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PENDANT les jours qui suivirent, Virginie apprit que les hommes de Banks ne s’étaient pas partout conduits aussi bien que chez elle. Au nord de la paroisse de Pointe-Coupee, ils avaient brûlé deux mille barils de mélasse et quinze mille sacs de maïs, qu’ils ne pouvaient emporter. La maison des Tampleton avait été pillée par un groupe de Fédéraux qui savaient Willy colonel de l’armée sudiste. Enfin, celui que Virginie avait convaincu à sa manière d’épargner Bagatelle formait un corps d’armée noir, nommé « Régiment d’Afrique », qui, encadré par des officiers blancs, commençait à faire mouvement pour occuper les forts récemment conquis.

Tout en donnant satisfaction aux Noirs, lesquels, d’après la nouvelle loi, se trouvaient automatiquement émancipés dans les territoires tombés sous l’autorité des armées de l’Union, le général continuait d’accepter l’appellation d’« esclaves » et reconnaissait volontiers que « les nègres répugnent à tout travail avec ou sans salaire ». Sa nouvelle politique, inspirée par Washington, consistait à remettre en culture les plantations. Peut-être s’était-il un peu avancé en disant à Virginie, au cours de leur tête-à-tête : « Dans les trois années à partir du rétablissement de la paix et sous le système du travail volontaire, l’État de la Louisiane produira trois fois autant que dans les années les plus prospères du passé. » Car les planteurs, tant que la guerre continuait, ne tenaient pas à apporter au Nord un concours que les combattants confédérés n’eussent pas manqué de considérer comme une trahison.

Cependant, les ressources s’épuisaient, il fallait bien envisager de produire pour subsister. Aussi les contrats proposés aux planteurs pour régulariser leurs rapports avec les Noirs libres n’étaient-ils pas repoussés par tous. Ces contrats, d’ailleurs, n’impliquaient pour le planteur aucune renonciation à ses droits de propriété sur l’esclave. Ainsi, encouragés à retourner sur les plantations, les Noirs devaient s’engager à travailler « avec diligence et fidélité, à observer une conduite respectueuse à l’égard de ceux qui les employaient et une parfaite soumission à leurs devoirs ». Les planteurs ou autres employeurs devaient, de leur côté, s’engager à les nourrir, les vêtir, les traiter convenablement et à leur donner en fin d’année te vingtième de la récolte, qu’ils se partageraient, ou une indemnité mensuelle fixe ainsi déterminée : trois dollars pour les cochers, ouvriers, sucriers ; deux dollars pour les travailleurs des champs valides, hommes ou femmes ; un dollar pour les domestiques de maison.

Brent remarqua tout de suite que c’était beaucoup moins que ce que Virginie lui donnait chaque mois à titre de cadeau et Iléfet, le valet de Clarence, qui depuis le départ de son maître vivait dans une absolue vacuité, émit aussitôt la prétention de refuser une liberté aussi peu profitable.

Le général Banks avait fait savoir par ordonnance : « Tous les nègres qui n’auront pas d’occupation seront employés aux travaux publics. »

Si les Noirs ayant de bons maîtres retournaient volontiers chez ceux-ci, une fois l’exaltation de l’émancipation retombée, ceux qui avaient eu à souffrir de sévices se gardaient bien de se montrer. On voyait surtout revenir dans les domaines des femmes, des enfants, des vieillards et des infirmes.

Les nouveaux règlements prévoyaient que les Noirs ne seraient pas autorisés à demeurer sur une plantation à laquelle ils n’appartenaient pas et qu’il ne leur serait permis de quitter celle à laquelle ils seraient liés par contrat que munis d’un laissez-passer du propriétaire. Enfin, leurs désobéissances seraient punies. Le général Banks avait également procédé à la nomination d’un « surintendant au travail nègre », après avoir déclaré que « la propriété des esclaves, évaluée en Louisiane à cent soixante millions de piastres, avait cessé d’exister ». Les contradictions flagrantes relevées dans les différents textes réglementant le travail des Noirs prouvaient, d’après les planteurs, l’incapacité dans laquelle les abolitionnistes se trouvaient de décider clairement et sans démagogie de l’avenir du Sud agricole.

Les gens généreux, qui approuvaient les mesures d’émancipation, ne voyaient dans cette attitude qu’un désir de soumettre les Noirs libres à des contraintes à peu près identiques à celles qu’ils connaissaient auparavant, l’insécurité compensant les obligations serviles abolies.

