52.

« De là vient le bruit de gémissements et le sons de cruels coups de fouet : c’est alors le grincement de chaînes de fer traînées Énée s’arrêta et demeura terrifié par le fracas. »

(VIRGILE, L’Énéide.)

Cassiopée ne put s’empêcher de faire brusquement demi-tour. Elle profita d’un jet de vapeur craché par une marmite pour se cacher de Coloman, et l’observa. Il n’avait pas changé. C’était toujours la même masse compacte de muscles et d’agilité, qui se déplaçait avec une aisance étonnante. Son allure tenait à la fois de la panthère et du loup – d’un grand loup noir, d’un chef de meute. Car Coloman régnait sur son académie comme le Diable sur les Enfers, et nul, ici, n’aurait osé lui désobéir.

« Nul, se dit Cassiopée, sauf moi. »

En effet, elle avait rapidement refusé d’accomplir les missions pour lesquelles elle avait été formée, les trouvant répugnantes et horribles. « Vous ne ferez pas de moi une esclave !

— Tu avais promis de me servir, ta vie durant ! » lui avait rappelé Coloman. C’était la vérité. Elle avait même ajouté, au moment de prêter serment : « Croix de bois, croix de fer, si je mens, je vais en Enfer ! »

« Eh bien, c’est fait », songea-t-elle.

À l’époque, Coloman s’était contenté de la chasser de son académie, maugréant : « La peste soit des femmes et de cette famille ! » Cassiopée avait cru qu’il faisait allusion à sa mère, à Chrétien de Troyes ou à Gargano. Maintenant, elle se disait que Coloman devait penser à Morgennes.

« Qui sait ? Après tout, peut-être qu’il m’avait acceptée dans son académie – où normalement les femmes sont interdites – parce qu’il savait que Morgennes était mon père… »

Cachée par la vapeur et son tonneau, elle regarda le mégaduc marcher vers l’un des escaliers qui remontaient au rez-de-chaussée. Elle ne le quittait pas des yeux, voulant être certaine de son départ. Soudain, Coloman ralentit le pas. Il se retourna, fouillant la haute salle voûtée du regard. Qu’avait-il entendu ? Vu ? Senti ?

Autour de lui, l’activité décrût. Les marmitons, gâte-sauces, tournebroches, maîtres coqs et maîtres queux redoutaient sa colère. Une onde de terreur se propagea dans les cuisines, dont l’activité frénétique fondit comme neige au soleil. Les « clac-clac » des couteaux sur les marbres se turent, et l’on n’entendit plus dans toute la salle que le chant des marmites et des casseroles.

C’est alors que Cassiopée faillit tressaillir. Subitement, inexplicablement, Crucifère parut doubler de poids. Pis. Elle semblait peser un quintal, et Cassiopée ploya le genou droit – manquant lâcher son tonneau.

Heureusement, au moment même où cela se produisait – et où les yeux de Coloman passaient sur elle – une marmite siffla à côté d’elle, l’enveloppant d’un épais nuage de vapeur. Malgré la chaleur, Cassiopée se sentit soulagée. Et comme Coloman regardait ailleurs, elle s’avança vers la bibliothèque et s’y faufila rapidement.

Ce n’est qu’une fois à l’intérieur qu’elle s’autorisa – après avoir vérifié que la pièce était vide – à se laisser glisser à terre, et à souffler. « Les livres m’ont sauvée », se dit-elle, les mains posées sur son tonneau. Elle bascula le loquet de la porte en position fermée, et examina les lieux. Un candélabre illuminait des étagères où s’entassaient des milliers de parchemins.

« Nous verrons cela plus tard », se dit Cassiopée en dégainant Crucifère.

La lame de l’épée luisait d’une vive lueur bleue, mais elle était redevenue d’un poids normal. « Eh bien, que t’est-il arrivé ? » demanda-t-elle silencieusement à l’épée. Évidemment, celle-ci ne lui répondit pas. « C’est la première fois que tu me fais ça… »

Petit à petit, l’épée retrouva son éclat métallique habituel. Soulagée, Cassiopée la remit au fourreau, plaça son tonneau en travers de la porte – au cas où quelqu’un viendrait. Depuis les étagères, l’œil de parchemins enroulés sur eux-mêmes la regardait déambuler au milieu des codex empilés dans la pièce. L’un d’eux, rédigé en grec ancien, était intitulé Comment servir les dragoni. Rapidement, Cassiopée le feuilleta. Il était écrit en onciales, c’est-à-dire en lettres majuscules, séparées les unes des autres. Curieusement, il ne s’agissait absolument pas d’un manuel de cuisine, mais d’un ouvrage expliquant que les dragons existaient bel et bien, et qu’ils régnaient depuis toujours en maîtres sur la Terre. « L’homme est né pour les servir », expliquait cet ouvrage, écrit par un conteur anonyme qui prétendait être un contemporain d’Alexandre le Grand.

