Les précautions les plus intenses de défense ne sauraient garantir la victoire. Néanmoins, le simple fait de les ignorer est la meilleure recette pour la défaite absolue.
Manuel stratégique de l’Armada de la Ligue
Les six vaisseaux de reconnaissance sous le commandement de Xavier Harkonnen avaient suivi pendant quatre mois un trajet précis qui les avait amenés sur différents mondes de la Ligue. Les points de défense des systèmes isolés n’avaient connu que de rares escarmouches durant des années, et nul ne savait dans quel secteur Omnius allait frapper.
Xavier n’avait jamais remis en cause la décision difficile qu’il avait prise après l’attaque des cymeks. Manion Butler avait loué son sang-froid et sa détermination dans l’épreuve mais il avait agi sagement en envoyant le jeune officier pour une mission lointaine alors que l’on commençait à reconstruire la cité. Ainsi, les Salusans auraient le temps de panser leurs blessures sans chercher un bouc émissaire.
Xavier avait refusé d’écouter les excuses des nobles avaricieux qui refusaient de participer à la cause commune. Il ne fallait reculer devant aucune dépense.
Chaque monde libre qui passerait sous le pouvoir des machines serait une perte pour l’humanité entière.
Les vaisseaux de reconnaissance, après avoir rallié les mines de Hagal firent escale sur Poritrin et ses fleuves immenses, puis gagnèrent Seneca et ses pluies corrosives qui condamneraient les machines pensantes peu de temps après leur conquête.
Ensuite, ce furent Relicon, Khana III et Richèse, avec son industrie à haute technologie encore bourgeonnante qui était regardée d’un mauvais œil par les nobles de la Ligue. Théoriquement, les laboratoires et les complexes de Richèse sophistiqués n’abritaient aucune espèce d’informatique ou d’intelligence artificielle, mais des questions et des doutes subsistaient.
La dernière halte du tour d’inspection de Xavier était Giedi Prime. Il allait enfin pouvoir remettre le cap sur Salusa, retrouver Serena, et ensemble ils tiendraient leurs promesses.
D’autres mondes de la Ligue avaient édifié des tours à générateurs de champ de brouillage. Les défaillances des boucliers face aux cymeks n’avaient pas totalement dévalué la géniale invention d’Holtzman et les barrières coûteuses constituaient encore la protection principale contre les assauts des machines pensantes. De plus, les mondes humains avaient depuis longtemps stocké un arsenal important d’armes atomiques, l’ultime défense apocalyptique. Certains gouverneurs de planètes dotés d’une volonté d’acier étaient prêts à voir leur monde réduit en cendres plutôt que de succomber aux hordes d’Omnius.
Les machines aussi avaient accès aux armes atomiques, mais Omnius avait décidé qu’elles étaient inefficaces et peu précises pour imposer son pouvoir et nécessitaient un nettoyage de radioactivité particulièrement difficile. Et puis, avec ses ressources quasi illimitées et sa formidable patience, le suresprit toujours sur le guet jugeait qu’il n’avait pas besoin de tels moyens.
Xavier, en débarquant sur Giedi Prime, cligna des yeux sous le soleil éblouissant. La métropole élégante se déployait devant lui, avec ses complexes d’habitation, ses polygones industriels, ses parcs harmonieux et ses canaux proprets. Tout ici n’était que couleurs et fraîcheur, bien qu’avec ses nouveaux poumons tlulaxa il ne perçût qu’une frange de la senteur des parterres fleuris, même en inspirant à fond.
— Ce serait merveilleux d’amener Serena ici, un jour, dit-il à haute voix, avec un rien de tristesse.
S’ils se mariaient, ils pourraient envisager de passer leur lune de miel sur Giedi Prime.
Il y avait maintenant quatre mois qu’il voyageait entre les mondes et Serena commençait à lui manquer terriblement. Il s’était promis que dès qu’il regagnerait Salusa, ils se fianceraient officiellement. Inutile d’attendre plus longtemps.