« En fait, dit Clément Barrow, on ne leur a donné qu’un mot comme un hochet : liberté. Le jour prochain où ils s’apercevront que ce vocable est vide de signification, les Yankees auront fort à faire… »

Virginie voyait chaque jour revenir à Bagatelle des travailleurs des champs qui, désertant l’armée confédérée à laquelle on les avait confiés, réclamaient « m’sieur Dand’ige » pour reprendre le travail. La plupart de ces hommes étaient hâves, décharnés, inquiets. Ne pouvant elle-même les remettre au travail, les contremaîtres allemands s’étant enrôlés dans les unités sudistes, elle se contentait de les faire nourrir avec l’aide du vieux Télémaque, en attendant elle ne savait quel miracle.

« Y veulent tous des contrats, maîtresse, disait le chef de la chorale, y veulent planter le coton, y veulent être des esclaves volontaires…, que tout revienne comme avant. »

Elle passait maintenant toutes ses matinées à l’hôpital de la plantation, où avaient échoué quelques blessés.

« C’est pitié, disait-elle à Murphy, de voir ces pauvres bougres auxquels on a donné une pelle en guise d’arme et qui se sont fait tirer dessus par les Nordistes, leurs soi-disant libérateurs. J’ai décidé de tous les émanciper afin de leur laisser le choix de leur avenir.

— Quel choix ? Il faut qu’ils mangent, qu’ils dorment, qu’ils aient un toit. Or seule la plantation peut le leur procurer.

— Si seulement Clarence était là, soupirait Virginie, il remettrait les choses en train. Le coton ne demande qu’à pousser ! »

De la même façon qu’on avait vu arriver à Bagatelle, au lendemain de la chute de Port Hudson, le général Banks, un soir de novembre on vit arriver le général Richard Taylor.

« C’est les gris, cria Anna. Ils ont dû tuer tous les bleus ! »

La cuisinière se faisait des illusions. Le général, entouré de quelques officiers, tous aussi exténués que lui, venait de conduire une attaque sur les arrières de Banks, qui remontait par les rives du Mississippi vers Vicksburg, où l’armée de Grant faisait maintenant la loi.

Virginie, toujours aux aguets derrière sa fenêtre, constata que les Confédérés paraissaient en bien plus piteux état que les Nordistes. Un jeune lieutenant braillard criait sur la galerie que, les Fédéraux ayant fait ripaille dans cette maison, avec l’assentiment de la maîtresse de maison, il convenait d’en faire autant, de pendre la traîtresse et de mettre le feu à la plantation, où Banks, ayant été si bien accueilli, pourrait être tenté de revenir.

« Ce sont les nôtres, pensa Virginie, et ils me paraissent plus dangereux que les Yankees. »

Déjà, depuis sa chambre, elle entendait des bruits de bottes dans la maison, des meubles déplacés. Sans hésiter, elle passa la robe de plumetis dont elle connaissait le pouvoir de séduction et descendit au salon.

« Messieurs, dit-elle, tombant au milieu d’un groupe débraillé, que cherchez-vous ?… Il n’y a pas de Yankees ici.

— S’il n’y en a pas, il y en a eu, hein…, et pour l’heure nous cherchons à boire, dit un lieutenant.

— On vous donnera à boire quand vous aurez sorti de vos poches ce que vous venez d’y mettre et que vous vous serez présentés. Je suis l’épouse du général de Vigors et les militaires surexcités ne me font pas peur ! »

Le général Taylor, affalé sur le sofa, se leva, joignit les talons et se présenta puis, d’un geste de la main, congédia son état-major.

« Excusez cette intrusion, mais nous venons de nous battre pendant deux jours du côté de Mansura. Nous devons nous reposer.

— Vous êtes le bienvenu, mais, de grâce, que vos hommes se conduisent correctement ! Tout ce que j’ai appartient à la Confédération, encore ne faut-il pas traiter cette maison plus mal que ne l’ont fait les Yankees. »

Dick Taylor s’inclina.

« On nous a dit que vous les aviez accueillis assez aimablement, madame, or ce sont des ennemis…

— Que vouliez-vous que je fasse, seule et sans une arme, que je leur griffe le visage ?… Vous n’aviez qu’à être là pour me défendre, mon cher. Je n’ai pensé qu’à sauver ma maison et ma peau.

— De là à les nourrir et à les abreuver somptueusement, il y a une marge.

— Ils se sont servis sans ma permission, croyez-moi…, comme vos hommes s’apprêtaient à le faire tout à l’heure. Mon ami le colonel Tampleton sera heureux d’apprendre comment se conduisent les Confédérés !

— Le colonel Tampleton est devenu , général, madame, depuis quelques jours, et je le connais bien.

