46.

« Il est mauvais d’entretenir le deuil, car il est stérile. »

(CHRÉTIEN DE TROYES,

Cligès.)

— Prends mes bottes, dit Guyane. Elles te seront utiles.

Elle tendit à Cassiopée la paire de bottes que lui avait léguée Poucet, mais Cassiopée la repoussa, expliquant :

— J’ai très bien vécu sans jusqu’à présent, alors qu’elles t’ont permis de venir jusqu’ici, et même de trouver ton gentil ami. Garde-les.

Guyane de Saint-Pierre parut hésiter, mais un échange de regards avec Cassiopée lui apprit qu’il était vain d’insister.

— En tout cas, ma chère fille, poursuivit Guyane de Saint-Pierre, il est une chose que tu ne m’empêcheras pas de t’offrir, c’est ceci.

Guyane sortit d’une aumônière une pierre, où noir et blanc s’entremêlaient.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda Cassiopée en sentant un picotement dans sa poitrine.

— Cette pierre a permis ta naissance, et celle de ton père, murmura Guyane d’une voix chargée d’émotion. Sans elle, je n’aurais jamais été enceinte.

— Et c’est seulement maintenant que tu m’en parles ?

— Aurais-je dû le faire avant, quand tu n’étais encore qu’une enfant innocente ?

— Et après ?

— Après ? Dois-je te rappeler que tu es partie, à peine adolescente, à l’académie militaire de Constantin Coloman ?

— Parce que tu m’y as envoyée.

— Sur les conseils de Chrétien de Troyes, et aussi parce que…

Guyane déglutit, comme si ce qu’elle avait à apprendre à sa fille était douloureux.

— Parce que ton père y était allé. Voilà pourquoi, déclara-t-elle sur le ton de celle qui franchit une épreuve difficile.

Elle se leva, croisant et décroisant les mains, faisant des allers et retours entre le lit de sa fille et la fenêtre. Une brise légère entrait dans la pièce, soulevant les fins rideaux de coton blanc.

— Je souhaitais, malgré tout, que tu te rapproches de ton père. Même si je ne voulais pas t’en parler. J’ai toujours considéré qu’il était mort, certes. Mais j’ai toujours pensé qu’il était mauvais d’entretenir le deuil. Parce qu’il est stérile. C’est pour ça que je n’ai pas fondu en larmes quand Alexis de Beaujeu m’a appris le décès de ton père. J’ai d’abord, surtout, pensé à toi. Qui ne l’avais jamais connu…

Cassiopée s’avança vers sa mère et l’implora :

— Maman, je t’en conjure. Ne nous disputons pas. Bientôt nous serons séparées, probablement pour toujours.

— Alors prends cette pierre.

— Je refuse d’être mère, répliqua Cassiopée en repoussant la pierre.

— Maintenant, peut-être. Mais demain ? Qui sait ce que tu vas vouloir, dans six mois ? Dans un an ?

Cassiopée se mura dans un silence dont rien ne semblait pouvoir la tirer.

— Je suis une femme, je sais ce dont je parle, poursuivit Guyane.

— Jamais.

— Ce jeune homme, Emmanuel, mon petit doigt me dit que tu lui plais…

— C’est un Hospitalier, qui se doit à sa Dame.

— T’entendre mentionner ce fait m’incite à penser qu’il a attiré ton attention.

— Maman ! Laisse-moi tranquille. Tout ce que je veux, c’est terminer mon œuvre.

— Tu la termineras, j’en suis certaine. Pour quelqu’un comme toi, qui as triomphé de tant d’épreuves, quoi de plus simple que d’achever un conte d’aventures ?

Cassiopée eut un demi-sourire. Oui, quelque chose lui disait qu’elle réussirait. Elle en avait le pressentiment.

— Je crois savoir pourquoi Simon s’est brusquement emporté, dit-elle subitement à sa mère.

Sa mère la considéra gravement. Qu’allait-elle lui apprendre ?

— C’est à cause de Crucifère. Je pense que Simon aurait voulu l’épée pour lui. C’était celle de papa, d’accord. Mais pour lui, elle aurait dû lui revenir. Il se considérait comme l’écuyer de Morgennes, celui qui devait prendre sa suite. Voir Crucifère entre les mains d’une femme – fût-elle la fille de Morgennes – lui était par trop insupportable. Je l’ai compris en Tartarie, et je crois qu’il l’a compris lui aussi, quand l’épée s’est mise à briller…

Cassiopée fit une pause, en quête d’un peu d’eau. Malheureusement, devançant leur départ, les esclaves de l’hôpital avaient ôté toute la vaisselle de la chambre. Seules de magnifiques oranges, posées dans un saladier décoré de versants du Coran, semblaient à même de la désaltérer. Cassiopée s’en approcha, en prit une et commença de l’éplucher.

— Ah, c’était donc ça, dit Guyane. Quand Emmanuel et Gargano t’ont ramenée de Tartarie, je t’ai entendue me parler de l’épée…

— Si sa lame brillait, ce n’était pas à cause des Tartares. C’était à cause de Simon. Le danger, c’était lui.

Guyane la considéra sans rien dire, puis lui remit une mèche de cheveux en place.

— C’était aussi ce que pensait Emmanuel.

Cassiopée prit un quartier d’orange et l’avala.

— C’est délicieux. Tu en veux ? proposa-t-elle à sa mère en lui tendant un autre quartier.

Guyane l’accepta et s’en délecta. L’orange était particulièrement rafraîchissante.

Il était temps de se séparer. Alors, Guyane enfila les bottes de Poucet, attrapa son paquetage et le mit sur son dos. Sur la table de la chambre d’hôpital, elle laissa l’étrange pierre que sa fille avait refusée, ainsi qu’un petit paquet.

— Tu y trouveras le portrait que Pixel avait fait du père de Morgennes et d’Azyme. Il te revient.

Puis, regardant par la fenêtre comme s’il lui tardait de s’envoler, elle ajouta :

— Même si ton grand-père s’en est effacé depuis, ça te fera toujours un souvenir.

Elle poussa un profond soupir, s’approcha de Cassiopée et la serra dans ses bras :

— Je t’en conjure. Prends cette pierre. Elle est à toi désormais, et personne d’autre que toi ne pourra la toucher. Même pas moi… Si jamais tu désires un enfant, cette draconite pourra t’y aider. Tu comprendras pourquoi.

Cassiopée hocha silencieusement la tête. Inutile de faire de la peine à sa mère. D’ailleurs, Guyane avait raison : « On ne peut pas savoir ce que les prochains mois, les prochaines années nous réservent. Alors, ne fermons pas les champs du possible. »

Guyane serra sa fille à l’étouffer, si fort que cette ultime étreinte en valait mille.

— Adieu, ma très chère fille.

— Adieu, ma très chère mère.

— Et si un jour tu passes en Inde, viens me voir.

— Je te le promets.

Guyane rajusta les lanières de son sac à dos et bondit par la fenêtre. Cassiopée s’y précipita, pour voir si sa mère avait atterri dans le jardin. Mais celui-ci était vide, à l’exclusion des oiseaux batifolant dans le bassin.

— Alors adieu, jolie maman, dit Cassiopée en levant son regard vers les cieux.