2.

« Pensant au Jugement, elle s’estimait coupable ; pensant à l’Enfer, elle s’estimait digne d’y être torturée. »

(JACQUES DE VORAGINE,

La Légende dorée.)

Port de Marseille, 8 janvier 1189

Malgré le grésil qui tombait sur Marseille, Cassiopée refusait de quitter le pont de La Stella di Dio – la nef qui devait la ramener en Terre sainte. Les deux mains appuyées sur la fine pellicule de givre qui recouvrait le bastingage, elle regardait Marseille enveloppée de neige. La ville, à l’autre bout de la jetée, était d’une beauté surprenante, irréelle. De petites fumées bravaient la pluie pour monter se perdre dans les nuages.

« Brrr », grelotta-t-elle en se frottant les bras, les yeux rivés sur la blanche cité. « Vivement qu’on retrouve le soleil… »

Et pourtant, elle ne pouvait s’empêcher d’appréhender ce qui l’attendait, sur l’autre rive de la Méditerranée. Un terrifiant voyage, que très peu d’hommes – et encore moins de femmes – avaient accompli avant elle. Car elle avait l’intention de mettre ses pas dans les pas des plus grands héros de l’Antiquité, et de se rendre aux Enfers. Pour rejoindre son père, elle descendrait au fond du puits des Âmes, à Jérusalem. « Si ça se trouve, se dit-elle, je regretterai bientôt ce froid… »

Soudain, une ombre la recouvrit, et elle fut à l’abri de la pluie. C’était Simon, qui étendait une couverture au-dessus d’elle.

— Tu vas attraper froid, lui dit-il. Viens t’abriter à l’intérieur.

Cassiopée tourna vers lui son beau visage endeuillé, aux cheveux ruisselants de pluie.

— Je ne peux pas, j’attends.

— Qui ça ?

— Conrad de Montferrat.

Tout en continuant d’abriter Cassiopée, Simon regarda lui aussi vers la ville. D’une minute à l’autre, Conrad de Montferrat reviendrait avec le jeune Josias de Tyr, qu’il était allé chercher à Notre-Dame de la Galline – et ils pourraient enfin partir pour la Terre sainte, et les Enfers.

— Nous retrouverons ton père, je te le promets, dit-il en s’approchant un peu plus de Cassiopée.

Il percevait la chaleur de son corps, l’odeur de ses cheveux, et voyait même sur sa peau – là où le cou se fondait dans l’épaule – un petit grain de beauté en forme de haricot. « Je t’aime », pensa-t-il. « Mais comment te le dire ? »

Il inspira une profonde goulée d’air humide, sentit le froid pénétrer ses poumons et songea : « Depuis que Morgennes est mort, et que ta mère t’a appris qu’il était ton père, c’est comme si toute vie s’était enfuie de toi. Tu es pareille à la bougie qu’on vient de souffler. Ô Cassiopée, ma chère et douce et tendre, ne te laisse pas éteindre ! Je suis là, je suis fort. Assez pour raviver ta flamme, et vous sauver ton père et toi ! N’oublie pas, n’oublie jamais, que je suis seul à pouvoir te comprendre… »

Il s’approcha un peu plus de sa belle, se collant presque contre son corps. « J’aimerais tellement te réchauffer, t’apporter espoir, chaleur et lumière. »

C’est alors qu’il eut une idée. Il avait, dans son aumônière, le petit bout de croix qu’il avait pris à son père. Et, dans son aumônière, le petit bout de croix semblait lui crier : « Vas-y, prends-moi, je suis la solution ! Tu m’as volé à ton père pour qu’il aille en Enfer, je le sais. Mais tu m’as pris aussi pour m’offrir à Cassiopée. Après tout, ne suis-je pas un fragment de la croix que son père avait gardé en croyant que j’étais la Vraie Croix ? Tu devrais m’offrir à elle. Elle te tomberait dans les bras… »

Simon cligna des yeux. Il pleuvait si fort que par endroits la pluie perçait la couverture, plaquant ses cheveux noirs sur son visage.

— Nous devrions redescendre, insista-t-il.

— C’est idiot, répondit-elle. Mais j’ai l’impression que si je reste là à l’attendre, Conrad de Montferrat reviendra plus vite.

— Peut-être que Josias n’est pas encore arrivé ?

Josias de Tyr était le jeune archevêque que feu Sa Sainteté Urbain III avait chargé de convaincre les rois de France et d’Angleterre de partir en croisade… Conrad et lui étaient convenus de se retrouver à Marseille, une fois la mission du prélat accomplie.