— Quand vous le rencontrerez, demandez-lui donc ce qu’il pense de Mme de Vigors, général, et vous saurez si je suis capable des vilenies que vous me reprochez. »

Le général, penaud, présenta des excuses.

« C’est la guerre, une mauvaise guerre, madame, et nous avons tendance à oublier les bonnes manières.

— Quand on est le fils d’un président des États-Unis, on ne les oublie pas, général…, mais je vous pardonne. Je vais vous faire préparer un bain et Anna trouvera bien le moyen de vous confectionner un repas convenable. J’ai réussi à sauver de la fureur des Yankees une carafe de vieux porto et quelques bouteilles de vin. Je suis certaine que vos officiers se tiendront bien à ma table. »

Le lieutenant réapparut avec deux majors, dont l’un portait un bras en écharpe. Brent passa la porte, cette fois sans trembler. Les gris, dont les uniformes viraient au kaki, après des mois de campagne, n’étaient-ils pas des amis ? Anna, de son côté, ne se fit pas prier pour se mettre en cuisine.

« Je suis allé faire un tour jusqu’à votre hôpital, dit le major blessé, pendant que le général prenait son bain ; mon sergent a reconnu parmi les nègres qui sont là quelques déserteurs d’une compagnie de terrassement du 3e régiment… On les pendra demain matin ! »

Virginie sursauta.

« Comment ? Mais vous êtes ici chez moi, major, et ces nègres m’appartiennent. Ils sont revenus ici se faire soigner. Ils rejoindront l’armée dès qu’ils seront guéris… Vous déraisonnez ! »

Lavé, brossé, rasé, le général Taylor revint, fort à propos pour imposer silence au zélé major.

« Soyez assez aimable pour envoyer votre sergent chasseur de déserteurs à la cuisine, major, il y a des poulets à plumer ! »

Le repas fut paradoxalement moins gai que celui qu’avait présidé quelques jours auparavant le général Banks. Restauré et confiant, le général Taylor, redevenu le parfait gentleman que toute l’armée confédérée appréciait, évita de parler des horreurs des champs de bataille.

« Un jour, nous rendrons à la Louisiane sa splendeur prisonnière », dit-il avec plus de courtoisie que de conviction.

Virginie, qui le savait secrètement abolitionniste, comprenait la tristesse de ce guerrier valeureux. Sa tragédie n’était pas de combattre du côté que sa conscience lui désignait peut-être comme le mauvais camp, mais, loyal et fidèle, de savoir que ses ennemis n’avaient pas complètement tort.

Quand les officiers, qui tombaient de sommeil, se furent retirés, elle convia son hôte à boire une tasse de tisane devant la cheminée du salon, où crépitaient des bûches odorantes. En suivant du regard la danse frénétique des flammes, le général se laissa aller à sa mélancolie, savourant, avec cette halte heureuse entre deux dangers, le bref retour à la paix domestique dont tout homme, même le combattant le plus enthousiaste, a parfois besoin.

« Quand retrouverai-je des soirées comme celle-ci, silencieuses et calmes, près d’une femme douce, dans une maison sûre ? La guerre m’épargnera-t-elle assez longtemps pour que je voie la paix restaurée, les bals, les grands pique-niques sous les magnolias et les promenades en bateau sur le fleuve ?… »

Virginie, qui s’était déplacée pour moucher une chandelle, passa devant le foyer, révélant ainsi, au général méditant, les transparences audacieuses du plumetis. Il ne chercha pas à dissimuler les regards qu’il portait sur cette silhouette. À cinquante ans passés, Virginie conservait un corps exceptionnellement attirant et, les restrictions de l’année écoulée lui ayant fait perdre quelques kilos superflus, il pouvait susciter tous les désirs. Aussi, quand la dernière bûche s’écroula dans un jaillissement d’étincelles, criblant la pénombre du salon d’un feu d’artifice mauve, elle ne fut pas étonnée de sentir se poser sur sa main celle du général. Complice, elle sourit. Le regard profond et doux de l’officier ressemblait à ceux des grands blessés de l’église de Sainte-Marie.

Elle se leva, lui mit un baiser au front et dit dans un souffle :

« Venez, je veux que cette nuit soit pour vous faite de paix… et d’amour ! »

Au matin, Virginie dut réveiller le soldat enfoui près d’elle dans les couvertures.

« Je ne suis pas Calypso, dit-elle doucement. Ulysse doit reprendre son glaive… »

Cette fois-ci, elle écarta les rideaux pour adresser un geste de la main au général, au moment où la petite troupe, s’engageant sous les chênes, quitta la plantation. Un peu honteux de s’être ainsi abandonné à l’étreinte ardente d’une inconnue ; il éperonna son cheval, salua en agitant son feutre délavé, puis entonna Dixie, le chant du Sud :

J’aimerais retourner au pays du coton,
Car tout y reste comme au bon vieux temps
 Hélas ! comme il est loin, mon pays de Dixie !

