Ma définition d’une armée ? Mais, des tueurs bien dressés, bien sûr !
Général Agamemnon, Mémoires
Dans les profondeurs de ses citadelles souterraines, Omnius surveillait la planète. Ses yeux-espions rapides et doués d’ubiquité électronique enregistraient tous les aspects de l’offensive humaine. L’issue de la bataille était en train de changer.
Ils enregistraient les trajectoires des milliers d’engins qui s’abattaient sur l’ancienne planète de l’humanité en faisant le compte de ceux que ses défenseurs abattaient.
Mais les bombardiers atomiques avaient réussi à passer.
Le suresprit n’avait plus qu’un compte indépendant et restreint pour évaluer le nombre d’unités de défense dont il disposait encore. Individuellement, ces vaisseaux robots pouvaient être sacrifiés et reconstruits à partir des schémas et des matériaux stockés. Le vaisseau piloté par Seurat avait réussi à se dégager du rideau des hrethgir pour gagner le large. Les décisions essentielles et les dernières réflexions d’Omnius sur l’assaut des humains seraient redistribuées sur les Mondes Synchronisés.
Pourtant, malgré ses pouvoirs d’analyse, Omnius n’avait toujours pas de solution à la crise quand les premières ogives explosèrent en surface. Les secousses du sol et de l’atmosphère envoyèrent des impulsions électromagnétiques surpuissantes loin en profondeur. Les vagues d’énergie se développèrent et, en un éclair, elles eurent oblitéré le réseau des circuits-gel des machines, comme si elles avaient été autant de chiffons imbibés d’essence sur lesquels on aurait lancé une étincelle.
L’Omnius de la Terre était au milieu d’une réflexion essentielle quand l’onde de choc le détruisit.
Dans le passé, Seurat, l’aimable et amusant Capitaine robot, n’avait jamais eu d’armes personnelles sur lui. Mais Vorian, lui, s’était muni cette fois d’un brouilleur de poing, un appareil à courte portée destiné à inhiber les circuits des machines pensantes en cas de combat rapproché.
— Alors, vous êtes venu me rejoindre, finalement ! s’exclama Seurat. Les humains vous ennuient déjà ? Oui, je comprends, ils ne sont pas aussi passionnants que moi, hein ? (Le robot émit un rire rauque dont il avait le secret et que Vorian avait entendu bien des fois.) Saviez-vous que votre père vous considère désormais comme un traître ? Et vous vous sentez peut-être coupable de m’avoir désactivé, d’avoir volé le Voyageur du Rêve et...
— Rien de tout ça, Vieux Métallocerveau. C’est une partie de plus perdue pour toi. Je ne peux pas te laisser livrer cette mise à jour.
Seurat répéta son rire.
— Ah, les humains et leurs caprices stupides !
— Oui, mais nous sommes très opiniâtres en ce qui concerne les causes perdues. (Il leva son brouilleur.) Et parfois, nous gagnons.
— Vorian, vous étiez mon ami. Vous vous souvenez de toutes nos plaisanteries ? Tenez, j’en ai une nouvelle. Si vous construisez un cymek avec un cerveau de mule, qu’est-ce que vous...
Vorian appuya sur la détente. Des arcs électriques se lovèrent comme autant de ficelles luminescentes autour du corps de fleximétal du robot, de sa peau de polymères. Il fut agité d’un soubresaut. Vorian avait ajusté les réglages pour neutraliser les systèmes de réponse de Seurat sans détruire son cerveau central. C’aurait été comme un meurtre.
— La plaisanterie a tourné à vos dépens, mon ami, dit-il. Je suis navré.
Seurat était paralysé à son poste et Vorian se mit à fouiller jusqu’à ce qu’il récupère enfin les sphères de gel-mémoire scellées qui contenaient toutes les données de l’Omnius de la Terre.
Il les serra contre lui, accorda un dernier regard à son ex-ami robot, puis quitta le vaisseau en refermant le sas derrière lui. Il était incapable de le détruire définitivement. Et puis, il ne constituait plus une menace pour l’humanité.
Il retrouva son poste de pilotage dans le kindjal, et se détacha du vaisseau de Seurat qui partit à la dérive vers les limites du système solaire, dans les régions perdues où il rejoindrait les courants des comètes et des météorites errants. Pour se perdre à jamais.
Le feu nucléaire brillait sur toute la Terre quand le Segundo Harkonnen rassembla les éléments épars de la force d’assaut. Les pertes avaient été énormes, largement supérieures à ce qu’il avait prévu.
