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CLARENCE DANDRIGE se reprocha longtemps de s’être laissé allé à revendiquer devant Virginie une perspective de liberté illusoire, dont il n’était pas même certain de vouloir jouir. Au soir de la discussion qui les avait opposés sur la véranda, elle s’était abstenue de paraître au dîner, prétextant une migraine subite, mais le lendemain, souriante et aimable, elle semblait avoir tout oublié de l’altercation. Et Dandrige, désirant de son côté effacer le souvenir d’une rebuffade qu’il jugeait avec le recul pusillanime, s’était composé une attitude plus chaleureuse que d’habitude. La vie reprenant son cours monotone et les parasites du coton exigeant la mobilisation de tous les travailleurs de la plantation, les semaines passèrent et vint le temps de la cueillette, puis de la fête du coton. Celle-ci permit à Virginie de mettre une fois de plus en évidence ses dons de maîtresse de maison.

L’automne apporta les pluies fraîches, Marie-Adrien et Gratianne regagnèrent leur collège, accompagnés cette fois de Pierre-Adrien, inscrit à son tour chez les jésuites, « pour commencer des études sérieuses ». Seule Julie, qui aurait neuf ans en novembre, demeura à la plantation avec son demi-frère Charles, qui effectuait ses premiers pas.

La fillette grandissait, enfant gracile, douce, obéissante et consciente d’être différente des autres, des filles de Percy et Isabelle Tampleton notamment, ses meilleures compagnes de jeu. Julie s’émerveillait de les voir sauter à la corde, escalader les barrières, courir, crier, tirer la langue, se quereller et même se battre, toutes activités délectables que sa mère lui interdisait à cause de cette « faiblesse de cœur » dont on lui rebattait les oreilles. L’affection mystérieuse et rare, qui en tout cas ne la faisait nullement souffrir, aurait pu la rendre honteuse ou, au contraire, la faire se croire intéressante. Julie était seulement résignée. À force d’entendre les amies de sa mère dire à celle-ci : « Ne vous inquiétez donc pas, ma chère, Julie s’élèvera comme les autres », ou la nurse des petits Tampleton glisser à la sienne : « Comme elle est pâlichonne et comme elle respire vite ! » la fillette acceptait la place qu’on lui assignait. Les cernes bleutés qui donnaient à son regard las et étonné une importance démesurée, dans son visage anguleux, auraient pu la faire injustement accuser de se livrer, à ces plaisirs solitaires que l’on doit avouer en confession. Considérant ses nattes cordées, son air ennuyé, ses épaules pointues comme des angles de meuble et ses grands doigts secs, Julie se trouvait une certaine ressemblance avec une sainte décharnée qui s’était laissée mourir de consomption et dont un livre lui avait révélé le répugnant portrait.

Un jour où Ed Barthew, son parrain, dont elle admirait les grandes mains fortes et velues, lui demandait : « Que feras-tu, Julie, quand tu seras grande ? » elle avait répondu candidement : « Je serai malade. »

Depuis peu, elle avait cependant trouvé un moyen d’échapper aux regards de commisération que lui valait d’ordinaire sa pâleur si spéciale de la part des visiteurs de Bagatelle. Quand des dames étaient annoncées, elle se plantait devant une glace et se triturait férocement les pommettes jusqu’à ce que celles-ci devinssent rouges comme celles des petites filles en bonne santé. Cela lui valait des compliments de la part des étrangères, sa mère y voyant plutôt les résultats d’une poussée de fièvre.

En décembre, Charles de Vigors et Virginie se rendirent dans le Nord, à Boston et à Philadelphie, puis de là à New York, pour voir quelques pièces de théâtre. L’intendant passa un hiver tranquille et studieux, après avoir mis en train l’égrenage du coton, fait couper et rouler la canne à sucre, expédié les pains d’indigo. Disposant d’une bonne équipe de contremaîtres allemands, il put se consacrer au plaisir paresseux de la lecture, allant souvent dîner chez les Barthew à Bayou Sara, ou faire une partie de billard avec Clément Barrow.

La guerre du Mexique assurait le fond des conversations. Les troupes de Taylor à Monterrey, celles de Winfield Scott à La Vera Cruz, celles de Doniphan à El Paso amenaient peu à peu les Mexicains à résipiscence. En Californie, John Frémont attendait l’offensive de Kearny et Stockton, qui marchaient sur Los Angeles. On considérait déjà, dans le Sud comme ailleurs, que la « destinée manifeste » de la République, suivant un terme utilisé pour la première fois par John L. O’Sullivan dans The United States Magazine and Démocratie Review, était d’élargir la Fédération à tous les territoires de l’Amérique centrale. Cet expansionnisme suscitait l’enthousiasme des émigrants engagés dans la conquête de l’Ouest. On leur promettait des terres fertiles à bon marché, avec des chances raisonnables de faire fortune.

