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CLARENCE fut ravi de s’embarquer pour La Nouvelle-Orléans, vers la mi-février 1842, afin d’aller, à la demande du marquis, régler quelques affaires. Sur le bateau, loin des questions de son filleul, il connut le sentiment qui rassure les acteurs au moment des entractes. Il trouva la ville tout agitée par un incident risible et typiquement Orléanais. Les admirateurs de Napoléon Ier avaient décidé d’organiser un service funèbre à la mémoire de l’Empereur, mais, par suite des prétentions des marguilliers de la cathédrale, l’office n’avait pu être célébré à la date prévue.

Pour apprécier la saveur du conflit, il fallait savoir, comme Dandrige, que la cathédrale Saint-Louis, ancienne propriété de don Andrés Almonaster, avait été donnée par ce dernier à la ville à condition qu’on y célèbre le culte catholique, apostolique et romain et que les revenus soient gérés par un corps de marguilliers, nommés par la majorité des fidèles. Les prêtres, payés et habillés par les marguilliers, se trouvaient ainsi réduits à la condition d’employés ! Pour se soustraire à cette contrainte peu orthodoxe, l’évêque avait fait construire l’église Saint-Augustin, près de l’évêché. Le prélat, qui s’abstenait de paraître à la cathédrale, avait peu à peu incité les catholiques à venir dans « son » église. Quand le curé de Saint-Louis, M. Moni, mourut, l’évêque en désigna un autre, M. Rousselon, que les marguilliers, réunis en conseil, refusèrent d’accepter. Mgr Blanc céda et désigna un nouveau prêtre, M. Manhot, que les marguilliers repoussèrent encore. La presse locale se saisit de l’affaire, la ville se divisa en deux camps : d’un côté les supporters des marguilliers, de l’autre ceux de l’évêque. On lut dans les colonnes des journaux des articles injurieux pour le prélat, d’autres fort désagréables pour les marguilliers, dont on dévoilait la vie privée. On en vint aux coups et une scène déplorable eut lieu dans la cathédrale, le jour où les marguilliers s’opposèrent, par la force, à l’entrée dans la maison de Dieu du dernier curé nommé par l’évêque. Le clergé unanime décida alors d’abandonner la cathédrale, dont on retira le saint sacrement.

Les admirateurs de l’Empereur mort à Sainte-Hélène ne purent convaincre les marguilliers d’accepter un prêtre pour célébrer le Te Deum, mais la Compagnie des gardes d’Orléans, milice patriotique composée essentiellement de Français, rouvrit l’église d’autorité et une cérémonie profane eut lieu. Dandrige, en compagnie des frères Mertaux, s’y rendit par curiosité et constata que ni l’évêque ni aucun prêtre n’y assistait. Il y eut un concert, puis le capitaine des gardes monta en chaire et, dans un discours d’une extrême violence, accusa le clergé de La Nouvelle-Orléans de manquer à ses devoirs, appelant sur la tête des prêtres déserteurs et des marguilliers simoniaques la malédiction de Dieu ! De tels propos dans une cathédrale eurent de quoi surprendre tous les bons catholiques.

Le soir même, échauffés, ces derniers allèrent donner un charivari devant la maison de l’évêque, qui fut brûlé en effigie comme un pantin de carnaval. Le lendemain, le prélat désigna un curé que les marguilliers agréèrent et tout rentra dans l’ordre. Ce fut, dirent les bonapartistes, superstitieux, la dernière victoire de Napoléon sur la hiérarchie épiscopale !

