Les monolithes sont vulnérables. Pour perdurer, il faut être mobile, résistant et diversifié.
Bovko Manresa,
Premier Vice-roi de la Ligue des Nobles
Quand le groupe de bataille de l’Armada quitta Pori- trin, la foule était moins dense dans Starda, et les vivats plus discrets. La rumeur sur les esclaves qui avaient saboté un travail essentiel s’était répandue et la population avait honte.
Abattu, Niko Bludd observait les sillages ioniques des vaisseaux qui montaient vers l’espace. Puis, concentrant sa colère, il dirigea sa plate-forme de cérémonie vers les esclaves rassemblés. Il avait donné l’ordre à ses contremaîtres de tous les rassembler pour une inspection générale.
Il s’exprima devant un amplificateur vocal et sa voix résonna comme le tonnerre.
— Vous avez trompé Poritrin ! Vous avez jeté l’opprobre sur l’humanité ! Vos sabotages ont porté atteinte à l’effort de guerre contre nos ennemis. Ça s’appelle une trahison !
Il promena son regard furieux sur l’assemblée. Il avait attendu des signes de remords, des suppliques, des demandes de pardon, et même des têtes inclinées sous le poids de la culpabilité. Mais tous semblaient agressifs, provocants, comme s’ils étaient fiers de leurs actes. Les esclaves n’étaient pas officiellement des citoyens de la Ligue et, techniquement, ils ne pouvaient être coupables de trahison, mais Bludd aimait le son pesant et menaçant de ce mot. Ces ignorants ne pouvaient comprendre la subtile différence.
Il renifla, songeur, se souvenant d’un vieux châtiment novachrétien considéré comme un choc psychologique non violent.
— Je déclare ici même un Jour de Honte qui sera étendu à tous. Soyez reconnaissants envers le Segundo Harkonnen qui a détecté votre incompétence avant que des braves la paient de leur vie. Mais par vos actes, vous avez affaibli notre combat perpétuel contre Omnius. Jamais on ne pourra laver le sang qui souille vos mains.
Sachant qu’il avait affaire à des gens superstitieux, il lança une dernière malédiction :
— Que cette honte retombe sur vos descendants ! Que jamais les lâches bouddhislamiques ne se libèrent de leur dette envers l’humanité !
Bouillant de rage entre deux jurons, il ordonna à ses Dragons de démarrer la plate-forme et de quitter le spatioport.
Bel Moulay avait espéré ce genre de situation instable. Une occasion unique : tant d’esclaves rassemblés pour une circonstance unique. Le leader zenchiite incita ses frères à passer à l’action.
Les contremaîtres et les Dragons avaient des ordres pour disperser les équipes réassignées et renvoyer les ouvriers esclaves à leurs maîtres d’origine. Les travaux de routine de Poritrin avaient été en grande part interrompus pendant le séjour des vaisseaux de l’Armada en cale sèche, et un certain nombre de seigneurs avaient exprimé leur irritation.
Mais maintenant, les prisonniers refusaient de reprendre le travail, refusaient de bouger.
Bel Moulay harangua ceux qui étaient les plus proches, réactivant les graines qu’il avait semées durant leurs réunions secrètes, mois après mois. Il s’exprima en galach afin que les nobles puissent comprendre.
— Nous ne voulons plus trimer pour les esclavagistes ! Que les machines pensantes vous oppressent vous, ou nous, quelle est la différence ? Dieu sait que notre cause est juste ! Nous n’abandonnerons jamais le combat !
Il brandit le poing.
La foule clama à l’unisson. Et la fureur se répandit comme le feu sur l’huile, trop vite pour que les Dragons et les nobles de Poritrin puissent réagir.
Moulay reprit ses invectives contre la plate-forme qui s’éloignait.
— Niko Bludd, vous êtes pire que les machines pensantes parce que vous avez réduit votre propre race en esclavage !
Une horde de Zenchiites et de Zensunni encercla les contremaîtres stupéfaits et les désarma. Un contremaître avec un bandana noir leva les poings en grommelant des ordres, mais il fut incapable de réagir quand les esclaves l’ignorèrent. Ils se contentèrent de le pousser vers les enclos où tant d’esclaves avaient été enfermés.
Bel Moulay avait donné des instructions spéciales et efficaces : ils devaient prendre des otages mais surtout ne pas créer une émeute sanglante et massacrer les nobles. C’est à cette unique condition que son peuple aurait un espoir de négocier sa liberté.
Le leader zenchiite repéra plusieurs cabanes et quatre bateaux antiques qui étaient restés dans la vase à marée basse, et ses partisans les incendièrent. Les flammes montèrent dans la nuit, comme des fleurs immenses mais aussi comme des étendards. Leur pollen d’étincelles et de fumée gagna le spatioport. Et les esclaves, dans l’exaltation du moment, se répandirent sur les terrains, empêchant l’atterrissage de tout vaisseau commercial.
Quelques éléments plus jeunes et violents franchirent le cordon de spectateurs ébahis. Les Dragons réagirent alors avec violence en ouvrant le feu. Ils abattirent quelques esclaves, mais les autres se répandirent dans les rues de Starda comme autant de poissons vifs dans les roseaux. Ils investirent les allées, les cours, les ruelles, bondirent sur les barges et jusque sur les toits des hangars où ils retrouvèrent les enfants qui n’avaient attendu que cette occasion.