Les dernières paroles, reprises en chœur par les cavaliers, furent couvertes par le bruit des sabots des chevaux et étouffées par la voûte verte des branches.

Mme de Vigors se mit à sa toilette, consciente d’avoir une seconde fois convaincu la guerre d’épargner Bagatelle. Quand elle traversa le grand salon, il lui sembla que les marquis de Damvilliers, penchés dans leurs cadres comme des spectateurs accoudés dans leurs loges de théâtre, lui souriaient.

À quelques jours de là, Ed Barthew et Mignette vinrent avec leur enfant demander l’hospitalité. Leur maison de Bayou Sara avait brûlé comme la plupart de celles de la petite ville, après un bombardement yankee qui n’avait d’autre but que de déloger quelques tireurs confédérés embusqués sur la berge et qui, armés de carabines Spencer à répétition, abattaient comme des marionnettes de foire les marins de l’Union sur leurs navires.

Quand elle les eut installés, Virginie questionna l’avocat sur les mouvements de troupes et voulut connaître son opinion sur l’issue du conflit.

« Pour la Louisiane, la guerre se termine, dit-il, mais elle se poursuit au Nord. Les Fédéraux ont battu nos troupes à Chattanooga, dans le Tennessee. Il paraît que Lincoln a promis le pardon à tout Confédéré qui prêterait serment à l’Union. »

Barthew, d’habitude si confiant, paraissait pessimiste.

« Si Beauregard avait marché sur Washington après la victoire de Manassas-Bull Run, le Sud aurait gagné la guerre. Maintenant, tout dépendra des ressources en hommes et en matériel des armées, mais je crains que nos États ruinés ne succombent l’un après l’autre et que les Yankees n’amollissent la résistance dans les pays conquis. Ainsi, La Nouvelle-Orléans a retrouvé son visage du temps de paix. Les affaires reprennent et les bateaux venant d’Europe livrent chaque jour ces marchandises dont le blocus nous avait privés. Mme Augé, la marchande de nouveautés, s’est rendue en France et a rapporté, si l’on en croit l’annonce parue dans les journaux, un grand choix d’articles, perruques, parfumerie de Lubin, Violet et Pinaud, gants de Jouvin, peignes d’écailles, blanc de perle, etc. Le cognac, le vermouth, l’absinthe de Pernod ont réapparu sur les comptoirs… M. Périer, de la rue Royale, a reçu des pianos de Pleyel, d’Érard et de Debain. Les Orléanais commencent à dire que la guerre ne les concerne plus. Ils aspirent au retour de la prospérité. Déjà on donne des bals où les officiers yankees ne manquent pas de danseuses. Depuis la destitution de Butler, beaucoup de gens trouvent que la nouvelle administration, qui les protège des exactions des nègres, est satisfaisante. Regardez, Virginie, ce qu’on lit dans L’Estafette du Sud, qu’édite M. Lefranc. »

Virginie prit le journal que lui tendait l’avocat et lut, sous le titre « Un secret divulgué » : « Connaissez-vous, madame Beggs, le bruit qui court ? – Non, nullement, j’ignore, dites donc vite ce dont il s’agit. – Oui, mais j’ai promis d’être discrète comme une tombe. – Je vous jure que je vous aiderai à tenir le secret. Si vous me le révélez, je veux mourir à l’instant où je le trahirai. – Eh bien, Mme Fuddy m’a dit hier que Mme Trot lui avait dit que la sœur de son mari était informée par une personne qui l’avait rêvé que la fille aînée de Mme Trouble avait dit à Mme Fickner que sa grand-mère savait, par une lettre venue du frère aîné de la belle-fille de son second mari, que le bruit était accrédité qu’un chaland d’huîtres arrivé des îles Fidji rapportait la nouvelle que les sirènes de ces régions portaient des crinolines. »

« Voilà à quoi s’amusent les journalistes de La Nouvelle-Orléans, tandis que le Sud lutte pour sa survie… Les femmes ne pensent qu’à se procurer des crinolines pour singer les belles de la cour de Napoléon III. Pareille puérilité est une misère dans les circonstances actuelles, ne trouvez-vous pas ?

— Il faut comprendre les femmes, Ed, elles n’aiment pas la guerre, elles s’en lassent vite. Sitôt la frayeur passée, elles veulent vivre, vivre seulement !

