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Tio Holtzman, Lettre au Seigneur Niko Bludd
En arrivant sur Poritrin après un voyage qui lui avait paru sans fin, Norma Cenva se sentit totalement étrangère sur ce nouveau monde. Sa petite taille lui valait certes quelques regards, mais elle s’était habituée à cela. Sur les Planètes Dissociées, il existait de nombreuses races, dont certaines étaient de petite taille. Elle avait appris à ne pas tenir compte du goût ou de l’opinion des autres, de toute façon. Elle ne souhaitait qu’une chose : faire bonne impression sur Tio Holtzman.
Avant son départ de Rossak, elle avait eu droit à un long regard intrigué et hostile de sa mère. Zufa avait décidé de croire que le brillant Savant avait commis une erreur ou bien qu’il avait mal interprété les écrits théoriques de Norma. Elle espérait que sa fille reviendrait avant peu.
Aurelius s’était occupé de tout, il avait même dépensé ses économies pour lui offrir une cabine encore plus calme et luxueuse que celle qu’avait proposée Holtzman. Zufa était restée avec ses novices et Aurelius, seul, avait accompagné Norma jusqu’aux docks sur orbite, au large de Rossak. Il lui avait offert un bouquet délicat de fleurs pétrifiées avant de la serrer gentiment dans ses bras à l’instant où elle s’avançait vers la coupée du vaisseau. Avec un sourire entendu, il lui avait dit alors :
— Toutes nos déceptions doivent nous rapprocher.
Et pendant tout le voyage, Norma s’était accrochée à ce commentaire à la fois chaleureux et troublant...
Lorsque la navette se posa près de la cité de Starda, sur le delta du fleuve, Norma piqua les fleurs pétrifiées d’Aurelius dans ses cheveux bruns, une touche de coquetterie qui contrastait avec son visage ingrat, sa grosse tête et son nez rond. Elle n’était vêtue que d’une blouse floue sur un simple collant, l’une et l’autre en fibres de fougère tissées.
Dans la bousculade des passagers qui débarquaient, elle avait le plus petit bagage. Pressée de rencontrer le scientifique qu’elle admirait tant et qui la prenait au sérieux, elle descendit en hâte la rampe. Elle avait entendu bien des histoires à propos des prouesses mathématiques du Savant Tio Holtzman et elle était prête à participer à tout projet sur lequel il travaillait. Mais, avant tout, elle espérait qu’il ne la rejetterait pas.
Son regard courut dans la foule et elle le reconnut aussitôt. Holtzman était un homme d’âge moyen, le visage glabre, avec de longs cheveux gris qui lui tombaient sur les épaules. Il était soigné, impeccablement habillé, à la dernière mode, d’une longue robe blanche aux manches vagues décorée de badges.
Il l’accueillit avec un large sourire, les bras écartés.
— Bienvenue sur Poritrin, mademoiselle Cenva.
Il posa les mains sur ses épaules et, s’il ressentait du désappointement en découvrant la taille de Norma et son allure peu aguichante, il ne le manifesta pas.
— J’espère que vous avez apporté votre imagination avec vous. Nous avons pas mal de travail qui nous attend, vous et moi.
Il la précéda dans la foule, loin des regards curieux, avant de l’entraîner hors du spatioport jusqu’à une barge qui flottait au-dessus des eaux de Tisana, un fleuve splendide.
— Poritrin est un monde paisible. C’est ici que je peux laisser mon esprit vagabonder et réfléchir à des choses susceptibles de sauver la race humaine. (Il lui adressa un sourire empreint de fierté.) C’est ce que j’attends aussi de vous.
— Je ferai de mon mieux, Savant Holtzman.
— Qui pourrait demander plus ?
Sous le soleil de l’après-midi, un voile diffus de nuages jaune citron enveloppait le ciel. La barge partit en une lente dérive au-dessus du tissu complexe de goulets et de ruisseaux qui se déployait autour des barres sableuses et des îlots toujours changeants. Le cours principal de l’Isana était encombré de bateaux, des péniches chargées de céréales, des cargos qui allaient accoster au port avec des marchandises destinées à l’exportation hors-monde. La riche Poritrin nourrissait de nombreuses planètes moins fortunées sur le plan agricole qui lui envoyaient en retour des matériaux bruts, des équipements, des produits manufacturés. Ainsi que des esclaves pour la main-d’œuvre qui constituait sa ressource essentielle.
Certains des immeubles les plus imposants du spatioport étaient en réalité des navires sur pontons, ancrés aux quais de grès. Leur toiture était faite d’une couche de feuillets de métal bleu et argent venu des fontes du Nord lointain.
Holtzman désigna un promontoire qui dominait les quartiers denses de Starda. Norma reconnut, dans les maisons à toit bleu, l’influence de l’architecture classique novachrétienne.
— C’est là-bas que se trouvent mes laboratoires. Et aussi mes entrepôts, les quartiers des esclaves et des laborantins, et mes appartements. Dans cette double spirale de rocher.
La barge décrivit une courbe jusqu’à deux doigts géants de grès pointés au-dessus du fleuve. Norma eut le temps d’admirer les baies de plass, les balcons couverts ainsi qu’une passerelle qui reliait un dôme, sur une des spires, avec une tour conique et des dépendances sur l’autre.