— Il faudrait des mois pour inscrire les noms de tous ceux qui se sont sacrifiés sur ce monde, Cuarto Powder, dit-il d’un air sombre à son adjudant. Et des années pour les pleurer.
— Tous les vaisseaux et les complexes industriels de l’ennemi ont été détruits, Segundo. Notre objectif a été atteint.
— Oui, Jaymes.
Il ne ressentait qu’une immense lassitude, une tristesse sans fond. Et une colère brûlante à l’encontre de Vorian Atréides.
Quand le fils d’Agamemnon revint des limites du système solaire, il le fit escorter par un escadron de kindjals. Il neutralisa les boucliers afin que les chasseurs puissent ramener le vaisseau de Vorian. De nombreux pilotes étaient prêts à l’abattre dès qu’il serait à portée de tir, mais Xavier le leur interdit formellement.
— Nous allons juger ce salopard pour désertion, et aussi, sans doute, pour trahison.
Il descendit en hâte au ponton d’amarrage, dans les niveaux inférieurs du ballista. Dans l’antre énorme, les grues et les grappins soulevaient et rangeaient les vaisseaux de retour comme des jouets, sous la direction d’opérateurs humains.
Vorian sortit de son chasseur l’air triomphant. Quelle audace avait ce jeune traître ! se dit Xavier. Des pilotes entourèrent Vorian et le fouillèrent sans ménagement. Il parut irrité par leur hostilité évidente et protesta quand ils lui arrachèrent un paquet en même temps que son arme de poing.
Son expression s’illumina quand il aperçut enfin Xavier.
— Alors l’Omnius de la Terre a été anéanti ? L’assaut a été un succès ?
— Certainement pas grâce à vous, Vorian Atréides. Je vais vous faire mettre aux fers jusqu’à ce que nous soyons de retour sur Salusa Secundus. Là, vous comparaîtrez devant un tribunal de la Ligue afin d’être jugé pour vos actes de lâcheté.
Mais le jeune homme ne parut pas effrayé. L’air incrédule, il désigna le paquet que les pilotes lui avaient confisqué.
— Peut-être que vous devriez montrer ça au tribunal, non ?
Il y avait de la méfiance dans ses yeux gris tandis qu’il regardait Xavier ouvrir l’emballage de plass et faire sauter le sceau. A l’intérieur, il y avait une boule métallique rutilante qui semblait enveloppée dans une couche gélatineuse d’argent.
— C’est la copie complète d’Omnius, dit enfin Vorian. J’ai intercepté et neutralisé son vaisseau de mise à jour alors qu’il tentait de s’enfuir. (Il haussa les épaules.) Si je l’avais laissé partir, tous les autres suresprits auraient reçu les détails complets de cette attaque. Après tous les morts que nous avons eus, Omnius n’aurait plus rien eu à perdre et les autres Mondes Synchronisés auraient été au courant de l’existence des boucliers et de notre stratégie. Ce qui veut dire que toute cette opération aurait été menée à bien en vain. Mais j’ai stoppé ce vaisseau.
Xavier le dévisagea en silence, stupéfait. Sous ses doigts, la boule était souple, tiède, comme faite de tissu vivant. Jamais la Ligue n’avait imaginé faire un jour une telle prise. A elle seule, cette chose justifiait l’assaut de la Terre, la perte tragique de tant de vies. Si Vorian disait la vérité.
— Je suis convaincu que les officiers de renseignement vont avoir du travail, dit Vorian, rayonnant. (Et il ajouta en un simulacre de sourire :) Sans compter qu’Omnius sera pour nous un otage de grande valeur.
L’Armada se retira du système solaire où n’existait plus aucun humain, ni aucune machine. Laissant derrière elle des continents vitrifiés, des villes fondues, des océans stériles, des calottes polaires scarifiées.
Vorian s’attarda un instant devant un hublot, avec le souvenir encore vif d’un paysage bleu et vert, de veines brunes et sombres, de lacis de fleuves et de lacs. De grands nuages encerclant des étendues de neige, de cités déployées sur des deltas ou au cœur des forêts. D’archipels semés en ondes de perles.
Mais là, il ne voyait plus qu’un moignon de monde, un tas de cendres. Et il s’interrogea : combien de siècles s’écouleraient dans l’Histoire de l’humanité avant que la Terre connaisse à nouveau la vie ?