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LES funérailles de Jacques-Adrien, troisième marquis de Damvilliers, eurent lieu le 10 mars 1842. Ainsi qu’il en avait exprimé le vœu dans le codicille que Dandrige n’eut aucun mal à trouver, la cérémonie fut brève et sobre. Comme le maître de Bagatelle l’avait souhaité, tous les travailleurs de la plantation purent assister à la messe, célébrée dans l’église de bois où se déroulaient habituellement les offices des esclaves. Le curé de Sainte-Marie fut un peu déçu de voir un aussi bel enterrement lui échapper et la foule des planteurs dut suivre les prières comme elle put, la chapelle étant trop exiguë pour accueillir tout le monde. Ce matin-là, sous le soleil printanier, convergèrent vers Bagatelle des files de landaus, de calèches et de cabriolets, amenant des familles silencieuses. Le gouverneur de la Louisiane avait dépêché son premier secrétaire. Le commandant du brick de guerre français Dunois, qui remontait le Mississippi, avait été invité un mois plus tôt par Adrien. Il se présenta à la plantation avec son état-major et une garde d’honneur. N’ayant pu saluer le marquis avant qu’il ne meure, il tint à lui rendre l’ultime hommage dû à un gentilhomme français. La présence de ces militaires, en armes derrière le fanion de leur unité, qui crosses en l’air encadrèrent le corbillard jusqu’au cimetière de Pointe-Coupee, donna à cet enterrement un lustre que le défunt eût peut-être désapprouvé, mais, dans toute la paroisse de Pointe-Coupee, les Franco-Américains apprécièrent la présence des marins.

Virginie et Marie-Adrien conduisaient le deuil, les cordons du poêle étant tenus par Willy et Percy Tampleton et par deux membres du Conseil de paroisse. Tout le monde remarqua l’attitude courageuse et digne de l’héritier de Bagatelle, vêtu d’un costume de velours noir, auprès de la marquise, dont le visage et la chevelure disparaissaient sous un voile. Virginie avait tenu à ce que Clarence Dandrige figurât au banc de la famille. L’intendant, dans son vêtement de deuil, paraissait encore plus grand et plus mince. Les bonnes langues, admirant cette silhouette, pensaient qu’il pourrait faire un second mari fort acceptable pour la veuve, qui à aucun moment ne donna le spectacle d’une douleur commune.

Mignette, préposée à la garde des trois autres enfants, ne figurait pas dans le cortège. Elle avait à consoler Pierre-Adrien, qui sanglotait et se plaignait qu’on ne l’eût pas admis à accompagner le cercueil de son père. Virginie avait été bien près de se laisser fléchir, mais Marie-Adrien était intervenu, affirmant que « son frère pleurerait comme une fille ». Ed Barthew, le docteur Murphy et les Barrow formaient, avec les Tampleton, le groupe des intimes. Ainsi qu’il était de tradition chez les Damvilliers, le cercueil du marquis fut porté à bras, par des esclaves, jusqu’à l’entrée de Bagatelle où attendait le corbillard. Une dernière fois, le maître parcourut ainsi l’allée de chênes séculaires.

Dans le soleil, les touffes gris-rose de mousse espagnole se balançaient au vent comme des chevelures de pleureuses. Les oiseaux enamourés, surpris par le lent défilé d’hommes et de femmes silencieux, se taisaient.

Au cimetière de Sainte-Marie, le grand caveau des Damvilliers avait été ouvert. C’était un monument majestueux ; on l’apercevait de loin sur le chemin. Le tombeau proprement dit, un parallélépipède de pierres taillées, supportait une sorte de temple à huit colonnes ioniques. Sur le toit de cet édifice, un bloc de granit, portant sur ses quatre faces le blason des Damvilliers, servait de piédestal à une croix. Adrien allait rejoindre là ses grands-parents, ses parents et sa première femme. Le fossoyeur, à qui personne ne demandait rien, annonça à Clarence « qu’il restait encore quatre places », comme s’il eût été cocher de diligence.