— Heureusement que dans les plantations elles se conduisent autrement que les perruches de La Nouvelle-Orléans ! Mais vous, Virginie, que comptez-vous faire ?

— Je suis fatiguée, Ed, terriblement fatiguée. Je me sens si seule dans cette immense maison ! L’argent va bientôt me manquer. Je vendrai mes bijoux, bien sûr, mais cela prolongera de combien de temps l’agonie de la plantation ? Si Clarence était là… »

Souvent le soir, malgré le froid de l’hiver, Virginie, emmitouflée dans ses châles, marchait sous les chênes jusqu’au fleuve. Il lui prenait de soudaines envies de faire ses bagages et, maintenant que la navigation était rétablie sur le Mississippi, de quitter ce pays à jamais, pour aller retrouver une vie facile à Paris, non seulement Gratianne, mais aussi Charles, ce fils longtemps négligé et qui occupait de plus en plus ses pensées.

La race des marquis de Damvilliers était éteinte. Pour qui avait-elle défendu la plantation ? Pourquoi s’était-elle livrée comme une fille à des soldats sevrés de tendresse, sinon pour ce garçon dont elle espérait un jour le retour ?

Sa peine la submergeait, intarissable comme les eaux du fleuve, fidèles et indifférentes. Le Mississippi charriait, en cette saison, des débris de bateaux incendiés, que le courant emportait avec les troncs d’arbres morts et les branches sèches, épaves ajoutées par l’homme aux déchets de la nature. Toujours, en revenant vers la maison, dont la façade perdait de jour en jour son altière blancheur, elle s’arrêtait devant la tombe de Julie.

Et là, chaque fois, elle retrouvait un peu de courage. L’image de sa fille et la présence sous la terre foulée d’un corps déjà putréfié justifiaient qu’elle se cramponnât au domaine, comme à son dernier bien.

Mignette et son mari s’inquiétaient de la voir ainsi errer, douloureuse et muette, comme un spectre noir. Le docteur Murphy l’observait à la dérobée et la voyait glisser doucement vers la renonciation. Elle ne changeait plus de robe, négligeait sa coiffure et répondait à toutes les suggestions qu’on lui faisait : « À quoi bon… maintenant ! »

« La dose de déception infligée à notre Virginie, dit le médecin à Barthew, le soir qu’ils vidèrent la dernière bouteille de bourbon, a été trop forte. Je crains qu’elle ne perde le sens des réalités, ne devienne une douce folle dont l’esprit nous échappera et qu’il faudra surveiller comme une enfant.

— Que peut-on faire pour lui rendre la volonté de lutter ? N’y a-t-il pas un remède ? À quoi sert votre science, Murphy ?

— Je sais soigner les corps malades, pas les esprits dérangés, mon vieux. Il paraît qu’ils ont maintenant en Europe des médecins pour cela. Mais je ne crois guère aux méthodes de MM. Falret et Baillarget et pas davantage aux théories de Guillaume de Griesinger sur l’inconscient et les traumatismes du moi… Il y a peut-être une chose à tenter…, mais le moment n’est pas encore venu !… »

L’espèce de fausse paix imposée à la paroisse de Pointe-Coupee par l’occupation yankee était troublée, certains jours, par l’apparition de cavaliers sudistes, engagés dans quelque raid contre les Nordistes. En janvier 1864, les canons du La Fayette, un cuirassé des États-Unis, envoyèrent leurs obus sur Saint-Francisville où se cachaient des Confédérés. Comme toujours, on colportait des bruits suivant lesquels le sous-marin sudiste Hunley, qui, lors de la première bataille de l’Histoire entre submersibles, avait coulé le Housatonic construit par les Fédéraux, allait remonter le fleuve et envoyer par le fond les bateaux de Farragut.

On ne vit jamais ce squale d’acier réputé invincible.

La résistance sporadique des Louisianais ne se manifestait plus qu’à l’occasion d’entreprises suicidaires ne manquant pas de panache. Celles-ci apportaient aux combattants des forêts des satisfactions d’amour-propre, mais la population et les plantations faisaient ensuite les frais de la colère yankee.

Le printemps s’annonçait librement dans les champs qu’on ne travaillait plus, malgré les objurgations des autorités fédérales. La force d’inertie demeurait la seule arme contre les occupants. « Rendez les prisonniers louisianais que vous détenez, disaient les planteurs, et ramenez nos nègres, sans les uns et les autres nous ne pouvons relancer les cultures. » Les Nordistes se refusaient à renvoyer chez eux des hommes qui, sitôt libérés, eussent repris les armes. Le général Grant s’opposait même à tout échange de prisonniers, sachant que le Sud commençait à manquer de soldats. Quant aux Noirs décidés à travailler, les planteurs les éconduisaient, préférant vendre peu à peu tout ce qu’ils possédaient pour subsister, plutôt que de fournir coton et sucre à l’Union.

