille. C’est l’oncle de Cassiooopée, tu ne peux pas lui souhaiter çaaa.

— Je le lui souhaite un millier de fois.

— Tu es fâââché, à cause d’Emmanueeel. Tu vois en lui un rivaaal, parce qu’il vous a sauvééés.

— Ce n’est pas lui qui nous a sauvés, c’est Gargano.

— Aloors, peut-être que tu es fâââché parce que tu te sens coupaaable…

— Coupable ? De quoi, grands dieux ?

— De t’être empooorté cooomme tu l’aaas fait, chez les Taaartares.

— C’étaient des démons. Quelqu’un devait les tuer. Nous avons eu le dessous, ce n’est pas ma faute.

— Vous étiez deeeux, contre des millieeers.

— C’est bien ce que je dis.

— Tu devrais t’aliiiter, tu es encore malaaade. Je le vois à tes yeux, ils brûûûlent de fièèèvre.

— Le mal dont je souffre ne peut être guéri.

— Tu sooouffres d’aimer et de ne paaas être aimé en retooour. C’est un mal baaanal.

La face de Simon s’empourpra sous l’effet de la colère, tandis que Rufinus continuait :

— Caaassiopée n’est pas amouuureuse de toooi. Alors tu t’imagines que c’est la fiiin du mooonde. Mais ce n’est pas le caaas !

— Toi, tu commences à m’échauffer les oreilles.

— C’est paaarce que je diiis la vériiité ! Mooontre-toi diiigne d’elle, arrêêête de te plaaaindre…

Simon s’avança brusquement vers la table, attrapa Rufinus par les cheveux et l’amena vers son lit, où il lui enfouit la face dans un oreiller. Au début, la tête poussa force gémissements. Alors il appuya de plus belle, et commença de compter jusqu’à cent. À trente, Rufinus gémissait beaucoup moins. À soixante, il ne disait plus rien.

— Cent ! s’exclama Simon. Et enfin le silence !

Il se frotta les mains, ravi de s’être débarrassé de cette odieuse tête parlante, puis sortit dans le couloir.

C’est le moment que choisit un oiseau pour entrer dans la chambre. Après s’être posé sur le bord de la fenêtre, il regarda de droite et de gauche, en poussant quelques « tchiip » amicaux. Comme tout était silencieux et calme, il voleta jusqu’à la petite table – où il picora quelques grains de raisin, avant d’aviser la drôle de tête tonsurée qui dépassait de l’oreiller. D’un coup d’ailes, il alla s’y poser. La tête ne bougeait pas.

— Tchiip ! chanta l’oiseau.

— Il est partiii ? demanda Rufinus, d’une voix étouffée.

— Tchiip ! Tchiip !

— Galliiine, ch’est toooi ?

L’oiseau tourna la tête dans tous les sens puis, trouvant son perchoir trop bruyant à son goût, repartit dans le jardin.

— Vaaa ferfer Galliiine !

Mais l’oiseau n’était déjà plus là. Rufinus attendit donc un court instant, clignant des yeux dans l’obscurité où ce fou de Simon l’avait plongé, épiant les sons – à l’affût du moindre signe indiquant que son bourreau revenait… Mais il y avait trop de raffut, trop de cris poussés par il ne savait qui. À tout hasard, il appela :

— Au fecooours ! Caffiooopée !

Cette fois, il y eut un grand vacarme au-dehors, et Rufinus se dit qu’il était inutile de s’égosiller. « Personne ne peut m’entendre. Attendons donc un peu… »

Il patienta, chantonnant pour passer le temps. Intérieurement, il souriait. Intérieurement – car s’il avait souri pour de vrai, les plis de l’oreiller lui seraient rentrés dans la bouche. Or, s’il y avait bien une chose que Rufinus détestait, c’était qu’on le bâillonne. En revanche, s’il souriait, c’était parce que Simon, dans son brutal accès de fureur, avait oublié un détail : il n’avait pas besoin de respirer. Quand le calme fut revenu, Rufinus se remit à crier :

— Au fecooours ! À moooi !

La porte s’ouvrit, et quelqu’un entra. Rufinus essaya vainement de se tasser sur lui-même, tâchant de se faire le plus humble possible – au cas où ce serait Simon.

— Alors, Rufinus, dit un jeune homme. On traîne au lit ?

— Au fecooours !

Une main le saisit délicatement par la base du cou, et le retourna face à la lumière. C’était Yahyah – l’ancien esclave de Massada parti un an plus tôt avec les « Dix » à la recherche d’un moyen de faire sortir des Enfers tous ceux qui y étaient tombés par erreur.

— Oh, Yahyah, quelle booonne surpriiise ! Que fais-tu lààà ?

