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CETTE Amérique vers laquelle revenait Marie-Adrien de Damvilliers, sans ressentir aucune des émotions qu’avait dû éprouver, cent trente ans plus tôt, sur la même route océane, le premier marquis, son arrière-grand-père, souffrait d’une maladie pernicieuse. Le jeune seigneur sudiste avait toutes les excuses d’en ignorer les symptômes, car Virginie n’y faisait jamais allusion dans ses lettres et la presse française n’en donnait pas d’échos. À Bagatelle même, la mort soudaine de Pierre-Adrien et le chagrin que tous en avaient éprouvé avaient masqué des événements qui illustraient la détérioration lente mais continue des rapports entre le Sud et le Nord.

À la fin du mois de mars 1851, par exemple, l’Assemblée législative de Virginie, mise en demeure de se prononcer sur l’attitude récemment prise par la Caroline du Sud au sujet du « compromis du Missouri », avait désapprouvé, par cent dix voix contre une, des mesures « visant à rétablir, face aux agressions du Nord, les droits constitutionnels des États ». Cela signifiait que les Virginiens mesuraient objectivement les dangers que faisait courir à l’Union pareille incitation à la sécession. Quelques jours plus tard, ceux qui avaient mis en échec les sécessionnistes de Caroline du Sud regrettaient presque d’avoir agi ainsi.

Un esclave nommé Shadrach, arrêté à Boston par les agents fédéraux, attendait en prison le moment d’être ramené à son maître dans un État du Sud, quand des Blancs, forçant la porte de la cour de justice, l’avaient libéré pour organiser sa fuite au Canada. Certains planteurs voyaient là une volonté des Bostoniens de méconnaître la loi fédérale et les Virginiens solidaires du maître de l’esclave fugitif parlaient de rompre leurs relations commerciales avec Boston et de fermer les ports du Sud aux navires venant de cette ville. Les rancunes se seraient calmées d’elles-mêmes si, le 3 avril, un autre incident du même genre ne s’était déroulé à Boston.

Il s’agissait cette fois d’un certain Simmons, esclave fugueur, qui devait passer en jugement. Sa condamnation ne faisait aucun doute. Le lendemain de l’arrestation du Noir, une foule d’abolitionnistes avait assiégé le palais de justice, mais le shérif, fort des événements précédents, se tenait sur ses gardes. Il tint tête, avec ses hommes, à ceux qui prêchaient l’abolition à n’importe quel prix, même à celui de la dissociation de l’Union, et qui parlaient d’incendier les débarcadères et de faire dérailler les trains pour empêcher l’extradition de l’esclave. S’ils ne purent faire libérer le Noir, les abolitionnistes obtinrent cependant le renvoi de son procès, usant de moyens dilatoires, demandant à la Cour suprême de l’État un acte d’habeas corpus qu’elle refusa en déclarant son incompétence. Ce n’est que le 10 avril que, dûment jugé et condamné, l’esclave « marron » avait pu être embarqué sur un navire et renvoyé sous bonne garde à son maître, un planteur de Savannah (Géorgie).

Réagissant devant cette nouvelle atteinte à leurs droits de propriétaires d’esclaves, certains planteurs de Caroline du Sud s’étaient constitués en « Association des droits du Sud » avec le but avoué « de faire connaître au peuple les empiétements successifs de l’autorité fédérale et du Nord sur le Sud ». Des associations semblables avaient vu le jour dans le Mississippi, la Géorgie et l’Alabama. Donnant l’exemple de la résistance, cinq cents délégués réunis en Caroline du Sud avaient adopté un texte ainsi conçu :

Résolu que dans l’opinion de cette assemblée l’État de la Caroline du Sud ne peut se soumettre aux injustices et aux agressions du gouvernement fédéral et des États du Nord et qu’il doit s’y soustraire soit avec ou sans la coopération des autres États du Sud.

2° Résolu qu’un concert d’actions avec un ou plusieurs États du Sud, soit par le moyen d’un Congrès du Sud ou de toute autre manière, est un objet digne de bien des sacrifices, mais non point du sacrifice qui résulterait de la soumission.

Résolu que nous regardons le droit de sécession comme étant essentiel à la souveraineté et à la liberté des États de cette Confédération et que le refus de reconnaître ce droit fournirait à un État opprimé une raison de plus d’y recourir.

Résolu que cette assemblée compte avec espoir et confiance sur la Convention du Peuple pour l’exercice du pouvoir souverain de l’État, pour la défense de ses droits à l’époque la plus rapprochée qu’il sera possible et de la manière la plus efficace. Et qu’elle compte sur la législature pour l’adoption des mesures les plus promptes et les plus efficaces pour arriver au même but{61}.

Au cours de la même séance, les délégués avaient recommandé à l’unanimité la sécession de la Caroline du Sud et prévu la Convention du Peuple pour le mois de février 1852.

Rares furent les planteurs de la Louisiane qui apprécièrent à sa juste valeur le mouvement antinordiste auquel la Caroline du Sud donnait le branle. Ils paraissaient plus intéressés par l’expédition montée par le général Narciso Lopez et cinq ou six cents aventuriers qui projetaient de délivrer La Havane du joug espagnol. Bien que fortement désapprouvée par le gouvernement fédéral, cette entreprise enthousiasmait bon nombre de gens, partisans au nom de la liberté d’un expansionnisme profitable au commerce. On affirmait à La Nouvelle-Orléans que les malheureux Cubains s’étaient révoltés contre les autorités espagnoles et qu’il convenait de les soutenir. Les conquérants ont toujours usé de cette méthode, consistant à encourager des rébellions réelles ou supposées, pour s’approprier, en libérateurs fallacieux, des territoires convoités.