D’ailleurs, disait aussi ce livre, Alexandre le Grand était lui-même un dragon ayant pris forme humaine. « Eh bien, se dit Cassiopée. Au moins, je ne serai pas venue pour rien… » Elle referma l’ouvrage, lorsque des parchemins s’en échappèrent. « Qu’est-ce que c’est ? » Cassiopée les ramassa, et vit des symboles tracés à l’encre violette, dans une langue inconnue, surmontés de ce titre en latin : Draco fictio. Quelqu’un avait dû commenter ce manuel, et prendre des notes. Mais quelque chose l’intriguait. L’écriture… Il s’agissait de minuscules cursives, formées par une main délicate. Non, ce n’était pas celle de Coloman – comme elle aurait pu s’y attendre –, mais celle d’une femme. Elle aurait pu le jurer ! Un frisson la parcourut. Était-ce celle de la légendaire Shyam ? Cette Maître des Épices – que Cassiopée n’avait jamais connue – avait été l’une des toutes dernières femmes (avant elle) à avoir été acceptées dans l’académie. Combien de fois n’avait-elle pas entendu, à la faveur de la nuit, vanter son savoir, sa sagesse ? On prétendait que Coloman l’avait tuée. Pour quelle raison ? Mystère.

Apparemment, Coloman était venu ici pour consulter cet ouvrage – ou les notes que Shyam y avait consignées.

Rédigées dans une langue que Cassiopée ne connaissait pas, elles étaient indéchiffrables. Mais quelqu’un, quelque part, saurait forcément les lui lire. Elle fourra livre et notes dans le sac à dos étanche que Kunar Sell lui avait fabriqué, et continua sa route.

L’escalier métallique remontait en tournant sur lui-même vers une pièce circulaire, dans laquelle s’ouvraient de petites fenêtres rondes. « Curieux décor », se dit Cassiopée. « On le croirait venu d’un autre temps, d’un autre monde… » Tendant l’oreille afin de s’assurer que personne ne se trouvait à proximité, elle s’approcha à pas feutrés d’une petite porte et l’ouvrit doucement. Personne… Elle vit alors un long couloir, et reconnut l’intérieur du phare de Coloman. « D’après Kunar Sell, l’endroit que je cherche n’est pas loin… »

Quelques pas à l’intérieur du corridor lui permirent d’admirer divers dessins et esquisses accrochés à ses murs – d’armures et de navires, dont l’un évoquait l’Arche de Noé. Des odeurs cuivrées se mirent à flotter autour d’elle tandis qu’elle gagnait la sortie du phare, pour se diriger vers un escalier en plein air. Celui-ci descendait vers un jardin qui s’étageait jusqu’au Bosphore. L’air embaumait l’acacia. La nuit était chaude, calme, envahissante. Cassiopée s’y coulait comme dans un ample vêtement de soie, rassurée par la présence de son faucon, tout là-haut dans le ciel – étoile au milieu des étoiles.

Le vol de l’oiselle lui donnait toutes sortes d’informations. Présence ou non de danger ; direction à suivre… Le risque, c’est qu’elle pouvait la faire repérer. Coloman la connaissait – et, s’il la voyait, il la reconnaîtrait certainement.

Tout au fond du jardin, Cassiopée aperçut un antique passage dissimulé par des fourrés. Sans les informations de Kunar Sell, elle ne l’aurait jamais remarqué. À vrai dire, c’était plus une embrasure qu’un passage ; une faille ouverte sur un autre monde – le palais, tel qu’il existait à l’époque de Constantin. Soudain, un bruit dans l’obscurité la fit se figer. Se tassant sur elle-même, tâchant de se faire brindille, elle observa. Là, dans le jardin, une forme impossible avançait d’un pas lent. Qu’est-ce que c’était ? Un dragon.