C’est aux enterrements, dit-on, que l’on apprécie l’estime dont un mort a pu jouir de son vivant. Marie-Adrien sut ce jour-là que son père était unanimement respecté, des grands propriétaires comme des petits Blancs du « poulailler ».

« Tu auras à charge, lui dit Virginie après l’exténuante épreuve des condoléances, de maintenir en pareil honneur le nom des Damvilliers. »

Télémaque et ses choristes chantèrent un cantique devant la tombe refermée. Ces esclaves donnèrent à tous les cœurs secs une leçon d’humanité. Ne pouvant faire autrement que d’accepter leur condition, ils tenaient à dire à leur façon et sans retenir leurs larmes qu’ils regrettaient un maître n’ayant jamais outrepassé ses droits. On commenta plus tard dans les plantations cette participation des Noirs à une cérémonie dont leurs superstitions auraient dû les tenir éloignés.

« Il paraît que le défunt marquis souhaitait qu’il en soit ainsi, observa Clément Barrow. Drôle d’idée que de vouloir ses nègres à son enterrement !

— Là où il est, il n’y a plus ni maître ni esclaves, monsieur, osa dire le curé de Sainte-Marie.

— En êtes-vous sûr, mon père ? » fit Adèle d’un ton sec.

Le prêtre se tut et se servit des confitures en pensant que les chrétiens ne connaissaient pas toujours l’enseignement du Christ.

À Bagatelle, la vie reprit son cours. La terre n’attendait pas et un mort, si aimé et estimé soit-il, ne pouvait dispenser les vivants de faire les semailles. Sous l’autorité de Clarence Dandrige, les Noirs ne virent aucun changement à leur situation. Les heures de travail ne furent ni plus ni moins longues et le soleil leur parut aussi chaud que tous les autres étés, quand fut venu le moment du sarclage et de la chasse aux parasites. Marie-Adrien, qui montait un petit cheval arabe, accompagnait parfois l’intendant et ne manquait pas de signaler les attitudes paresseuses. Dandrige attendait avec impatience le jour où il pourrait se rendre à La Nouvelle-Orléans avec Virginie pour l’ouverture d’un testament qui, pensait-il, clarifierait les choses et permettrait d’expédier ce gamin arrogant chez les pères jésuites.

À deux ou trois reprises, des incidents avaient achevé de l’éclairer sur le caractère du fils d’Adrien.

Le jour, par exemple, où il constata que les domestiques ne parlaient plus du garçonnet en disant « le petit marquis », mais seulement « le marquis ». S’étant renseigné, il apprit que Marie-Adrien leur avait fait la leçon, promettant le fouet à ceux qui négligeraient cette consigne.

Quand Clarence rapporta ce mouvement d’autorité précoce à Virginie, cette dernière répondit assez sèchement :

« Je suis au courant. C’est ainsi qu’on doit l’appeler maintenant, n’est-ce pas ?

— Mais, Virginie, menacer les domestiques du fouet !

— C’est un mot d’enfant, bien sûr. Il ne faut pas y attacher d’importance. »

Or Clarence n’était pas de cet avis. Il conçut de nouvelles craintes le soir où Marie-Adrien se présenta à table le visage en feu, le regard vague et visiblement surexcité. Mignette, assise à table près de lui, remarqua soudain :

« Mais, madame, il sent le vin, comme s’il avait bu.

— C’est Brent qui m’a donné du porto, expliqua Marie-Adrien. Il m’a dit que papa en buvait chaque soir. »

Le domestique convoqué donna une autre version. Il avait trouvé « m’sieur Marquis » en tête-à-tête avec une bouteille et avait eu beaucoup de mal à les séparer.

« Il ment », fit l’enfant avec aplomb.

Mais, pris de nausées, il dut quitter précipitamment la salle à manger.