Le 3 août 1851, l’expédition avait donc mis à la voile pour Cuba. Elle comptait dans ses rangs, au milieu d’individus louches, des fils de famille égarés. Le jeudi 21 août, on apprenait que Lopez avait débarqué à Bahia Houda mais qu’au lieu des partisans il n’avait trouvé que des gens bien décidés, avec les Espagnols, à faire un sort aux envahisseurs. Les Cubains, ayant fait cinquante et un prisonniers, les avaient fusillés séance tenante. Parmi les victimes se trouvaient le colonel Crittenden, neveu de l’attorney général, et des créoles fort connus en Louisiane comme MM. Kerr et Bouligny. Les cadavres des fusillés avaient été « livrés à la populace de toutes couleurs, qui se les était odieusement partagés ».

La Nouvelle-Orléans était agitée par ces nouvelles. On venait de saccager les locaux du journal espagnol La Union et de piller le magasin de cigares « La Corina » appartenant à un Cubain. Une taverne, dont le propriétaire passait pour Espagnol, allait être incendiée quand le maire, M. Crossmann, et le général Lewis, commandant la force militaire, étaient intervenus pour écarter la foule. La chancellerie du consulat d’Espagne avait, par contre, eu moins de chance. Des furieux, enfonçant les portes, s’étaient rués dans les bureaux. Le pavillon espagnol et le portrait de la reine d’Espagne avaient été piétinés.

« L’exécution de membres du corps expéditionnaire est considérée comme une insulte aux États-Unis, il faut déclarer la guerre à l’Espagne », disaient des gens que l’on avait crus, jusque-là, sensés.

Tandis que La Nouvelle-Orléans, avec la frénésie des villes chaudes, se mobilisait pour la guerre de Cuba, que l’on ouvrait des souscriptions et commentait les enrôlements, les Espagnols, craignant pour leur vie et leurs biens, quittaient les demeures où leurs pères étaient nés. Les autorités fédérales, faisant preuve de plus de sang-froid, s’efforçaient d’empêcher l’embarquement des trois mille volontaires déjà engagés pour Cuba, qui projetaient de prendre la mer à bord de deux vapeurs, achetés grâce à la générosité publique, dont le Pampero, navire sur lequel certains disaient qu’ils ne tenteraient même pas de traverser le Mississippi !

Un médecin de passage à Bagatelle mit sous les yeux de l’intendant la lettre que lui avait fait parvenir son ami W.L. Crittenden, qui avait accompagné Lopez lors de sa première expédition et figurait au nombre des victimes de la répression espagnole.

Dans une demi-heure, écrivait le malheureux garçon, je dois être fusillé avec cinquante camaradesNous étions sans cartouches. On nous avait trompés de manière indigne. Je n’ai pas rencontré un patriote et Lopez n’a pas d’amis dans cette partie de l’île. Adieu à vous et à tous mes amis. Je suis fâché de mourir en devant quelque chose, mais il le faut. Tout à vous avec l’énergie du cœur{62}.

Clarence rendit la lettre au médecin.

« Comme tout cela est triste ! Il y a tant de gens qui trouvent la mort sans la chercher, que c’est une folie d’aller derrière un condottiere au petit pied, tenter de conquérir une île défendue par l’Espagne.

— Ce Lopez m’a tout l’air d’un vaurien et j’espère qu’il sera châtié. Il risque de nous mettre une guerre sur le dos, comme s’il n’y avait pas assez du choléra et de la fièvre jaune pour tuer les gens ! »

On apprit bientôt que le général Narciso Lopez avait été effectivement châtié de la manière la plus radicale. Pris à Los Pinos avec sept hommes par un sergent espagnol nommé Costanede, assisté de quelques paysans, il avait été conduit à La Havane à bord du steamer Pizarro et condamné à mort le 31 août. On lui avait appliqué, en public, le 1er septembre, sur la place de la Punta, le supplice du garrot. La plupart des membres du corps expéditionnaire louisianais, qui, au nombre de cent cinquante-cinq, tenaient encore le maquis, avaient été arrêtés. Ils s’étaient empressés de profiter d’une offre du capitaine général d’Espagne promettant la vie sauve à tous ceux qui déposeraient les armes dans un délai de quatre jours.

Toutes ces nouvelles, apportées aux Louisianais par le navire Cherokee, donnaient à réfléchir aux foudres de guerre, qui ne semblaient plus si pressés de s’embarquer pour Cuba ! Le gouvernement fédéral, pour prouver que sa bonne foi avait été surprise, venait d’allouer un crédit de vingt-cinq mille dollars pour la remise en état du consulat d’Espagne à La Nouvelle-Orléans !

Il n’en fallut pas davantage pour donner le signal de la réconciliation entre les communautés qui, pendant quelques semaines, s’étaient cordialement détestées par la faute d’un général qui voulait en découdre, assisté d’aventuriers cupides et de quelques idéalistes fourvoyés.

C’est donc une ville appréciant sa quiétude retrouvée qu’aborda le jeune marquis de Damvilliers, le 4 septembre 1851, un an, jour pour jour, après la mort de son frère cadet.