« Le Sud occupé se laissera mourir d’inanition, pronostiquait Barthew. C’est une attitude noble, mais vaine. Il pourrait bien arriver que les planteurs soient expropriés et que leurs terres en friche soient livrées à des émigrants moins scrupuleux. Je sais que les gens de Washington envisagent d’employer cette méthode pour anéantir à jamais notre société agraire et aristocratique.

— Il faudrait que, passant outre, dit Murphy, quelques planteurs donnent l’exemple et se décident à voir plus loin que cette guerre, que nous avons manifestement peu de chances de gagner. »

Tirée de sa léthargie, Virginie parut ce jour-là s’intéresser à la discussion.

« “Passer outre”, c’est la devise des Damvilliers. Si je pouvais, je préparerais les semailles, même au risque de me faire traiter de félonne… Mais, hélas ! je suis seule… et à quoi bon !

— Je vais m’absenter quelques jours, annonça Murphy. Il faut que j’aille à La Nouvelle-Orléans chercher des médicaments. Soyez sans inquiétude pour moi. Je tâcherai de ramener aussi quelques caisses de whisky…, remède souverain, à-mon avis, à beaucoup de maux ! »

Après le départ du médecin, l’humeur de Mme de Vigors devint encore plus sombre. Seule la présence du petit Clarence Barthew, qui s’essayait à marcher, la distrayait de sa mélancolie. Malgré les efforts d’imagination d’Anna pour accommoder le maïs et les patates douces, Virginie mangeait du bout des dents. Elle se mettait au clavecin et jouait pendant des heures pour elle-même, le regard vide, un étrange sourire aux lèvres.

C’est la musique qui, par un après-midi de mars, empêcha Mignette, occupée à ravauder une guimpe, d’entendre le pas d’un cheval remontant l’allée. Le grincement des marches, par contre, lui fit lever les yeux de son ouvrage, qui, soudain, lui échappa des mains.

Dans l’encadrement de la porte se découpait la silhouette familière de Clarence Dandrige. Au cri que poussa Mme Barthew, Virginie interrompit son jeu et, pivotant sur son tabouret, découvrit à son tour l’apparition. Elle resta un moment immobile, les yeux écarquillés, puis, glissant de son siège, tomba évanouie sur le parquet. Le docteur Murphy, pénétrant dans le salon sur les talons de l’intendant, se précipita pour la relever.

« Ce n’est rien, dit-il. Je pensais que les choses se passeraient ainsi… »

Une heure plus tard, dans le jour déclinant, Dandrige étant assis seul à son chevet, la dame de Bagatelle parlait d’abondance. Après avoir annoncé à Clarence la mort de Charles de Vigors, elle voulait tout savoir de la façon dont lui-même avait passé son temps pendant les mois écoulés.

« J’étais à Morganza, chez les Mertaux. Nous vivions tant bien que mal en nous efforçant d’aider les hommes de Taylor à se cacher quand on annonçait une offensive yankee…

— Vous avez vu le général Taylor ? demanda Virginie, anxieuse.

— Oui. Il m’a parlé de vous comme d’une très grande dame, supportant dignement l’adversité, fit l’intendant avec douceur.

— Vous êtes revenu, enfin, répétait Virginie pour la centième fois, vous n’imaginez pas ce que furent ces jours de guerre… Mais je ne vous en veux pas d’être parti… Murphy m’a raconté… Comme j’ai regretté… »

Dandrige baissait la tête, grave et humble. Ses cheveux blancs aux ondulations courtes, son teint hâlé, son visage maigre et sec, aux méplats accusés, les rides fines de son front ne parvenaient pas à altérer l’air de jeunesse qui émanait encore de sa personne. Son regard conservait cette impassibilité redoutable qu’on voit dans l’œil des grands fauves. Il osait à peine le laisser s’appesantir sur Virginie, craignant qu’elle n’y lise une appréciation décevante. En quelques mois, la dame de Bagatelle s’était flétrie. Sa beauté demeurait perceptible, mais comme affadie. Ses cheveux, devenus ternes, viraient au gris-roux. La chair de son visage avait perdu son éclat. Les pulsations de la vie semblaient ne se manifester qu’en sourdine dans ce corps las. Ce qui impressionnait le plus l’intendant, c’était la façon dont Virginie guettait, de ces pupilles inquiètes et mobiles, un signe de compassion, un mouvement de générosité, chez son interlocuteur.