« Si je revois mon fils dans cet état, Brent, fit Virginie avec une parfaite partialité, je vous renvoie au coton ! »

Clarence était certain que le domestique n’avait pas menti. Tous, et Anna plus que les autres, connaissaient la gourmandise de Marie-Adrien. La cuisinière l’avait surpris plusieurs fois le nez dans le placard aux confitures. « Tout ce qui est ici m’appartient. » Telle était la réponse faite par le chapardeur aux remontrances de la brave femme, qui avait cru préférable de taire ces incidents bénins.

Ces sottises, bien excusables chez les enfants, prenaient chez Marie-Adrien, dont la maturité exceptionnelle étonnait tous les visiteurs de Bagatelle, une autre signification. Clarence, que l’amour maternel n’aveuglait pas comme Virginie, décelait chez l’enfant, plus évolué déjà que bon nombre d’adolescents, tous les signes d’un tempérament jouisseur, dissimulé sous une rigueur apparente dans laquelle l’orgueil entrait pour une bonne part. L’intendant s’en ouvrit prudemment à Virginie.

« Je sais que vous n’aimez pas beaucoup Marie-Adrien, Clarence. Vous lui voyez plus de défauts qu’il n’a. Naturellement, ce n’est pas un caractère malléable comme votre filleul, ni un tempérament docile comme Gratianne. Laissez-le se former en profitant des agréments de sa situation. Je n’ai pas l’intention de faire de mon fils un abstinent dans votre genre ! »

Depuis la mort de son mari, la marquise de Damvilliers semblait marquer aussi bien avec Mignette qu’avec l’intendant des distances qu’elle s’était appliquée autrefois à effacer. Le temps des conversations confiantes semblait révolu. Souvent, elle dînait en tête-à-tête avec Marie-Adrien, dans le breakfast-room, avant le service normal et Clarence se retrouvait seul à table avec la veuve du forgeron, ayant conscience d’appartenir désormais, comme la jeune femme, à une classe hybride, qui n’était plus tout à fait de la famille, sans être celle des domestiques supérieurs. Avec générosité, l’intendant mettait cela sur le compte du bouleversement introduit dans la vie de Virginie par la mort soudaine de son mari, mais il croyait aussi reconnaître là le comportement de la Virginie d’autrefois et se demandait ce que deviendraient leurs rapports à l’avenir.

Quand arriva la lettre des frères Mertaux annonçant que le délai fixé par le marquis à deux mois après sa mort pour l’ouverture de son testament était écoulé, Virginie parut surprise et contrariée d’y lire que les avocats souhaitaient la présence de Dandrige et des deux fils du défunt.

« Ils prennent ça sous leur bonnet, ou est-ce une disposition décidée par Adrien ? Enfin vous m’accompagnerez, Clarence, avec les garçons ! »

L’intendant, ayant fort à faire à la plantation en cette saison, aurait facilement éludé ce voyage, mais, connaissant les Mertaux, il était convaincu qu’ils n’agissaient pas ainsi sans raisons.

Marie-Adrien fit grise mine quand il apprit qu’il ne ferait pas seul avec sa mère son premier voyage sur le fleuve. Virginie lui expliqua qu’il s’agissait sans doute d’une volonté de son père. Les passages furent retenus à bord du Zebulon Pike IV et Bobo conduisit tous les voyageurs à Bayou Sara où ils embarquèrent. Plus questionneur que jamais, Pierre-Adrien, qui à six ans paraissait aussi grand que son aîné, voulut tout savoir du bateau, alors que Marie-Adrien, jouant les blasés, ne s’intéressa qu’aux machines, aux bouilloires et à la vitesse du steamboat.

Tandis que Virginie enseignait au quatrième marquis, qu’elle présentait comme tel, les règles de l’étiquette en voyage, Clarence nommait pour son filleul les oiseaux, les arbres et les grandes maisons blanches des planteurs, que l’on apercevait derrière les rideaux d’arbres. Craignant que Virginie ne prît ombrage de l’affection que lui témoignait Pierre-Adrien, l’intendant insistait souvent pour qu’il rejoigne sa mère et son frère au salon ou sur le pont-promenade.