La menace d’un conflit avec la Grande-Bretagne s’était dissipée le 15 juin 1846, quand le secrétaire d’État James Buchanan et l’ambassadeur de Sa Majesté à Washington, Richard Pakenham, avaient signé un accord mettant fin à la dispute à propos de la frontière nord de l’Oregon : Le quarante-neuvième parallèle fixait désormais la ligne de démarcation entre le Canada et les États-Unis. Enfin, le 28 décembre, un nouvel État avait été admis dans l’Union, le vingt-neuvième, sous le nom de Iowa, pendant que les troupes de Taylor occupaient Victoria, la capitale du Tamaulipas, au Mexique.

Tous ces événements, en renvoyant au second plan la rivalité du Nord et du Sud et la querelle entre pro-esclavagistes et anti-esclavagistes, apaisaient les inquiétudes des planteurs.

En Louisiane, où venait d’être proclamée une nouvelle Constitution, on s’étonnait un peu dans les milieux aristocratiques du paragraphe visant à interdire les duels. Les législateurs en étaient arrivés là, parce que l’année 1844 avait été marquée par une douzaine de duels retentissants. Le plus spectaculaire avait opposé sous les chênes de Saint-Anthony, à La Nouvelle-Orléans, le général de Sentimanat, le héros de l’expédition de Tabasco, à un Français, M. Riebaud, commodore en disgrâce de la Marine mexicaine. Devant plus de trois cents personnes, les deux antagonistes avaient échangé, à dix pas de distance, six coups de pistolet. M. Riebaud, légèrement blessé, s’était rétabli en quelques jours. Son adversaire victorieux devait cependant trouver son maître, puisque quelques jours plus tard, à Tabasco, il succombait au cours d’un autre duel. À peu près à la même époque, le juge Canonge avait réussi à éviter un duel entre son fils et l’avocat Soulé. Dès lors, une partie de l’opinion s’était prononcée contre ces combats singuliers et les frères Mertaux, qui militaient depuis longtemps pour l’interdiction du duel, avaient été enfin entendus par les représentants. Un délai de deux années avait cependant été nécessaire pour que l’interdiction soit nettement signifiée.

Le nouveau texte constitutionnel, s’il ne manquait pas de clarté, faisait une discrimination entre ceux qui pouvaient avoir envie d’en découdre. L’article 130 indiquait : « Tout citoyen qui se battra en duel avec un autre citoyen de cet État ou enverra, ou acceptera un cartel pour se battre en duel avec un citoyen de cet État, soit dans l’État ou hors de l’État, ou qui agira comme second, ou qui sciemment aidera ou assistera d’une manière quelconque des personnes engagées dans un duel, ne pourra occuper aucune place salariée ou de confiance et sera privé de la jouissance du droit de suffrage. » Après l’adoption de la Constitution, tous les fonctionnaires avaient dû déclarer, sous serment écrit, qu’ils ne s’étaient jamais battus en duel. Cette interdiction, qui frustrait les Orléanais d’un de leurs plaisirs favoris, avait suscité beaucoup de mécontentement, mais les législateurs, qui, pour un oui ou un non, se voyaient provoqués par des adversaires politiques ou des électeurs déçus, avaient voté un texte qui devait conférer quelque sécurité à leur fonction.

Les Orléanais étaient d’autant plus irrités par cette loi que l’interdiction portait seulement sur les duels entre citoyens de l’État. Elle laissait donc toute latitude aux étrangers pour s’entretuer. Ils observaient aussi que les planteurs, commerçants, négociants, membres des professions libérales et aristocrates vivant de leurs revenus se souciaient peu de se voir interdire l’accès aux « places salariées ». Le consul de France, qui ne manquait pas d’humour, commentant cette disposition constitutionnelle avait dit aux frères Mertaux : « Si la Constitution avait eu pouvoir de supprimer la fièvre jaune, elle n’en eût pas usé, si la maladie n’avait touché que les étrangers ! »

« L’honneur est au-dessus des lois, car c’est la première des lois ! » soutenait de son côté M. de Vigors.

Clarence Dandrige, qui se livrait souvent à des assauts d’escrime avec le second mari de Virginie, approuvait. Les menaces des autorités de l’État ne serviraient que les poltrons, qui s’abriteraient ainsi derrière la Constitution pour se dérober. Les gens d’honneur continueraient, comme dans le passé, à vider leurs querelles Pépée ou le revolver à la main !

Et c’était exactement ce que l’on pouvait constater. On avait substitué au duel, organisé dans les règles, la « rencontre fortuite »… concertée ! Un homme se jugeant offensé et désirant réparation par le sang disait par exemple à son adversaire :

« Demain, à telle heure, je passerai à tel endroit et je serai armé d’un revolver. Si je vous rencontre, je vous tue. »

Celui qui entendait cela, s’il était homme d’honneur, s’armait et allait se promener au jour et à l’heure dite à l’endroit où il pourrait rencontrer le provocateur. À distance convenable, on se tirait dessus en évitant, si possible, de blesser les passants. Une telle méthode ôtait toute garantie aux duellistes, qui, en l’absence de témoins et d’un directeur du combat, pouvaient fort bien ne pas respecter les règles. Les législateurs n’avaient fait que remplacer le duel par l’assassinat ! Chaque mois, on ramassait des blessés et des morts. On étouffait aussi quatre ou cinq duels loyaux, opposant des gens qui, comme MM. de Vigors et Dandrige, mettaient l’honneur au-dessus des lois.