Pour la première fois, la dame de Bagatelle lui parut pitoyable comme une naufragée. Il savait qu’elle espérait un appui, que lui seul pouvait offrir, une promesse qui dissiperait son angoisse, un démenti à sa conviction que tout était perdu.

Clarence hésitait à prononcer les mots qui lui venaient à l’esprit et qu’elle souhaitait entendre, se demandant à quel point Virginie était parvenue, si elle ne se méprendrait pas encore une fois sur l’importance et la qualité du défi qui devenait la seule issue encore ouverte sur la vie.

« Demain, finit-il par dire, nous parlerons de choses sérieuses. Reposez-vous, évitez de vous tourmenter avec des questions qui trouveront tout naturellement leurs réponses. »

Il se leva avec précaution, comme lorsqu’on prend congé d’un malade.

« Mais vous restez, n’est-ce pas… Oh ! dites-le-moi, Clarence, vous restez avec moi ?…

— Oui, je reste, Virginie…

— Vous ne restez pas par pitié, au moins ! »

Ses lèvres tremblaient et des larmes d’humiliation se répandirent sur ses joues. Avec elles s’épanchait son orgueil. Elle lui prit la main nerveusement.

« Non, je ne reste pas par pitié. Reposez-vous. »

Avant de rejoindre les autres au salon, il sortit sur la galerie, aspira à pleins poumons l’air frais, chargé de toutes les senteurs familières de Bagatelle, fit sauter avec l’ongle du pouce une lamelle de peinture au flanc d’une colonne, tendit l’oreille au frôlement lointain du fleuve, contre les roseaux des berges. Une chauve-souris vint survoler cette silhouette figée dans la nuit et, ayant reconnu l’odeur de l’homme, s’en fut plonger dans le feuillage d’un chêne, où elle se suspendit, attentive, dans les plis de ses ailes de soie.

Quand Virginie s’éveilla, Dandrige avait déjà inspecté le village des esclaves, où les Noirs l’accueillirent avec de grandes démonstrations d’amitié et où Télémaque lui offrit son imbuvable liqueur d’écorce.

« On va travailler, m’sieur Dand’ige ?

— C’est vous qui déciderez maintenant, vous êtes des hommes libres, à ce qu’on m’a dit.

— On peut travailler quand vous voulez, m’sieur Dand’ige.

— Je reviendrai, Télémaque, dis aux autres qu’il me faut un peu réfléchir à tout ça. »

Mme de Vigors, ayant confié sa chevelure à Rosa et passé une robe claire, apparut au petit déjeuner, qu’elle ne prenait plus en commun depuis longtemps.

« C’est une résurrection », fit joyeusement Mignette.

Virginie eut un geste évasif de la main qui voulait traduire ce que pouvait avoir de provisoire cette métamorphose. Anna, devinant peut-être que cette journée serait différente des autres, produisit un pot de confiture de noix de pécan. Sitôt le repas achevé, Mignette et son mari s’éclipsèrent, laissant Dandrige en tête-à-tête avec Virginie.

« J’ai fait atteler le cabriolet, dit l’intendant. Nous pourrions peut-être faire un tour du propriétaire, pour voir l’état de la plantation. »

Mme de Vigors acquiesça docilement.

« Prenez un châle, dit Clarence. Il fait frais ce matin. »

Sous les chênes, un jeune palefrenier noir, inconnu de Dandrige, tenait la bride de la vieille jument à la robe pommelée.

« Où est Bobo ?

— À l’hôpital. Des rhumatismes ou je ne sais quoi. Il est vieux maintenant, comme moi…, comme vous…, comme tout ! »

Son panama incliné sur les yeux, car ils allaient face au soleil, Dandrige mit la jument au trot pour sortir de la propriété, mais, dès que le cabriolet eut tourné à gauche sur le chemin longeant le fleuve, il lui rendit son allure normale, qui était le pas.

Virginie se tenait silencieuse et droite sur le siège capitonné, les yeux mi-clos à cause de la lumière vive. Maintenant, toute décision ne pouvait venir que de l’homme assis à côté d’elle. Les coudes appuyés sur les genoux, il tenait les rênes d’une main molle, laissant la jument à sa cadence de promenade, le regard sur l’horizon.