Le Vice-roi le traitait déjà comme un fils et Xavier avait reçu la bénédiction de son père adoptif, Emil Tantor. Il se disait que tous les membres de la Ligue devaient considérer que ce serait une union parfaite entre deux maisons nobles.
Il était encore souriant en retrouvant l’image des yeux couleur lavande et mystérieux de Serena quand le Magnus Sumi, chef légitime de Giedi Prime, vint l’accueillir, escorté d’une dizaine d’hommes de la Garde Privée.
Le Magnus était un homme d’âge mûr, svelte et pâle, avec de longs cheveux blond-gris qui lui tombaient sur les épaules.
— Ah ! Tercero Harkonnen ! s’exclama-t-il d’un ton enjoué en levant la main. Nous accueillons avec plaisir les vaisseaux de l’Armada de la Ligue. Nous avons hâte de savoir comment Giedi Prime pourrait renforcer ses défenses face aux machines.
Xavier s’inclina avec raideur.
— J’apprécie votre coopération, Éminence. Face à Omnius, nous ne devons pas employer des matériaux fragiles non plus que des solutions de fortune qui ne sauraient en rien protéger votre population.
A la suite de la bataille de Zimia, les ingénieurs de Xavier avaient lancé des demandes instantes d’amélioration des moyens stratégiques dans toute la Ligue. La noblesse avait alors puisé dans ses coffres, augmenté les impôts de ses sujets et participé au financement de la défense. À chaque halte, de monde en monde, Xavier avait ainsi pu mandater des corps de troupe et des ingénieurs sur les points névralgiques de la Ligue.
Les gardes s’étaient figés en un garde-à-vous impeccable et le Magnus Sumi, d’un geste, invita Xavier à le suivre.
— Rien de tel qu’un fastueux banquet pour mettre les choses au clair, Tercero Harkonnen. Il y aura des plats succulents, mais aussi des danseurs, des musiciens et quelques-uns de nos poètes les plus talentueux. Nous serons au calme dans ma résidence et nous aurons le temps de discuter des plans possibles. Je suis certain que ce long voyage vous a épuisé. Vous pourriez demeurer ici quelque temps, qu’en dites-vous ?
Xavier ne put répondre que par un sourire crispé : il était tellement loin de Salusa Secundus. Après Giedi Prime, le groupe de reconnaissance devrait encore voyager durant un mois pour regagner le système de Salusa. Plus tôt ils partiraient, songea-t-il, plus tôt il retrouverait Serena.
— Voyez-vous, Éminence, ceci est notre dernière étape. Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, je préférerais consacrer moins de temps à des festivités et un peu plus à notre inspection. Nous avons un calendrier à respecter et je ne crois pas que nous puissions consacrer plus de deux jours à Giedi Prime. Nous devons nous concentrer sur l’essentiel.
Le Magnus parut déçu.
— Oui, je suppose que cette fête ne s’impose pas vraiment après les ravages commis sur Salusa Secundus.
En deux jours, Xavier et ses hommes ne purent qu’inspecter à la hâte le dispositif de défense de Giedi Prime. La planète leur apparut comme prospère et attrayante, avec des ressources riches. Xavier se dit que ce serait l’endroit idéal pour s’installer un jour.
Il rédigea un rapport favorable accompagné toutefois d’une mise en garde.
— Cette planète, manifestement, ne peut qu’attirer la convoitise des machines pensantes, Éminence. (Il venait d’examiner le plan de la cité et la somme des ressources des principaux continents.) Les cymeks, s’ils attaquent, viseront à épargner les polygones industriels afin que les robots puissent les exploiter. Omnius prêche toujours l’efficacité.
Le Magnus répondit avec orgueil en désignant les sous-stations des diagrammes.
— Nous avons l’intention d’installer des tours d’émission secondaires sur plusieurs sites stratégiques. (Des points lumineux se matérialisèrent sur l’écran.) Nous avons déjà construit une station de transmission de secours sur l’une des îles inhabitées de la mer du Nord. Elle permettra de couvrir l’ensemble de la projection polaire. Elle devrait être opérationnelle dans un mois.