Yahyah prit une mine contrite. Après avoir parcouru la Terre sainte pendant toute une année, il n’avait toujours pas découvert d’accès aux Enfers. Pis, les Assassins, les djinns, n’avaient cessé de harceler les « Dix ».

— J’en suis le seul, l’unique rescapé, dit Yahyah. Les « Dix » sont devenus « Un ». Un « Un » bien impuissant…

— Oh ! Je suis désolééé. Mais je veux croire que tout celaaa n’a pas été en vain.

Yahyah s’efforça de faire contre mauvaise fortune bon cœur, puis demanda :

— Et toi ? Que faisais-tu, le nez dans ce coussin ?

— C’est ce fooou ! haleta Rufinus. Il a cherché à me tueeer ! Il a voulu m’étouffeeer !

— Mais qui ?

— Simooon ! Juste au moment où Saladiiin entrait…

— Il faut le retrouver, dit Yahyah d’un ton grave. Simon a toujours été un exalté. Capable du moins bon comme du pire.

— Il a dit qu’il voulait qu’il crèèève !

Calant Rufinus sous son bras, Yahyah courut vers la salle d’examens, où les médecins du bimaristan al-Nûrî recevaient les malades.

Pour l’heure, seul l’un d’eux faisait l’objet de tous les soins : Saladin. Le sultan, plus atteint dans sa fierté que physiquement, pestait contre les médecins qui s’évertuaient à l’ausculter.

— Ce n’est pas de moi qu’il faut vous occuper, mais d’eux !

Il désignait les nombreux patients, qui attendaient depuis de longues heures allongés sur des nattes. Une rumeur de protestation jaillit de la foule – tout le monde était d’accord pour dire que le sultan valait mieux que quiconque. Alors, se relevant, et après avoir ordonné aux médecins de le laisser tranquille, Saladin s’écria :

— Menez-moi à ma nièce ! Pour le reste, je vais fort bien, merci…

Il quitta la salle, sans trop savoir où il allait, mais suivi par une vingtaine d’hommes en armes, d’autant de courtisans et de médecins. « Je vais fort bien », répétait-il en son for intérieur. Et pourtant, il tremblait. Il n’oubliait pas que son oncle adoré, Chirkouh le Volontaire, était mort après avoir pressé sur ses lèvres un citron empoisonné.

— Yahyah ! Tu es donc de retour ! s’exclama-t-il en voyant le jeune homme qui portait Rufinus dans ses bras.

Yahyah s’agenouilla aux pieds du sultan, dont il pressa la main sur son front.

— Hélas, trois fois hélas, je viens en pénitent implorer votre pardon, noble sultan. Car j’ai échoué.

Courtisans, médecins, patients et soldats entouraient Yahyah, attendant la réponse du sultan.

— À l’impossible nul n’est tenu.

— J’aurais tellement aimé sauver votre neveu.

— Allah est le Clément. Comme je l’ai dit à Cassiopée l’année dernière, je ne crois pas que Taqi soit resté en Enfer. Quant à ce chevalier Morgennes, qui suis-je pour m’opposer aux désirs du Très-Haut ? Allons, relève-toi, mon cher Yahyah, brave d’entre les braves, et accompagne-moi plutôt auprès de ma nièce. Elle sera sûrement heureuse de te revoir.

Puis le sultan baissa les yeux vers la tête coupée, et lui demanda :

— Et votre ami Simon, où est-il ?

Yahyah eut un frémissement, et bredouilla une parole que Saladin n’entendit pas.

— Il s’est enfuiii, expliqua Rufinus. Après avoir tenté de me tuuuer. D’ailleurs, je crains qu’il ne veuuuille…

Le sultan était tout ouïe.

— Attenter à votre vie, conclut Yahyah à la place de Rufinus.

— Je vois, dit Saladin calmement. Eh bien, il va falloir qu’il fasse la queue, car les prétendants sont nombreux.

— Malheureusement, nous ne savons pas où il est.

— Retrouvez-le, ordonna Saladin à ses gardes. Fouillez l’hôpital. Au besoin, fouillez la ville. Envoyez des cavaliers au-dehors, mais ramenez-le-moi. Je le veux pour ce soir !

Deux mamelouks inclinèrent la tête, puis s’éloignèrent en criant des ordres à des gardes alignés le long des murs et près des portes. Dans le bimaristan se mit à bruire cette rumeur : « Un diable blanc cherche à tuer Saladin ! Il faut absolument l’en empêcher, et le ramener au sultan pieds et poings liés ! »

Saladin sourit à Rufinus et Yahyah, prit ce dernier par le bras et lui dit :

— Et maintenant, allons voir Cassiopée.