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LA lettre de Virginie que l’intendant trouva à Bagatelle à son retour de La Nouvelle-Orléans devait lui prouver que la quiétude est un état aléatoire. La nouvelle apportée par le courrier constituait une surprise de taille. La marquise de Damvilliers annonçait simplement qu’elle s’était remariée à Paris, au mois de novembre, et qu’elle arriverait en Louisiane au début du printemps avec son nouvel époux, le colonel Charles de Vigors, dont Dandrige, précisait-elle, saurait se faire en peu de temps un ami. Elle demandait à l’intendant d’informer Pierre-Adrien, Gratianne et Julie, auxquels elle écrirait plus tard. Par le même courrier, elle disait prévenir directement Marie-Adrien.

Ayant lu et relu la missive, Dandrige demeura un moment immobile, fixant sans le voir le décor familier du parc. La pluie battait la véranda, des nuages gris filaient au ras des arbres. Un vent du nord déjà froid retroussait comme une jupe la mousse espagnole attachée aux branches des chênes. Mic et Mac, devenus plus calmes, guettaient le moment favorable pour s’introduire dans la maison. Malgré son sang-froid, Clarence connut un moment de tristesse. Ainsi, Virginie allait introduire à Bagatelle un autre homme. Il faudrait s’habituer à lui voir tenir la place d’Adrien, car, bien que sans pouvoir sur la plantation, il n’en serait pas moins une sorte de maître consort. La perspective d’annoncer aux enfants le remariage de leur mère lui parut une corvée. Il ne pouvait imaginer leurs réactions et se devait de chercher des arguments pour leur faire admettre la situation actuelle, créée par l’arrivée d’un beau-père dont on ne savait rien. Le fait que Virginie ait traité différemment Marie-Adrien, en le prévenant elle-même, n’étonnait pas l’intendant. Il savait depuis longtemps la complicité existant entre la mère et le fils aîné. Cependant, sans le choquer, cette façon de faire lui déplaisait.

Pour Virginie, le futur maître de Bagatelle par droit d’aînesse, droit que ne reconnaissait pas, d’ailleurs, la loi américaine, paraissait être le seul représentant des Damvilliers digne d’intérêt. Il y avait d’un côté Marie-Adrien, de l’autre « les enfants ». Et c’est sur lui, Dandrige, que Virginie comptait pour surveiller leur éducation comme s’il se fût agi d’une tâche secondaire, pour laquelle la mère déléguait son autorité.

Avec un à-propos bien digne de la malchance qui semblait le poursuivre dans ses tentatives amoureuses et conjugales, Willy Tampleton, qui se préparait à rejoindre son régiment, dont on annonçait le départ pour la frontière du Texas, devait venir dîner à la plantation, ainsi que Barthew et sa femme. Il ne restait donc que peu de temps à Dandrige pour annoncer la nouvelle aux enfants, lesquels, pensait-il, devaient être informés avant les étrangers du mariage de leur mère. Comme Virginie suggérait également de prévenir les intimes et les domestiques, il se croyait autorisé à divulguer la nouvelle aux invités.

Les enfants, au contraire de ce que pouvait craindre l’intendant, prirent fort bien la chose. Gratianne battit des mains :

« Maman est si belle et si bonne, je veux qu’elle soit heureuse. »

Puis elle demanda aussitôt :

« Un colonel, comment c’est habillé ? »

Julie, qui allait sur ses sept ans, ne dit rien. Ses grands yeux sombres, dans sa figure crayeuse, s’ouvrirent démesurément, comme chaque fois qu’elle faisait un effort d’attention. Quant à Pierre-Adrien, il s’informa :

« Devrai-je appeler ce monsieur père, monsieur ? »

L’intendant répondit que sa mère saurait le lui dire, mais qu’il ne pensait pas, personnellement, que ce soit indispensable.

« J’aimerais mieux pas. Mais je ferai comme Marie-Adrien », conclut l’enfant.

Assez satisfait de la réaction des trois Damvilliers, Dandrige s’empressa de les laisser seuls commenter l’événement. En s’habillant pour le dîner, il ne pouvait se défendre d’une certaine nervosité. Pour un homme ayant l’habitude de s’analyser froidement, ce symptôme était irritant : il dut s’y reprendre à trois fois pour nouer sa cravate. Le sentiment qui l’agitait ne pouvait pas être de la jalousie au sens où l’entendent les hommes ordinaires ; Dieu merci, il n’avait jamais été épris de Virginie. Son incapacité d’être amoureux le mettait à l’abri des exaltations incontrôlables, comme des rancunes vulgaires, mais il n’en ressentait pas moins un trouble, une lassitude soudaine et mélancolique. La lettre de Virginie, cependant confiante et amicale, lui avait causé une déception dont il se découvrait incapable de définir la nature profonde. Il mit tout d’abord cela sur le compte de cet égoïsme subtil qui fait que, sans désirer réellement posséder une chose ou un être, on souffre de les voir livrés à un autre. L’union de Virginie avec Adrien l’avait réjoui, le remariage de la marquise lui causait un malaise stupide et inexplicable. Cette femme dans l’intimité de laquelle il vivait depuis tant d’années, dont les pensées lui étaient connues et pour laquelle il avait une réelle affection lui avait apporté, sans s’en douter, une certaine forme de sérénité : le spectacle du bonheur qu’elle semblait avoir connu avec l’homme que Dandrige aimait le plus au monde, après son père.