« Je crois qu’ils aiment mieux que je reste avec vous, lui dit un jour le garçonnet. Ils parlent de choses que je ne comprends pas et qui les font rire. »

Clarence décela dans le ton de son filleul un peu de tristesse. Pierre-Adrien sentait bien la différence que Mme de Damvilliers faisait entre ses deux fils, différence qu’elle ne cherchait d’ailleurs pas à dissimuler.

Si le voyage sur le fleuve avait enthousiasmé le cadet, la ville suscita chez l’aîné une curiosité qu’il ne songea pas à cacher. Les maisons, les boutiques, les gens, les équipages, l’animation de l’hôtel Saint-Charles, les restaurants lui parurent un monde merveilleux.

« J’aimerais vivre là, voir ce qu’il y a dans ces maisons, connaître ces gens, acheter des choses dans les magasins.

— Eh bien, moi, j’aime mieux la maison, répliqua Pierre-Adrien, les arbres et les champs. Tous ces gens qui me regardent ont tous le même air. Ils sont habillés pareil. Je les trouve pas beaux !

— Tais-toi, tu ne sais rien. Maman m’a dit que dans le Nord il y a des villes encore plus grandes avec, la nuit, des lumières partout. Il faudra que j’y aille. »

En attendant, il fallait se rendre chez les frères Mertaux, rue de Chartres. Les avocats jumeaux avaient cru bon de revêtir pour la circonstance leur redingote noire, tout à fait démodée, et de nouer sous leur col empesé une lavallière, que Pierre-Adrien compara à un papillon géant et mou. Se relayant au milieu des phrases, selon leur habitude, les frères levèrent tout d’abord le doute que leur lettre avait suscité chez Virginie.

« Dans une lettre cachetée, qu’il nous avait laissée…

— … et qu’il nous avait demandé d’ouvrir dès que nous pourrions avoir connaissance de sa…

— … de son décès, M. le marquis de Damvilliers souhaitait, madame, que vous soyez présente avec vos deux fils et M. Dandrige à l’ouverture du testament, déposé légalement en notre étude. »

Ayant parlé, les deux hommes de loi, identiques en tous points et coordonnant leurs gestes comme des danseurs, se dirigèrent vers un vieux coffre-fort dissimulé entre les cartonniers d’acajou aux abattants de cuir vert. Ils tirèrent chacun une clef de la poche de leur gilet et se mirent en devoir d’ouvrir le meuble.

« Vous voyez, fit l’un, ravi, nos deux clefs sont nécessaires pour faire jouer la combinaison. C’est une sécurité !

— … une double sécurité », ajouta l’autre.

Ils retirèrent du coffre une grande enveloppe jaune fermée par cinq cachets de cire rouge. Pareils à des prestidigitateurs soucieux de convaincre leur public de la parfaite innocuité de leur matériel, ils présentèrent l’objet à leurs visiteurs, afin que ceux-ci puissent constater l’intégrité des cachets. Clarence, qui en d’autres circonstances eût été amusé par le numéro de duettistes toujours surprenant des frères Mertaux, se demanda s’ils n’allaient pas lire en chœur le testament. Si les deux avocats chaussèrent leurs lorgnons, un seul procéda à la lecture.

Moi, Jacques-Adrien, marquis de Damvilliers, sain de corps et d’esprit, désigne comme exécuteurs testamentaires ma veuve, la marquise de Damvilliers, née Virginie Trégan, et Clarence Dandrige, mon ami, présentement intendant de ma plantation de Bagatelle, afin qu’ils mettent à effet mes volontés.

Je lègue à mon fils Marie-Adrien tous mes biens meubles et immeubles, terres et ateliers, espèces et actions, en ma possession au jour de ma mort, dont il recevra jouissance effective à sa majorité, si la mort me saisit avant qu’il n’ait atteint celle-ci. Jusqu’à cette date, et dans ce cas seulement, la gestion de mes biens sera confiée à ma veuve et à mon intendant avec licence d’en disposer au mieux des intérêts du légataire. Ils auront à conserver le domaine de Bagatelle dans l’étendue de dix mille acres et à maintenir le traitement équitable que le chrétien se doit de réserver aux esclaves nègres que Dieu lui a confiés.