L’expression admirative de Norma n’échappa pas à Holtzman qui lui dit en souriant :
— Norma, je vous ai fait préparer un appartement, en plus des laboratoires et des assistants qui sont réservés aux calculs fondés sur vos théories. Je suis certain que vous allez leur donner de quoi ne pas chômer.
Elle le regarda, interloquée :
— Comment ? Quelqu’un d’autre va travailler sur mes calculs ?
— Bien sûr ! (Holtzman écarta quelques mèches de son visage et tira sur sa longue robe.) Vous êtes faite pour les idées, tout comme moi. Nous voulons que vous construisiez des concepts sans vous préoccuper de leurs développements. Inutile de perdre du temps dans des travaux d’arithmétique fastidieux. N’importe quel étudiant peut s’en charger. Et puis, les esclaves sont faits pour ça.
Dès que la barge s’amarra à un ponton dallé, des serviteurs surgirent et prirent le mince bagage de Norma avant de leur offrir des rafraîchissements. Excité et fier comme un enfant, Holtzman précéda Norma vers ses immenses laboratoires. Les salles étaient encombrées de clepsydres et de sculptures magnétiques dans lesquelles des sphères orbitaient sur d’invisibles circuits. Les pupitres électrostatiques étaient couverts de croquis et d’esquisses de plans cernés par des équations qui ne conduisaient à rien.
Norma découvrit très vite qu’Holtzman avait abandonné plus de concepts qu’elle n’en avait créé durant sa vie. Et la plupart des papiers froissés et des tracés géométriques semblaient plutôt anciens. Les feuillets étaient écornés et l’encre était passée.
Holtzman leva les bras dans un grand froissement de tissu pour rejeter toutes ses notes dans l’oubli d’un geste définitif.
— Ce ne sont que des jouets, des gadgets que j’ai gardés parce qu’ils m’amusent. (Il poussa du doigt une boule d’argent qui flottait sur un champ magnétique, ce qui eut pour effet de lancer sur leurs orbites périlleuses des planètes modèle réduit.) Il m’arrive quelquefois de jouer avec ça juste pour essayer de trouver l’inspiration. Mais, généralement, ces choses m’amènent à penser à d’autres jouets, pas aux armes de destruction massive qui nous seraient nécessaires pour nous libérer de la tyrannie des machines. Le fait que je ne puisse pas me servir d’ordinateurs sophistiqués me complique le travail. Pour la masse énorme de calculs qui me sont nécessaires afin de tester une théorie, je ne peux faire appel qu’aux ressources humaines en espérant que les esprits les mieux entraînés seront à la hauteur. Venez, je vais vous présenter les spécialistes.
Ils pénétrèrent dans une salle lumineuse, avec de grandes baies. Des établis et des tables y avaient été disposés en mosaïque. Les ouvriers mathématiciens étaient penchés sur toutes les surfaces utilisables, concentrés sur des appareils de calcul manuels. À en juger par leurs tenues négligées et leur air hébété, Norma se dit que tous ces jeunes gens et ces jeunes femmes devaient faire partie des nombreux esclaves de Poritrin.
— Ils constituent notre seul moyen d’imiter les performances d’une machine pensante, commenta Holtzman. Un ordinateur peut traiter des milliards de données. Pour nous, c’est bien plus difficile, même si avec tous ces apprentis en phase, nous parvenons à travailler sur un chiffre approchant. Mais ça prend beaucoup plus de temps.
Il précédait Norma dans les travées, au milieu des apprentis qui inscrivaient fébrilement des chiffres et des symboles sur de grands tableaux d’ardoise, vérifiant leurs résultats avant de les transmettre au voisin pour une autre vérification. C’était une usine de montage mental à la chaîne qui ne semblait pas avoir de fin.
— Les mathématiques les plus complexes peuvent être segmentées en séquences triviales. Chacun de ces esclaves a été conditionné pour résoudre des équations spécifiques dans un mode d’assemblage linéaire. Nous avons ici une unité mentale collective capable de réussites remarquables.
Holtzman inspecta la salle et les esclaves studieux comme s’il attendait d’eux qu’ils applaudissent en réponse. Mais ils restaient penchés sur leur travail, les paupières lourdes, progressant d’équation en équation sans se préoccuper des raisons ni du but final de tous ces calculs.
Norma ressentait de la sympathie à leur égard, car elle avait été ignorée et dédaignée pendant longtemps. Elle savait bien que l’esclavage des humains était accepté sur de nombreux Mondes de la Ligue des Nobles, tout comme sur les planètes dominées par les machines. Cependant elle supposait que ces travailleurs intellectuels préféraient leurs corvées mathématiques aux pénibles besognes agricoles.
Avec un geste aussi ample que généreux, Holtzman lui déclara :
— Tous ces jeunes spécialistes seront à votre service, Norma, dès que vous aurez besoin de vérifier une théorie. L’étape suivante, bien entendu, est de bâtir des prototypes afin de les tester et de les développer. Nous disposons pour cela de nombreux laboratoires et ateliers, mais le travail le plus important vient en premier. (Il pointa l’index sur son front.) Celui qui se passe ici. (Il lui sourit d’un air complice et ajouta à mi-voix :) Bien sûr, il y a toujours des erreurs possibles, même à votre niveau. Si cela advient, espérons que le Seigneur Niko Bludd se montrera assez tolérant pour nous garder.