Mais un dragon de petite taille, monté par un soldat en armure hérissée de piquants et muni d’une lance. « Un draconocte ! » D’après Kunar Sell – qui savait de quoi il parlait – ils étaient plus redoutables que les gardes du corps de l’empereur. C’est alors que, dans le ciel, son faucon poussa un cri. Il n’était pas question de se battre, mais au contraire de faire preuve de discrétion. Nul ne devait savoir qu’elle était venue dérober…

« Une armure. Dans la partie antique du palais. »

Focalisant toute son attention sur son but, Cassiopée oublia le draconocte et son dragonnet, et se faufila discrètement dans le passage qui lui faisait face. Progressant parmi les ruines d’un couloir à demi éboulé, elle se rappela avoir lu – dans le Traité d’armurerie de Mardi al-Tarsussi – la description d’une armure forgée par Héphaïstos pour la reine des Crevisses. Une armure dont les pièces s’articulaient à la manière des écailles de homard, et qui conférait à celui qui la revêtait la capacité de se mouvoir et de respirer sous l’eau. Cette armure, d’un rouge écarlate, avait ensuite été offerte à Alexandre le Grand pour lui permettre d’explorer l’Atlantide.

Cassiopée, que cette légende fascinait, se demandait de quelle couleur seraient les armures qu’elle trouverait.

Rouges. Elle n’en tira cependant pas la conclusion qu’il s’agissait de copies de l’armure de la reine des Crevisses, même si la ressemblance était troublante. En fait, de là où elle était – au bord du bassin au fond duquel s’alignaient deux douzaines d’armures –, Cassiopée se disait qu’elles auraient pu tout aussi bien avoir été fabriquées à partir d’écailles de dragons. Après tout, les Anciens ne les avaient-ils pas pourchassés pour cette raison même : s’en faire des armes et des armures ?

Aspirant l’air à pleins poumons, elle chercha des yeux un treuil ou une poulie, mais il n’y en avait pas. En fait, une légère pente permettait de descendre au fond du bassin. Visiblement, ces armures pouvaient être enfilées dans l’eau. « C’est étrange », se dit-elle. Mais après tout, guère plus étrange que d’arpenter des marais dont les vapeurs provoquaient l’amnésie.

Soudain, son épée s’alourdit.

« Coloman ? »

Cassiopée se dépêcha de se déshabiller, vite. Très vite ! N’ayant gardé que Crucifère et son sac à dos étanche, elle entra dans l’eau. L’une des armures semblait faite pour elle, n’étant point aussi grande que les autres.

C’est alors que des ondes de choc firent trembler les caisses qui se trouvaient dans la pièce. Une pluie de poussière tomba du plafond, s’ajoutant à l’eau trouble.

— Les draconoctes !

Cassiopée plongea dans l’eau froide, entraînée par le poids de Crucifère. À côté des armures, l’eau était rouge comme si du sang y avait été versé. Cassiopée battit des jambes et des bras, s’approcha de l’armure qu’elle avait repérée, et en défit les attaches. Celles-ci jouèrent sous ses doigts comme si elle avait répété ces gestes un millier de fois, et elle commença de revêtir la cuirasse, tout en se disant : « Je suis certaine que d’habitude des assistants aident les chevaliers à les enfiler… » Pourquoi y arrivait-elle si facilement ? Elle n’aurait su le dire, mais elle avait l’impression qu’une présence lui prêtait main-forte. « J’ai déjà fait ces gestes, ou quelqu’un qui les a faits des milliers de fois est en train de m’aider. »

Elle avait à peine revêtu son armure qu’un dragonnet fit son apparition, dans un sifflement de colère.

Le cœur battant, Cassiopée se dirigea vers le fond du bassin, y manœuvra une sorte de roue qui ouvrait une porte circulaire dissimulée au milieu des fresques, et s’y engouffra tandis que des carreaux d’arbalète s’abattaient autour d’elle, venant fracasser en silence les mosaïques du bassin.

Une fois de l’autre côté, elle referma la porte et la bloqua à l’aide du fourreau de Crucifère. L’épée jetait de tels éclats bleus qu’on aurait dit un orage, et elle était si lourde que Cassiopée pouvait à peine la soulever.

Du côté du bassin, des mains cherchèrent à forcer le passage, tandis que Cassiopée s’en allait à pas lents et pesants, en direction du Bosphore où ses compagnons l’attendaient. Du moins l’espérait-elle.