Au jour de ma mort, Marie-Adrien, mon fils aîné, prendra le titre de marquis de Damvilliers et les responsabilités dynastiques qui en découlent, mais il ne pourra s’opposer de quelque manière que ce soit, s’il n’est pas majeur, aux actes et décisions des gestionnaires désignés ci-dessus. Si, par suite de mort ou autre cause, mon fils aîné se trouvait dans l’incapacité d’assurer ma succession, les mêmes dispositions s’appliqueraient à son cadet, Pierre-Adrien.

Devenu maître de Bagatelle, Marie-Adrien aura à charge d’entretenir sur le pied de son rang ma veuve bien-aimée, née Virginie Trégan, son frère Pierre-Adrien et ses sœurs Gratianne et Julie, qu’il dotera au moment de leur mariage.

Pierre-Adrien, quel que soit son établissement, recevra, sa vie durant, un quart des revenus des terres de Bagatelle, où il pourra résider autant que bon lui semblera.

Je lègue en outre, en toute propriété, à Virginie, marquise de Damvilliers, née Trégan, ma veuve, les bijoux d’or et d’argent ainsi que les pierres précieuses, héritage de ma mère, se trouvant à Bagatelle.

Je souhaite que de petits souvenirs de moi soient remis à mes amis les plus intimes : MM. Tampleton, Barrow, Murphy ainsi qu’à Mme veuve Albert Schœler, en laissant à mes exécuteurs testamentaires le soin d’en déterminer le choix.

Je lègue enfin à mon fidèle intendant Clarence Dandrige la montre et la chaîne d’or dont j’use habituellement et je lui demande de bien vouloir poursuivre la rédaction de l’histoire de ma famille afin que les futures générations, issues de mes fils, sachent ce qui fait l’honneur et la gloire des Damvilliers.

Ayant relu, persiste et signe : Jacques-Adrien, marquis de Damvilliers.

 « La rédaction de ce testament, commenta aussitôt celui des deux frères qui n’avait pas procédé à sa lecture, n’est peut-être pas d’une parfaite orthodoxie juridique en ce qui concerne la terminologie…

— … mais c’est la volonté clairement exprimée d’un homme de cœur », fit l’autre.

Virginie se leva, mit la main sur l’épaule de Marie-Adrien.

« En somme, jusqu’à la majorité de mon fils, rien ne doit changer à Bagatelle.

— C’est cela, firent en chœur les Mertaux.

— Si vous aviez besoin de nos conseils…

— … nous sommes à votre disposition. »

La marquise de Damvilliers et ses fils prirent congé, Clarence ayant d’autres affaires, relatives à un bornage de la plantation, à régler avec les avocats. Ceux-ci l’invitèrent à partager leur repas. Connaissant les talents de leur cuisinière, dont le gombo avait, dans toute la ville, une excellente réputation, l’intendant accepta, satisfait pour un soir d’échapper aux Damvilliers.

Avec le tact propre aux juristes quand ils se trouvent hors de leur cabinet, les frères Mertaux ne firent plus allusion au testament du défunt marquis, la situation bancaire à La Nouvelle-Orléans leur fournissant, il est vrai, d’autres sujets de conversation. Car, en ce mois de mai 1842, les affaires n’étaient guère brillantes. La nouvelle loi relative aux banques semblait avoir des conséquences désastreuses. Celles de ces institutions monétaires qui offraient encore quelques garanties n’acceptaient de convertir en espèces métalliques le papier qu’elles avaient émis qu’avec 11 % de prime. Les banques les plus faibles : Banque d’Exchange, d’Atchafalaya, d’Orléans et des Améliorations, ne trouvaient plus preneur pour le leur. Les billets subissaient ainsi des dépréciations de 60 à 75 %. Cette crise financière, plus déplorable encore que celle de 1837, paralysait le commerce.