Pendant que les Orléanais s’amusaient à ces jeux stériles, le neuvième président des États-Unis, en fonction depuis le 4 mars 1841, William Henry Harrison, mourait à l’âge de soixante-huit ans, le 4 avril, d’une pneumonie. Ainsi, le premier président whig n’avait occupé la Maison-Blanche qu’un mois. Le vice-président John Tyler accédait à la magistrature suprême et mettait tout de suite son veto au rétablissement d’une banque nationale, exigé par le sénateur Henry Clay, leader des whigs. Les Sudistes, auxquels l’élection de William Henry Harrison, de l’Ohio, avait donné quelque espoir de sortir d’une situation bancaire confuse, en conçurent un vif dépit. Cela n’empêchait pas la bonne société de goûter le plaisir d’une nouvelle musique. Joués par des Noirs libres dans les cabarets, ces rythmes surprenants rappelaient tantôt les cantiques, tantôt les mélopées africaines. Les musiciens reprenaient, en les transformant, les chants des esclaves au travail dans les plantations ou célébraient à leur manière les « blue devils », ces démons maléfiques que les Noirs superstitieux accusaient de provoquer dans le cœur de l’homme tristesse et découragement{50}.

Un air était sur toutes les lèvres : Franklin et Albert, que chantaient aussi sur les show-boats du Mississippi les nigger minstrels, ces gratteurs de banjo blancs qui se noircissaient le visage avec du bouchon brûlé pour caricaturer les musiciens noirs. Ces musiques, Dandrige en convint, étaient à la fois envoûtantes et mélancoliques. Elles irritaient l’oreille, mais parlaient au cœur. Il considéra néanmoins, comme beaucoup d’Orléanais, qu’elles passeraient de mode rapidement, la vraie musique ne pouvant être sérieusement concurrencée par ces « rythmes nègres ».

Plus intéressantes pour les esprits évolués et attentifs à la marche du progrès étaient les nouvelles du monde. Charles Wilkes, le premier explorateur américain, venait de visiter le continent antarctique, tandis qu’un Français, Dumont d’Urville, découvrait la terre Adélie. On se passionnait aussi pour la trouvaille d’un certain Tischendorf, qui affirmait avoir mis la main sur le plus vieux manuscrit de la Bible. Les Anglais avaient entrepris, contre les Chinois, la guerre de l’opium et, à Londres, Victoria, nièce de Guillaume IV, devenue reine, filait le parfait amour avec son mari et cousin le prince Albert de Saxe-Cobourg. Le beau Brummell, dont l’élégance avait inspiré tant de Cavaliers, venait de mourir pauvre et abandonné dans un hospice de Caen, à peu près en même temps que Niccolo Paganini s’était éteint à Nice.

En Amérique même, le premier train d’émigrants, transportant quarante-sept personnes, venait de partir pour la Californie et un autre chemin de fer commençait à fonctionner au lac Érié. On ne parlait plus d’une découverte faite cinq ans plus tôt, en Géorgie, sur les terres des Cherokees : l’or des Indiens n’attirait plus de chercheurs de ce côté-là !

En regagnant Pointe-Coupee à bord du vapeur Éclipse, dernier seigneur du fleuve, plus luxueusement aménagé que tous ses concurrents et capable de remonter le Mississippi à la vitesse de dix kilomètres à l’heure, Clarence Dandrige put constater que les capitaines se moquaient comme d’une guigne de la loi qui leur interdisait pratiquement de « faire la course ». On savait pourtant que, depuis 1810, près de quatre mille personnes avaient trouvé la mort sur le fleuve, au cours de ces compétitions qui exigeaient une surchauffe des bouilloires. On rappelait l’explosion du Brandwyne en 1832, qui avait fait plus de cent victimes, et celle du Ben Sherrod en 1837, qui en avait fait deux cents. Un habitué des steamboats expliqua à l’intendant qu’entre 1831 et 1833 un vapeur sur huit avait coulé. L’évocation de ces tragédies ranimait le souvenir de Corine Tampleton, qui avait ressemblé à toutes les jeunes filles rieuses qu’il voyait à bord de l’Éclipse. Elles regagnaient avec leurs parents les plantations des bords du fleuve, après la saison d’hiver à La Nouvelle-Orléans, en échangeant des impressions de bals, de spectacles, en se glissant à mi-voix des confidences sur les jeunes gens rencontrés dans les salons, en s’enfermant par groupes dans des cabines, pour se montrer les unes aux autres leurs achats. Tout cela lui paraissait futile et attendrissant, mais rien n’exprimait mieux l’idée que l’on se faisait, dans le Sud, du bonheur de vivre. Ce bonheur ne pouvait être effectivement menacé que par les maux véritables : les catastrophes naturelles, la maladie, la mort, événements imprévisibles, inhérents à la condition de l’homme et à la nature des choses. Quand des pensées de ce genre assaillaient Dandrige, il ouvrait un livre pour les combattre. Dans ses bagages, il rapportait justement une série d’ouvrages sérieux : L’Histoire de Venise de Darré, La Révolution française de Thiers, un Traité d’économie politique de Say, pour le marquis Le Chasseur et le Chien courant et, pour Marie-Adrien, les Leçons de littérature de Tissot.