« Surtout, se dit Simon, j’ai une faveur à lui demander, une fois qu’il sera monté à bord. » Prenant son courage à deux mains, il dit à Cassiopée :

— J’aimerais te parler, avant qu’ils n’arrivent. Ce n’est peut-être pas le moment idéal, mais étant donné ce qui nous attend de l’autre côté de la Méditerranée, je crains que nous n’ayons pas de meilleure occasion…

Malheureusement, Cassiopée ne l’écoutait pas. Son cœur et ses pensées étaient entièrement tournés vers Morgennes. « Il est mort sans savoir que je suis sa fille. Si seulement je pouvais le lui dire… » Mais comment parler aux morts ? En priant ? « Hélas, s’il est vrai qu’il se trouve en Enfer, il ne peut pas m’entendre… »

Son regard se porta vers la mer, où un pâle soleil affleurait – fin cil de lumière jaunissant l’horizon. « Je veux lui dire qui je suis pour lui. Je veux lui dire : “Morgennes, je suis ta fille, Cassiopée. Tu es mon père. Guyane de Saint-Pierre est ma mère…” » Mais elle était obligée d’attendre, d’attendre et d’attendre encore – ce qu’elle avait beaucoup de mal à supporter. « Chaque minute que je passe ici correspond peut-être à une année de supplice pour mon père… »

— Alors ? demanda Simon.

Cassiopée le regarda et comprit qu’il lui avait posé une question importante. Elle avait l’impression d’entendre un point d’interrogation s’agiter fébrilement dans les airs, autour d’elle. Comme pour confirmer cette impression, Simon avait dans les yeux la sorte d’inquiétude qu’on réserve d’ordinaire aux affaires les plus graves. Malgré cela, il avait toujours son visage d’enfant de chœur. Sa courte barbe n’y changeait rien. Il sentait le cierge et l’hostie.

Elle prit une attitude embarrassée. Que lui avait-il demandé ? Comment ne pas le vexer ? Que lui répondre ? Trop tard. Il y a des questions auxquelles on doit répondre sans réfléchir, d’un seul allant. Celle de Simon appartenait à cette catégorie.

— Tu ne m’écoutais pas, n’est-ce pas ? demanda Simon.

— Pardon, je pensais à Morgennes. Je me disais que j’aurais bien aimé avoir un père, comme toi.

— Mon père ne m’aimait pas, répondit-il amèrement.

— Mais c’était quand même un père. Moi j’ai grandi sans. Entre ma mère et deux parrains…

De ses deux parents disparus – l’un en Enfer, l’autre parti à sa recherche en Terre sainte –, Cassiopée ne savait lequel lui manquait le plus. Probablement Morgennes, à l’absence duquel elle ne s’était pas encore habituée. « À l’absence duquel, rectifia-t-elle, je ne m’habituerai jamais. » Il est des drames dont chaque épisode, chaque détail, est si profondément inscrit dans la mémoire qu’on ne saurait les oublier. Elle revoyait la barbe de son père, ravagée par les flammes au moment de sa chute dans le puits des Âmes. Ni Simon ni elle ne l’y avaient suivi, contrairement à son cousin Taqi – qui y avait précipité sa monture tout en leur criant : « Déguerpissez ! » Elle l’entendait encore, ce cri. « DÉGUERPISSEZ ! »

— Je comprends, dit Simon.

Il se pinça les lèvres et se contint pour ne pas lui déposer dans le cou le baiser qu’il retenait depuis tant de jours, tant de semaines, tant de mois…

La première fois qu’il l’avait vue, elle était enchaînée. Prisonnière des Assassins qui l’avaient capturée pour la livrer aux Templiers blancs. En ce temps-là, elle se trouvait en son pouvoir. Tandis que maintenant… Dieu que cela semblait loin ! Existaient-ils seulement encore, ces fameux Templiers de la première loi, maintenant que leur sénéchal, Renaud de Châtillon, était mort, et que Kunar Sell et lui-même avaient rendu les armes ? Probablement pas…

Alors que la pluie cessait, rendant la couverture de Simon inutile, un cri d’oiseau leur parvint. Levant les yeux, Simon aperçut une minuscule tache de bleu et de brun, tournoyant dans le ciel.

— Je me demande ce que fait Montferrat, s’interrogea Cassiopée, impatiente. Il aurait déjà dû rentrer. Nous étions censés partir au plus tard ce matin…

— Je vais le chercher ! s’écria Simon, trop heureux de pouvoir rendre service à Cassiopée.

Il se débarrassa de sa couverture mouillée, et se précipita hors du bateau.