Les trésoreries des trois municipalités de la ville n’étaient pas plus à Taise. Les bons qu’elles avaient émis, effets devenus sans valeur, se trouvant en grande partie aux mains de la classe inférieure de la population, cette subite dépréciation produisait une profonde irritation dans le peuple. Une manifestation avait eu lieu devant l’hôtel de ville. Le maire ayant calmé les furieux, ceux-ci s’en étaient pris aux agents de change, auxquels ils attribuaient les responsabilités de la dépréciation.

« Quatre des principaux comptoirs ont été pillés et dévastés en moins d’une heure, dit l’un des frères Mertaux.

— … La garde nationale et une compagnie de la troupe de ligne ont dû intervenir, compléta l’autre.

— … On se demande comment tout cela va finir », conclurent-ils ensemble.

Les trois hommes s’entretinrent aussi des prochaines élections pour le poste de gouverneur de la Louisiane. La victoire de M. Mouton, du parti démocrate, candidat contre M. Johnson, représentant des whigs, ne semblait pas faire de doute pour les frères Mertaux. Ils apprirent aussi à Clarence que le sénateur Henry Clay était attendu en automne à La Nouvelle-Orléans.

« Il vient pour rétablir sa santé, dit l’un.

— … et pour préparer sa candidature à la Maison-Blanche », dit l’autre.

Les deux convinrent qu’il risquait d’être reçu assez fraîchement !

Avant de quitter La Nouvelle-Orléans, Virginie conduisit Marie-Adrien au collège des pères jésuites. Elle y fit inscrire son fils pour la rentrée suivante, prévue le 1er novembre, en raison des risques habituels que faisait courir à la population scolaire l’épidémie annuelle de fièvre jaune. Pendant ce temps-là, Clarence promena Pierre-Adrien à travers le quartier américain, pour lui montrer les constructions neuves et les entrepôts, qu’il voyait plus nombreux à chaque voyage. C’est au cours de cette promenade qu’ils rencontrèrent Ramirez. L’armateur et marchand d’os ne portait plus aussi beau qu’autrefois. Il paraissait plus petit, ne bombait plus le torse, son regard manquait d’assurance. Il retira son chapeau et osa aborder l’intendant.

« J’ai cherché à vous revoir depuis notre dernière rencontre, monsieur Dandrige.

— On m’a dit, en effet, que vous souhaitiez me découper en tranches, monsieur Ramirez. Vous êtes libre d’essayer quand il vous plaira. »

L’Espagnol eut un geste de la main qui balayait le passé.

« Vous m’aviez porté une cruelle blessure, monsieur, et j’en conservais de la rancune. Mais elle était à proportion de mon injure. Je vois aujourd’hui, ajouta-t-il en désignant l’enfant, que votre fils peut témoigner que mon allusion à votre manque de virilité était pure calomnie. »

Dandrige expliqua que le garçonnet qui l’accompagnait n’était pas son Fils, mais celui du marquis de Damvilliers.

« Veuillez excuser alors le rappel que j’ai fait, dit modestement Ramirez. Nous autres, Espagnols, avons le sens de l’honneur. Je retire aujourd’hui ma phrase malheureuse.

— Vos difficultés financières, remarqua Dandrige en fixant ostensiblement le revers élimé d’une redingote de cheviotte qui avait connu des temps meilleurs, semblent vous avoir rendu moins arrogant, monsieur Ramirez.

— C’est exact. Je suis devenu pauvre et cela m’a appris qu’un homme perdait ses amis avec sa fortune. Les ennemis, eux, sont fidèles et, conclut-il avec un sourire amer, d’une certaine façon, rassurants.

— Je ne suis pas votre ennemi, Ramirez. Vous aviez besoin d’une leçon, je vous l’ai donnée. N’en parlons plus. Où en sont vos affaires ?

— Je cherche cinq mille dollars que m’apporterait un partenaire pour exploiter un brevet permettant de fabriquer des chandelles, suivant un procédé que j’ai retrouvé.

— Expliquez-vous, Ramirez.