À l’escale de Baton Rouge, alors qu’il était en train de se raser, appréciant la mousse onctueuse du nouveau « savon chinois de lady Montagu » dont l’étiquette indiquait qu’il était utilisé par Albert, le mari de la reine Victoria, un message, datant de plusieurs jours, lui fut remis par un employé du port. Il émanait du docteur Murphy. Ne vous attardez pas en chemin, écrivait le médecin, le marquis de Damvilliers a eu deux nouvelles attaques. Il est au plus mal. Aussitôt l’intendant boucla ses bagages, les confia à un officier du bord, pour qu’il les fasse décharger à Bayou Sara, où Bobo irait les prendre, puis il se fit déposer par un remorqueur sur la rive droite du fleuve, à Port Allen. Une heure après avoir pris connaissance du message de Murphy, montant un cheval loué, il galopait sur le chemin qui, par Hermitage et les bords du Mississippi, l’amènerait en moins de vingt-cinq miles à Bagatelle. Les esclaves, penchés sur les sillons, se redressèrent pour voir passer ce cavalier qui ne ménageait guère sa monture. Le cheval avait le poitrail blanc d’écume quand Dandrige enfila, sans ralentir, l’allée de chênes au bout de laquelle la grande maison, toutes portes ouvertes, semblait l’attendre. Jeunes et vifs, Mic et Mac, venus à la rencontre de leur maître, ne reçurent même pas une caresse. James, prévenu par les aboiements des chiens, sortit sur la galerie, tandis que Dandrige gravissait l’escalier. Il comprit à la mine du vieux Noir qu’il n’arrivait pas trop tard.

« Comment va le maître, James ?

— Il dort, m’sieur Dand’ige ; Anna et Rosa sont près de lui ; m’ame maît’esse, qui est restée debout toute la nuit, se repose… On a eu bien peur ! »

L’intendant trouva Marie-Adrien assis dans le salon et feuilletant une histoire romaine illustrée.

« Père vous a réclamé plusieurs fois. Il sera content de vous voir. Il est très malade… »

À cet instant, Virginie apparut dans une robe de soie grise. Elle avait son visage habituel. Seuls des cernes soulignant son regard turquoise trahissaient sa fatigue. Clarence baisa la main qu’elle lui tendit. Il comprit à la légère pression des doigts de la jeune femme qu’elle était contente qu’il fût là.

« Laissez-nous un moment, Marie-Adrien. Je dois parler à M. Dandrige. »

Le garçon quitta le salon à regret, les lèvres serrées, comme s’il jugeait ce tête-à-tête déplacé. En sortant sur la galerie, il s’adressa à James d’un ton de commandement, destiné sans aucun doute à faire sentir à sa mère et à l’intendant qu’il était bien « le second par le rang » à Bagatelle :

« S’il se passe quelque chose, préviens-moi. Je vais étudier sur le banc, près du pigeonnier. »

Virginie eut un sourire las. Dandrige suivit l’enfant des yeux. À pas comptés, droit comme un petit coq, il descendit dans le jardin.