Xavier acquiesça distraitement, l’esprit saturé d’avoir examiné de tels détails durant des mois.
— Je suis heureux de l’entendre, quoique je doute qu’un complexe de transmission secondaire soit absolument nécessaire.
— Tercero, nous voulons nous sentir à l’abri.
Ils se retrouvèrent sous l’une des grandes tours aux paraboles d’argent qui dominaient Giedi Ville. Xavier, en foulant le barrage de béton qui était censé arrêter des véhicules d’assaut, se dit qu’il ne résisterait pas longtemps aux guerriers cymeks.
— Éminence, je suggère que vous renforciez vos installations ainsi que votre garnison sur ce site. Augmentez la puissance de vos batteries de missiles pour mieux vous protéger d’une attaque spatiale. Sur Salusa, la stratégie des cymeks était de porter le gros de leurs forces sur les tours qu’ils voulaient détruire, et ils pourraient bien la répéter. (Il promena la paume sur un énorme pilier de paracier.) Ces boucliers sont vos premières et ultimes défenses, le rempart le plus efficace contre les machines. Ne les négligez pas.
— Ça non. Nos usines produisent de l’artillerie lourde et des blindés sans relâche. Dès que ce sera possible, nous entourerons ce complexe de forces militaires importantes. Nous ferons de même pour la zone nord.
Xavier se dit que cette seconde génératrice serait trop isolée pour être à l’abri d’un assaut massif. Mais par sa seule existence, elle semblait rassurer le Magnus et l’ensemble de la population.
— Très bien, fit Xavier en consultant son chronomètre. Il se dit que leur escadron pourrait sans doute repartir avant le crépuscule...
Mais le Magnus poursuivit d’un ton incertain :
— Tercero, vous vous inquiétez à propos des défenses spatiales limitées dont nous disposons. Notre Garde ne possède que quelques vaisseaux de fort tonnage en orbite qui sont capables de repousser toute flotte robotique, mais nos éclaireurs et nos unités sentinelles ne sont pas très nombreux. J’admets que nous sommes vulnérables sur ce front. Que se passera-t-il si Omnius décide de nous attaquer sur orbite ?
— Vous avez des missiles de défense au sol et ils se sont toujours révélés fiables selon les rapports. Je crois que votre meilleur espoir est de protéger votre complexe de boucliers. Même une armada formidable ne pourrait venir à bout du brouillage des boucliers. Quand la flotte des machines s’est abattue sur Salusa, leurs intelligences ont vite compris qu’elles ne pouvaient venir à bout du brouillage et elles ont décidé de battre en retraite.
— Mais s’ils installent un blocus ?
— Votre monde est autonome et tout à fait en mesure de soutenir un siège jusqu’à l’arrivée des renforts de la Ligue. (Impatient de regagner le spatioport, Xavier ajouta pour apaiser les inquiétudes du Magnus :) Néanmoins, je vais demander qu’on vous envoie un ou deux destroyers de classe javelot qui se placeront en orbite au-dessus de votre monde.
Dans la soirée, le Magnus invita les membres de l’Armada à un banquet de départ.
— Un jour, nous vous serons sans doute reconnaissants de nous avoir sauvé la vie.
Au milieu du repas, Xavier se leva en présentant ses excuses. Les mets et le vin lui semblaient sans saveur.
— Éminence, notre escadron ne doit pas manquer la fenêtre de départ optimale.
Il s’inclina sur le seuil avant de se précipiter vers son vaisseau. Il savait que certains de ses hommes auraient aimé se détendre plus longtemps mais, pour la plupart, ils brûlaient d’envie de retrouver leur foyer ou leur fiancée.
Xavier quitta la douce planète Giedi Prime, convaincu d’avoir fait tout ce qui était nécessaire pour sa défense.
En ignorant totalement les points vulnérables qu’il ne s’était pas soucié de découvrir...