— Eh bien, autrefois, en Louisiane, un certain Alexandre, chirurgien et botaniste au service de la compagnie de M. Law, avait découvert qu’on pouvait tirer d’un arbrisseau, portant au printemps une petite graine remplie d’une matière verte et gluante, une sorte de cire, pareille à celle des abeilles. Il suffisait de jeter ces graines dans l’eau bouillante pour recueillir la cire qui surnageait. Ces arbrisseaux, qu’il appela ciriers, poussent ici comme du chiendent. Étant un peu chimiste moi-même, j’ai perfectionné le procédé et obtenu des chandelles dont la lumière est à la fois douce et puissante. Je les ai moulées et colorées. Elles plaisent beaucoup et tous les marchands de la ville m’en demandent. Pour produire davantage, il me faudrait quelques esclaves et un peu de matériel… Bref, j’ai besoin de cinq mille dollars.

— Et vous espérez une nouvelle fortune de vos chandelles ?

— Peut-être pas une fortune, monsieur Dandrige, mais de quoi vivre à l’aise.

— Ces cinq mille dollars, je vais vous les prêter, monsieur Ramirez…, sans intérêts. Vous irez de ma part chez les frères Mertaux, rue de Chartres. Ils auront des ordres. Envoyez quelques-unes de vos chandelles à Bagatelle, que je puisse les apprécier. »

L’Espagnol parut confus d’une telle offre.

« C’est généreux à vous de m’aider, monsieur Dandrige. Je ne sens plus le coup d’épée que vous m’avez donné il y a douze ans ! »

L’intendant savait les Espagnols orgueilleux et peu enclins aux remerciements exagérés.

« Allez, monsieur Ramirez, et bonne chance ! »

Le fabricant de chandelles se coiffa et s’en fut. Il parut à Clarence qu’il avait retrouvé sa taille normale et son port de caballero.

« Qui c’est, ce monsieur ? interrogea Pierre-Adrien.

— Un vieil ami », fit Dandrige.

Continuant leur promenade à travers la cité, l’intendant et son filleul arrivèrent rue Saint-Louis, devant la Bourse. Un encanteur, M. Taylor, procédait dans le hall à colonnes à une vente d’esclaves. L’enfant voulut voir comment « on achetait un nègre ». Le spectacle n’était pas neuf pour Dandrige, mais il consentit à le montrer à Pierre-Adrien. La vente du jour, annoncée comme consécutive à la succession de Elihm Shield, proposait : « Une négresse américaine nommée Marie, âgée de 26 ans environ, sujette à s’enivrer ; Spencer, 28 ans, avec sa femme Kesiah et deux enfants : Miranda, 4 ans, et Albert, 18 mois ; Charles, 39 ans ; Amos, 28 ans ; Georges, estropié, 30 ans ; Caesar, 30 ans ; Célestine, créole, 25 ans, parlant anglais et français ; Narcisse, créole, sourd-muet, 18 ans, et Eliza, 32 ans. »

Montés sur une estrade, les Noirs, exposés comme une marchandise, se tenaient fort dignement. Les acheteurs éventuels demandaient parfois à les voir de plus près, pour mieux apprécier la musculature des hommes et les formes des femmes, que l’on dénudait sans tenir compte de leur pudeur. La créole, Célestine, pleurait, regrettant sans doute un maître dont elle avait dû partager la couche, en voyant la concupiscence que sa réelle beauté allumait dans les yeux des enchérisseurs. Elle revint finalement à un vieillard sec comme un tronc de cyprès qui, ayant trois jeunes fils, souhaitait leur procurer « de l’amusement à domicile ».

Pierre-Adrien demeurait silencieux, devinant inconsciemment qu’il assistait à un événement scandaleux. Pour lui, les Noirs de la plantation étaient tous des amis rieurs et dévoués. Il n’imaginait pas qu’on puisse s’en séparer comme d’une balle de coton.

« Et les Blancs, finit-il par dire, où les achète-t-on ?

— On ne les vend pas, Pierre-Adrien. Ils sont libres de faire ce que bon leur semble. Encore que parfois, ajouta l’intendant, plus pour lui-même qu’à l’intention de son petit compagnon, ils se vendent eux-mêmes !