« Alors, que se passe-t-il, Virginie ? »

Elle expliqua que le marquis, par deux fois, avait été pris d’étouffements et de douleurs intolérables du côté gauche de la poitrine ; qu’il avait à demi perdu conscience pendant une heure et que Murphy lui trouvait un pouls irrégulier et sec. Depuis la veille, il se plaignait d’avoir les membres ankylosés et des bourdonnements dans la tête. Son état, visiblement, allait en empirant.

« Que dit Murphy ? » interrogea Dandrige. Virginie se détourna et, à voix basse :

« Il dit qu’il va bientôt mourir, Clarence, ou survivre quelque temps, entièrement paralysé. C’est affreux. »

L’intendant prit Virginie par la main, la conduisit au canapé, où elle s’assit le buste droit, les yeux clos. Quand elle les rouvrit, ce fut pour regarder Clarence avec un air de profonde tristesse :

« Nous étions tous trop heureux, sans doute, à Bagatelle, pour que cela puisse durer ainsi. Si Murphy ne se trompe pas, la paralysie sera pour Adrien un véritable calvaire. Peut-être devrait-on faire venir le docteur Berthollet de La Nouvelle-Orléans. Qu’en pensez-vous ?

— Je connais Murphy depuis longtemps. C’est le meilleur médecin que l’on puisse trouver en Louisiane, mais on peut toujours prendre un autre avis. »

Il disait cela sans conviction, par politesse, pour ménager une espérance. Murphy, il le savait, disait les choses brutalement quand il était certain de son diagnostic.

« Adrien connaît-il la gravité de son état ?

— Il en a conscience. Hier après-midi, il a voulu se confesser, puis il a fait venir Marie-Adrien. Il l’a gardé une heure près de lui. Je ne sais pas ce qu’il lui a dit… et puis il vous a réclamé… Mais, au fait, comment avez-vous su ? »

Clarence rendit compte du message de Murphy trouvé à Baton Rouge. Cette initiative du médecin confirma à Mme de Damvilliers la conviction de ce dernier quant à l’issue de la maladie de son mari. Elle se leva, remit de l’ordre dans les plis de sa robe.

« Il va nous falloir à tous beaucoup de courage, Clarence. Moi, je n’en manquerai pas. Marie-Adrien non plus, je pense, mais Pierre-Adrien m’inquiète. Depuis deux jours, il refuse de manger et ne dort pas. On dirait que, malgré son jeune âge, il pressent un drame. Il aura besoin de vous plus que nous tous.

— Adrien est d’une telle constitution qu’il peut encore triompher de la maladie », suggéra l’intendant sans y croire.

Ayant rejoint son appartement, après avoir demandé à Virginie qu’elle le fasse prévenir dès que le marquis serait en état de le recevoir, Clarence fit sa toilette, mit du linge frais, sans pouvoir un instant oublier que la mort rôdait autour de la plantation. Était-elle embusquée derrière les vieux chênes, qui avaient vu passer sous leurs branches les cercueils des autres Damvilliers ? Se cachait-elle sur la berge du fleuve, après avoir amarré son invisible barque au tronc d’un saule, ou parcourait-elle la galerie, comme ces gens qui font les cent pas en attendant l’heure d’un rendez-vous ?

À cinquante et un ans, le marquis paraissait si robuste qu’on avait de la peine à imaginer le coup qui pourrait l’abattre, et cependant il gisait sur un lit, incapable de se mouvoir. Le maître de Bagatelle ne commandait plus. Son tour venait, semble-t-il, d’obéir, de se soumettre à Pinéluctabie.

James vint chercher Dandrige à la fin de l’après-midi.

« Le maître est réveillé, il vous demande, monsieur Dandrige.

— Comment est-il ?

— C’est mieux, il parle plus fort que ce matin, m’sieur. »

Clarence trouva son ami parfaitement résigné, pâle et amaigri. Le marquis avait tenu à ce qu’on le rasât. Ses grands yeux marron brillaient de fièvre. Il tendit péniblement une main où les veines gonflées traçaient des nervures bleues. Il s’exprimait avec lenteur, comme un homme qui choisit les mots les plus faciles à prononcer, ceux qui demandent le moins d’efforts.