Il ne pouvait aujourd’hui lui reprocher de vouloir retrouver l’amour et ses plaisirs avec un autre compagnon. Il eût même été malheureux de voir Virginie en veuve inconsolable. Eût-il préféré lui voir épouser en secondes noces Willy Tampleton ou un fils de planteur nanti ? Il n’en était pas sûr non plus. Alors ? L’amitié spéciale qu’il portait à la dame de Bagatelle ne le rendait-elle pas injuste ? Il finit par en convenir et calcula que dans cinq ans, libéré des responsabilités que lui avait confiées le marquis sur son lit de mort, il pourrait aller vivre, loin de la plantation, une existence qui lui fournirait peut-être l’occasion de nouveaux enthousiasmes.

Savoir qu’il pourrait un jour quitter Bagatelle et son décor bucolique le rassurait. Mais avait-il le désir sincère de s’éloigner de cette maison où il était né une seconde fois ?

Quand il rejoignit Willy Tampleton, arrivé le premier, dans le grand salon où brûlait un feu de bois, Dandrige avait retrouvé tout son calme intérieur. Le capitaine se montra chaleureux :

« Alors, vestale de Bagatelle, quelles sont les nouvelles ? J’ai vu les enfants, ils ont bonne mine et ne se plaignent pas du maître par intérim ! On attend, j’imagine, le retour prochain de notre marquise parisienne !

— Virginie reviendra avec le printemps, Willy, elle me l’a écrit.

— Bon. Le printemps est la saison des retours. Mais dites-moi, Dandrige, j’ai un projet sur lequel je voudrais connaître votre opinion. Pensez-vous que, si je présentais une nouvelle demande en mariage à Virginie, j’aurais une chance cette fois d’être agréé ? Je compte passer bientôt major et prendre mes quartiers à Charles ton.

— Vous êtes encore en retard, Willy. Mme de Damvilliers vient d’épouser un colonel, à Paris. Elle le ramène à Bagatelle.

— Ah !… Eh bien, n’en parlons plus. Il est dit que je n’épouserai jamais Virginie… Offrez-moi donc un peu de porto !… »

La vie militaire avait donné à Willy un meilleur contrôle de ses émotions. Dandrige remarqua cependant une brève pâleur et une espèce de moue dans laquelle se retrouvait le visage d’un adolescent déçu. Dandrige emplit les verres.

« Vous n’allez pas vous soûler comme la première fois, hein ! Le célibat n’est pas une position si désagréable !

— Je ne me soûlerai pas, Dandrige, mais je suis victime d’un amour insensé pour Virginie. Je n’y puis rien. J’ai connu pas mal de femmes, en garnison ou ailleurs, mais aucune ne m’a apporté ce que j’attends. Seule Virginie pourrait me donner le vrai bonheur. J’en suis certain. Hélas ! l’amour ne se communique pas comme le choléra ! À vous je puis bien dire que je suis malheureux, Dandrige, et je vous envie d’être insensible au charme de cette fée déroutante ! »

L’entrée de Barthew et de Mignette interrompit les confidences. La joie de vivre évidente de ce couple, constitué après bien des épreuves cruelles, si elle satisfit Dandrige, augmenta sans doute chez Willy Tampleton la sensation de frustration qu’il venait de confesser. L’avocat, que l’intendant avait connu peu soigné, portant des vêtements fripés et un chapeau difforme, semblait plus jeune de dix ans, dans une redingote grise à parements de soie, ouverte sur une chemise immaculée. Ayant cessé de boire de l’alcool en grande quantité, il apparaissait plus mince et son visage glabre avait perdu ce ton gris commun aux alcooliques, quand ils sont aussi grands fumeurs. À l’instant où il ôta son feutre, Dandrige constata que Mignette n’avait pas réussi à discipliner la mèche rebelle qui, toujours, retombait sur le front de Barthew. Grâce à ce signe distinctif, Ed pouvait passer pour une version améliorée de lui-même.

Quant à la veuve du forgeron, fort élégante dans une robe de soie grège, elle paraissait épanouie et très amoureuse de son mari. Avant de passer à table, Dandrige leur annonça la nouvelle que connaissait déjà Willy Tampleton.

« Je lui souhaite d’être entourée d’autant d’attentions que je le suis, dit Mignette en prenant la main de son mari. On peut avoir dans la vie plusieurs bonheurs différents, monsieur Dandrige, vous me l’avez dit un jour, et ce n’est pas renier les bonheurs passés que de goûter pleinement un bonheur présent.

— Le bonheur, pffff !… intervint Willy Tampleton, ça n’est pas donné à tout le monde et je me demande même s’il ne recule pas au fur et à mesure qu’on s’en approche ! »

Barthew donna une bourrade au capitaine, dont il devinait aisément l’origine du pessimisme.

« Vous l’avez échappé belle deux fois, mon cher, et, puisque nous parlons bonheur, sachez qu’il n’est pas toujours là où nous croyons le trouver. Un militaire doit être clairvoyant et ne pas s’attarder devant une redoute imprenable quand la plaine est ouverte à son galop !

— « Pour que le bonheur puisse entrer dans « notre âme, cita Dandrige, il faut commencer par nettoyer la place et en avoir chassé les maux imaginaires{53}. »

— Tout cela, ce sont des phrases de philosophes, grogna le capitaine, et je suis, moi, de l’avis de Voltaire, au risque de vous scandaliser : « La « philosophie promet le bonheur ; mais les sens le donnent ! »

— Ce qu’il lui faut, c’est une femme, et vite », lança Barthew en riant.

L’entrée d’Anna, portant un odorant gratin d’écrevisses, mit fin aux considérations matrimoniales.