— Imilie, c’est papa qui l’avait achetée ?

— Oui, bien sûr, et tous les autres. »

Dans la rue ensoleillée, le petit garçon demeura pensif un long moment, puis il dit d’un ton grave :

« On a de la chance, n’est-ce pas, monsieur, d’être blancs !

— Oui, nous avons de la chance, Pierre-Adrien. C’est pourquoi il faut être gentil avec les nègres et ne pas faire de peine à Imilie. Et plus tard il faudra rester un bon maître, comme ton papa.

— J’ai pas envie d’être maître, moi, fit le gamin. Le maître, c’est Marie-Adrien. J’aimerais mieux être marin et ne pas acheter de nègres ! »

Au soir de cette journée, dont Pierre-Adrien devait se souvenir longtemps, les gens de Bagatelle embarquèrent sur le vapeur Oronoko pour regagner Pointe-Coupee. Le capitaine Bosworth, qui commandait le luxueux steamboat, affirmait que son bateau, équipé de nouvelles machines et de nouvelles bouilloires, « n’était surpassé par aucun autre navire sur le fleuve ».

Virginie paraissait satisfaite de son séjour à La Nouvelle-Orléans. Elle avait acheté des bas de soie chez Abraham Trier, rue Garnier, et remis à l’évêque, Mgr Blanc, vingt-cinq dollars pour secourir les victimes du tremblement de terre qui avait ravagé la Martinique. Pour la première fois depuis son veuvage, Dandrige la vit sourire. Sur le vapeur, la présence de cette femme en deuil, d’une beauté si typiquement sudiste, ne passait pas inaperçue. Les hommes se découvraient à son passage, lui avançaient un siège quand elle se rendait sur le pont, son chapeau retenu par une mousseline noire. Parfaitement à l’aise dans son personnage d’héroïne romantique et dolente, elle acceptait parfois de converser avec quelques dames et nouait ainsi des relations éphémères, qui permettraient à certains de dire qu’ils avaient rencontré la marquise de Damvilliers et ses beaux enfants.

Un soir, les garçons étant endormis, alors qu’elle se tenait accoudée au bastingage, silhouette sombre se découpant sur un crépuscule mauve, Dandrige vint la rejoindre.

« Je me souviens, dit-elle, d’autres remontées du fleuve pareilles à celle-ci, en compagnie d’Adrien, et de la première, au lendemain de mon retour d’Europe. Je ne suis plus la même, Clarence. Je me sentirais bien incapable aujourd’hui de jouer au poker ou au trictrac. J’ai l’impression que l’intensité de la vie a baissé en moi. Rien ne m’exalte comme autrefois. Depuis la mort d’Adrien m’est venu un amour du calme et du silence. C’est comme si j’étais gouvernée ; je n’ai plus d’impatiences.

— C’est un lieu commun de dire que le temps vous rendra à vous-même, Virginie, et je suis certain que vous reprendrez de l’intérêt aux gens et aux choses !

— Je le sais, Clarence, mais je ne le désire pas encore. Ma position me donne droit à un grand moment d’isolement. Le vide laissé par Adrien m’est presque une grâce et je découvre que mon chagrin n’est pas celui des autres.

— C’est une étape, comme tous nous en connaissons. Vos enfants vous en offriront d’autres, plus heureuses… »

Ils demeurèrent un moment silencieux, à suivre du regard le vol des martins-pêcheurs picorant le fleuve. Les oiseaux agaçaient de leur bec la surface de l’eau, qui, chair liquide, réagissait en frissons concentriques.

« Notre vie, reprit Clarence, est une suite de victoires accordées et de défaites acceptées. Adrien est mort au soir d’une victoire, puisque la mort l’a saisi en plein bonheur, je puis en témoigner !

— Cela aussi, je le sais. Il a emporté de moi un souvenir ébloui… Mais vous seul, Clarence, savez qu’il a plus donné qu’il n’a reçu… Je n’ai cherché qu’à lui plaire ; lui, il m’a aimée ! »