« Je vais sans doute mourir, Clarence… »

L’intendant eut ce mouvement de dénégation spontané et rassurant que l’on doit à ceux qui parlent ainsi.

« Si, je le sais, je le sens, Murphy me l’a dit… Mes affaires sont en ordre… J’ai… un gros chagrin de quitter la vie maintenant… J’étais si parfaitement heureux… »

Il s’interrompit, la gorge nouée par des sanglots contenus. Des larmes lourdes et denses roulèrent sur ses joues. Clarence prit la main d’Adrien, la serra très fort, comme pour lui communiquer sa vie.

Le marquis se ressaisit.

« Virginie aussi le sait ; elle est courageuse. C’est Marie-Adrien qui me préoccupe. Il est trop orgueilleux, trop avide, trop dur. Je veux qu’on le mette chez les jésuites, qui en feront un homme. En attendant, Clarence, je veux que vous me promettiez de rester à Bagatelle, de veiller sur tout le monde. Pierre-Adrien vous aime bien, c’est une nature sensible et douce. Quant aux filles, leur mère saura en faire des demoiselles… »

Comme il se taisait, Clarence fit mine de se retirer pour laisser le malade se reposer de l’effort qu’il venait d’accomplir.

« Attendez, je n’ai pas fini. J’ai rédigé un codicille, qui complète mon testament déposé chez les frères Mertaux. J’ai fait ça… après le premier malaise, il y a deux ou trois ans. Vous le trouverez dans la bibliothèque, tout en haut à gauche, dans ce livre de gravures, vous savez, qu’on ne regarde jamais ! Tout est dit là-dedans, de ce que je veux pour mes funérailles. Allez, Dandrige, et que, pour vous, la vie continue, si possible, heureuse… »

Avant de retrouver les autres, l’intendant, bouleversé par cet entretien pathétique, voulut remettre de l’ordre dans ses idées. Il descendit dans le parc et s’avança jusqu’au bord du fleuve. La dignité, la maîtrise d’Adrien s’apprêtant à accueillir la mort, les yeux ouverts, lui révélaient une force d’âme dont il n’aurait pas cru son ami capable. La race des chevaliers chrétiens se retrouvait dans cet homme fruste et malhabile. Ses ancêtres guerriers devaient mourir ainsi, autrefois, au soir des batailles, adossés à un chêne, considérant leurs plaies, dominant leurs souffrances, renonçant d’eux-mêmes aux choses de la vie, pour ne pas laisser à la camarde la satisfaction malsaine de briser des liens qu’elle trouverait dénoués. Adrien, comme ses aînés, ne livrerait qu’un être dépouillé, piètre moisson, ne valant guère plus que le cadavre d’un esclave anonyme. La mort frustrée grincerait des dents, comme le voleur qui, s’étant saisi d’un coffre, le trouve vide des trésors convoités.

Puis Dandrige pensa aux vivants. Adrien avait fort bien jugé ses fils. L’approche de la mort lui conférait peut-être une lucidité éminente, à moins qu’il n’ait été contraint par les circonstances de divulguer des opinions depuis longtemps arrêtées. Et Virginie, que deviendrait-elle, jeune veuve de trente ans, réduite à se reposer sur un intendant pour la bonne marche de la plantation ? Saurait-elle trouver dans ses responsabilités accrues un champ d’application à des ambitions nouvelles ? À pas lents, Clarence, ses chiens sur les talons, revint vers la maison, que le crépuscule baignait d’une ombre froide. Des lumières, déjà, brillaient dans le salon, James fermait les fenêtres, Bobo conduisait les chevaux à l’abreuvoir ; sur la galerie, les rocking-chairs attendaient vainement le moment où Dandrige et le marquis s’y installeraient, pour fumer le cigare d’après-dîner. Clarence connut à cet instant la tristesse profonde qui prélude aux séparations définitives. Bagatelle attendait la visiteuse devant laquelle on ne sait dire que : « Jamais plus ! »

Le docteur Murphy vint dans la soirée examiner le malade. Il trouva son état stationnaire, mais parut désireux, contrairement à son habitude, de s’attarder en compagnie de Virginie et de Clarence, que rejoignit Mignette, fort occupée toute la journée avec les enfants. L’intendant ne fut pas dupe de la prolongation de cette visite. Il entraîna le médecin sur la galerie.