« Voilà, finit-il par dire. Nous allons remettre Bagatelle en exploitation. Il y a du travail, beaucoup de travail…, mais, si nous nous dépêchons, nous pourrons tout de même faire une récolte de coton cette année. J’ai assez d’argent pour acheter de nouvelles charrues à soc de fer et nous possédons assez de graines pour ensemencer. Nous proposerons aux esclaves, je veux dire aux nègres, de bons contrats et nous les intéresserons à la récolte… pour les encourager… »

Puis il se tourna du côté de Virginie, dont le châle avait glissé, découvrant les épaules. Avec soin, d’un geste naturel, il remit le lainage en place et reprit :

« Le Sud que nous avons connu est mort, Virginie, quelle que soit l’issue de la guerre. Je ne pense pas que les sécessionnistes l’emporteront et rien ne sera jamais plus comme avant. L’esclavage ne sera pas rétabli. Il faut nous préparer à une autre existence. Nous allons devoir faire un grand pas dans le temps pour nous rapprocher de cette société que nous avons méprisée. L’aristocratie terrienne a cessé de faire la loi. Ce sont les goûts et les besoins de la masse – une entité que j’exècre – qui, demain, commanderont les choix économiques. En échange de la docilité démocratique et matérialiste, nous laissera-t-on, sans doute, la liberté de l’esprit. C’est par lui que le Sud survivra. »

Il se tut, puis devant le mutisme de Virginie, qui semblait encore attendre d’autres mots, il reprit :

« Peut-être vous êtes-vous demandé pourquoi je ne me suis pas engagé dans cette guerre, née au plein midi des jours heureux et que beaucoup croyaient inévitable et juste. Je ne me suis pas battu parce que le droit des hommes est du côté des Yankees hypocrites que nous tenons pour barbares. Nous, Cavaliers du Sud, dépositaires de l’honneur des pionniers, avons commis le grand péché de maintenir en esclavage des êtres dont la peau est noire et l’esprit inculte. Nous leur avons ravi ce qui est donné à tout homme dès sa naissance : la propriété de lui-même. Pierre-Adrien avait compris cela. Nous payons aujourd’hui le prix de notre entêtement, de nos justifications spécieuses, de l’égoïsme atavique de notre race. Le Dieu auquel croyait Adrien, Virginie, et qui recrute ses mercenaires où bon lui semble, est du côté des Yankees. À nous maintenant d’être les Justes… »

Timidement, Virginie passa son bras sous celui de Clarence.

« Je sais que vous avez raison, que notre cause n’était pas la meilleure et que le vrai courage consiste parfois à passer pour lâche, alors que ceux mêmes qui vous accusent savent que vous ne l’êtes pas. »

Ils s’étaient arrêtés devant un champ immense, sorte de brousse naine au milieu de laquelle des arbustes, déjà, dressaient leurs têtes. Libérée du contrôle des hommes, la terre exsudait toute sa force végétale, anarchique et superbe.

« Quelle misère ! » dit Virginie, se souvenant de l’alignement discipliné des cotonniers.

Dandrige descendit du cabriolet, tendit la main à sa compagne et, côte à côte, ils s’avancèrent vers cette savane dense et fraîche. Spontanément, il passa son bras autour des épaules de Virginie, l’attira contre lui, ôta son chapeau, se pencha vers le visage de cette femme, sur ses yeux bleus pailletés de noir où il ne put lire que de la vénération.

Dès lors, elle sut ce qu’elle désirait si intensément savoir : quoi qu’il arrive, quelles que soient l’issue de la guerre et la couleur du ciel de demain, ils étaient liés l’un à l’autre et Bagatelle serait leur territoire jusqu’à la mort.

Avec autorité, il l’entraîna dans les hautes herbes, toutes bruissantes d’insectes neufs. Parmi les touffes drues, un surgeon de cotonnier à demi étouffé dardait sa fleur jaune. Clarence la cueillit avec respect, puis la glissa dans la dentelle de la guimpe, sur la poitrine de Virginie.

« Voilà, dit-il, mon présent de ce jour et mon engagement à jamais. »

Lentement, ils revinrent vers le fleuve. Le cheval, que Dandrige avait négligé d’attacher, s’était éloigné, retournant à l’écurie en tirant le cabriolet vide.

« Savez-vous, dit Virginie, que le général Tampleton – Willy, veux-je dire – m’a de nouveau adressé une demande en mariage ?… Je ne lui ai pas encore répondu !

— Et qu’allez-vous lui répondre ?

— Qu’il est bien tard, et qu’il n’est pas de plus beau spectacle au monde qu’un champ de coton blanc, sous le soleil, quand c’est l’homme auquel on a donné son âme qui l’a fait éclore ! »

Dandrige, avec la vraie tendresse de ceux qui ont dépassé la simple impétuosité des désirs charnels, sourit à Virginie.

Et, main dans la main, comme s’ils allaient vers un monde à découvrir, ils prirent l’étroit chemin de la berge, au bout duquel était leur maison.