Et la nouvelle se répandit dans l’ancien langage des chasseurs, le chakobsa que chacun de ces êtres opprimés pouvait comprendre. Le soulèvement se propageait...
Tio Holtzman était furieux et honteux que la première installation militaire à grande échelle de ses boucliers se soit conclue par une telle débâcle. Norma Cenva travaillait sur ses propres concepts et, perdu dans ses pensées, il ne remarqua pas tout de suite qu’on ne lui avait pas servi son repas et que le thé à la girofle était maintenant froid. Concentré sur une intégrale particulièrement complexe, il abandonna, écœuré.
La maison était bizarrement silencieuse et aucun écho ne lui parvenait des laboratoires.
Irrité, il sonna les domestiques, puis reprit ses calculs. Des minutes s’écoulèrent sans aucune réponse des esclaves et il sonna une seconde fois, avant de se précipiter en vociférant dans les couloirs. Il aperçut enfin une femme zenchiite qui traversait le hall et l’interpella. Elle se contenta de le regarder avec une expression curieuse et partit dans la direction opposée d’un air indigné.
Il ne pouvait le croire.
Il alla rejoindre Norma et, ensemble, ils entrèrent dans la salle des équations où travaillaient les calculateurs. Ils les trouvèrent en train de bavarder dans leurs divers langages. Les feuilles d’équations et les ustensiles de calcul étaient abandonnés sur les tables.
— Pourquoi n’avez-vous pas fini ? tonna Holtzman. Nous avons des concepts à compléter ! C’est un travail important !
D’un seul et même geste, les esclaves calculateurs balayèrent tout ce qui se trouvait sur les tables. Les papiers s’envolèrent et les ustensiles claquèrent sur le sol.
Le Savant était abasourdi. Mais Norma semblait commencer à comprendre.
Holtzman appela les gardes, mais un seul répondit, un sergent ruisselant de sueur qui se cramponnait à ses armes comme si elles étaient des ancres.
— Toutes mes excuses, Savant Holtzman. Les autres Dragons ont été appelés par le Seigneur Bludd pour tenter de maîtriser les émeutes au spatioport.
Holtzman et Norma se précipitèrent vers la plateforme d’observation pour observer le spatioport. À la lunette, ils virent des feux un peu partout aux alentours. Une vaste foule était rassemblée et, même à cette distance, Holtzman devina des cris et des appels.
Derrière eux, l’un des calculateurs cria :
— Il y a trop longtemps que nous sommes des esclaves ! Nous ne travaillerons plus pour vous !
Holtzman se retourna aussitôt, mais ne parvint pas à identifier le trublion.
— Non seulement vous êtes des esclaves mais aussi des idiots ! Vous croyez que je me prélasse sur un divan pendant que vous travaillez ? Vous n’avez pas vu les brilleurs dans mon bureau tard dans la nuit ? Cette grève est nuisible à toute l’humanité !
Norma s’efforça de prendre un ton mesuré.
— Nous vous nourrissons, nous vous habillons, nous vous logeons de façon décente – et la seule chose que nous attendons en retour, c’est votre aide dans les calculs de simples mathématiques. Nous devons tous lutter ensemble contre notre ennemi commun.
— Oui, renchérit Holtzman, parce que vous préféreriez retourner sur vos mondes sauvages et malodorants ?
Les esclaves explosèrent en un chœur violent :
— Oui !
— Pauvres crétins égoïstes, marmonna le Savant en se tournant à nouveau vers les incendies du spatioport et la foule déchaînée. Incroyable !
Il ne se considérait sincèrement pas comme un mauvais maître. Il se montrait simplement aussi exigeant avec les esclaves qu’il l’était avec lui-même.
Le fleuve avait une teinte grisâtre sinistre et reflétait la couleur des épais nuages.
Norma réfléchit à haute voix.
— Si ce soulèvement gagne les champs et les mines, les forces militaires du Seigneur Bludd ne seront plus capables de le contenir.
Holtzman secoua la tête.
— Ces Bouddhislamiques arrogants ne pensent qu’à eux, tout comme lorsqu’ils ont fui les Titans. Ils sont incapables de voir au-delà de leur petit horizon mesquin. (Il jeta un regard noir aux esclaves calculateurs.) Maintenant, vous et moi allons perdre du temps à discuter avec des gens comme ça plutôt qu’avec nos véritables ennemis. (Il cracha, incapable de trouver un autre moyen d’exprimer son dégoût.) Je serais surpris que nous y survivions.
Il ordonna qu’on scelle les chambres des esclaves et qu’on ne leur serve aucune nourriture jusqu’à ce qu’ils aient repris le travail. Mais Norma, qui le suivait, était inquiète.
Ce même après-midi, le Seigneur Bludd reçut une liste d’exigences du leader de l’insurrection. Protégé par ses partisans, Bel Moulay fit une déclaration, demandant la libération de tous les Zenchiites et Zensunni et leur retour vers leurs mondes d’origine.
Au spatioport, les rebelles avaient pris en otages de nombreux nobles et contremaîtres. Des bâtiments étaient en feu tandis que Bel Moulay haranguait passionnément la foule en avivant la colère...