« Vous pensez que c’est imminent, Murphy ?

— Avant l’aube, je le crains. Envoyez les femmes se coucher, nous veillerons ensemble. Je ne sais comment dire cela à la marquise. »

Mignette, qui tombait de sommeil et ne voyait pas M. de Damvilliers à toute extrémité, accepta la suggestion de l’intendant, mais Virginie comprit quel genre de garde on voulait monter sans elle.

« Restez avec nous, Murphy, dit-elle. Je vais m’asseoir au chevet d’Adrien. C’est ma place. » Comme elle se levait pour se diriger vers la chambre du maître, elle découvrit Marie-Adrien, revenu au salon, qui attendait, debout, mains au dos, que l’on s’aperçût de sa présence. Avant même que sa mère, surprise, eût pu ouvrir la bouche, il dit simplement :

« Je veux être là. La mort ne me fait pas peur ! »

Et, sans attendre de réponse, il s’assit dans le grand fauteuil qu’occupait ordinairement son père au cours des veillées.

Il dormait, la tête inclinée sur l’épaule, quand, vers trois heures du matin, Virginie apparut sur le seuil de la chambre, le visage défait.

« Venez, dit-elle, je crois que c’est la fin… »

Clarence et Murphy se précipitèrent. Adrien venait d’entrer en agonie. Le bruit de sa respiration grinçante et accélérée emplissait la chambre. De ses doigts engourdis, il triturait le drap. Son regard, qui avait perdu tout éclat, ressemblait déjà à celui d’un noyé. Virginie lui essuya le front avec un linge humecté de vinaigre avant d’y déposer un baiser. Murphy tâta le pouls, remua les lèvres comme s’il se parlait à lui-même, puis il regarda Clarence et eut un haussement de sourcils, traduisant son impuissance à empêcher ce qui devait s’accomplir.

Tandis qu’ils guettaient, autour du lit, le signe inespéré que pourrait encore faire la vie dans ce grand corps affalé, Marie-Adrien s’approcha et vint se placer auprès de sa mère, la tête baissée, mais fixant son père sous ses sourcils froncés. Adrien le reconnut peut-être, puis, tout occupé de sa mort, il leva les yeux vers le ciel de lit et lâcha dans un souffle le dernier mot qu’il s’était promis de prononcer devant les siens :

« Adieu ! »

Aussitôt, un silence pesant s’établit dans la chambre. La respiration du moribond avait cessé.

Ainsi le troisième marquis de Damvilliers venait de sortir de Bagatelle, en parfait Cavalier. Il avait tenu à quitter la vie dans les règles, comme on prend congé, après un grand barbecue.

Sans trembler ni répandre une larme, Virginie lui ferma les yeux, l’embrassa et poussa Marie-Adrien vers le lit. L’enfant contempla un moment le visage du mort, mit un baiser sur la main abandonnée et quitta la chambre pour ne pas pleurer devant les autres.

Quand tout le monde rejoignit le salon, le garçon se tenait debout devant la cheminée, l’œil sec, grave et rigide, les mains au dos, suivant son attitude familière.

« Ainsi, dit-il d’une voix nette, je suis maintenant marquis de Damvilliers ! »

Puis, laissant sa mère, Dandrige et Murphy interloqués, il traversa le salon et prit l’escalier qui conduisait à sa chambre.

« Quelle force déjà ! fit Virginie, admirative, le sang des Damvilliers est tout entier dans mon fils. Ce sera ma consolation… »