Quant aux étrangers, qui n’étaient pas visés par l’interdiction, ils n’hésitaient pas à donner de la publicité à leurs rencontres. Sous les chênes de Saint-Anthony, on échangeait allègrement des balles meurtrières entre Espagnols, Allemands, Irlandais, Anglais et Américains du Mississippi et de l’Ohio. Si, d’aventure, le shérif venait à passer, il suffisait que les duellistes puissent prouver qu’ils n’étaient pas citoyens de l’État pour qu’on les laissât tranquillement se servir mutuellement de cible. Il y avait encore de beaux jours pour les armuriers et les médecins. Les croque-morts eux-mêmes ne perdaient pas grand-chose.

Pendant que les Louisianais discutaient leur nouvelle Constitution et se passionnaient pour des sujets dont la portée demeurait limitée aux frontières de leur État, des événements se produisaient dans le vaste monde. Le développement des moyens de communications, une presse plus attentive et les nombreux Européens qui débarquaient à La Nouvelle-Orléans apportaient des informations dont personne ne s’exagérait l’importance, car le Sud égocentriste n’y voyait rien qui soit de nature à influencer sa vie. N’étaient considérés comme inquiétants et méritant attention que les événements qui eussent été de nature à compromettre les relations commerciales avec les pays acheteurs de coton et de tabac. On se souciait plus, dans les milieux d’affaires, de l’opinion des négociants et des banquiers que de celle des ambassadeurs de l’Union.

Le télégraphe magnétique avait rapidement transmis à travers le pays la nouvelle d’une révolution qui venait de secouer la France au cours du mois de février. Le 23, aux cris de « Vive la Réforme, à bas Guizot », les bataillons de la Garde nationale, mobilisés pour s’opposer à une manifestation d’après banquet des républicains, avaient signifié au roi Louis-Philippe que la bourgeoisie l’abandonnait. Une disette consécutive à de mauvaises récoltes, la corruption, le refus du gouvernement d’envisager une réforme électorale, le déficit de la Banque de France, le coup d’arrêt donné à la prospérité avaient fourni à l’opposition les éléments d’une campagne. Le 24 février, il y avait eu émeute devant le ministère des Affaires étrangères, boulevard des Capucines. Les soldats qui gardaient le bâtiment avaient fait usage de leurs armes, tuant seize manifestants dont on avait promené les corps à travers Paris, à la lueur des torches. Les républicains, exploitant cette tuerie, avaient placardé des appels à la révolte et, venue des bas-fonds de la ville, la foule des plébéiens s’était jointe aux citoyens indignés. Les insurgés, après s’être emparés de l’Hôtel de ville et d’autres bâtiments, avaient menacé les Tuileries où le roi venait d’appeler Thiers et Odilon Barrot pour former un ministère de gauche. Quand le souverain avait entendu crier « Vive la République » et « À bas les ministres », il s’était empressé d’abdiquer en faveur de son petit-fils, le comte de Paris, et de quitter la capitale. La monarchie constitutionnelle était morte en trois jours.

Lamartine, Dupont de l’Eure et Ledru-Rollin avaient fait acclamer la Seconde République. Un gouvernement provisoire s’employait à la construire.

À La Nouvelle-Orléans, on s’était réjoui de ce changement de régime, sans trop savoir pourquoi. Si New York avait offert un bonnet de la liberté à la Ville de Paris, « en velours écarlate, avec franges d’or, bordure tricolore et portant les mots : Liberté, Égalité, Fraternité », deux groupes de Français installés dans la capitale du Sud s’étaient contentés d’envoyer une adresse aux Parisiens ainsi conçue : « Frères de Paris, gloire à vous ! Dans un demi-siècle, trois révolutions ont été dues à votre courage… Grâce à vous, les despotes tremblent… Grâce à vous, ils comprennent que tout un peuple ne peut avoir d’autre maître que Dieu. Vive la République{55}. » Quelques Américains, amateurs de références hasardeuses, avaient observé avec satisfaction que Paris avait choisi « pour célébrer la liberté » le jour anniversaire de la naissance du grand Washington !

Bien que la législature du Massachusetts ait déclaré le 26 avril 1847 que la guerre du Mexique était « indésirable, injuste et anticonstitutionnelle », le général Taylor avait poursuivi brillamment son offensive en outrepassant parfois les ordres, et Scott, après avoir réussi le débarquement de ses troupes à La Vera Cruz, réalisant ainsi la première opération amphibie de l’histoire de l’armée des États-Unis, était entré à Mexico en vainqueur. Acculés, les Mexicains avaient finalement accepté à Guadalupe Hidalgo{56}, un petit village situé près de leur capitale, la cession, aux États-Unis, du Texas, du Nouveau-Mexique et de la Californie. La « destinée manifeste » de l’Union se concrétisait.

L’année 1848 était aussi une année électorale et, comme telle, fort animée publiquement. Le général Zachary Taylor, au retour de son équipée mexicaine, avait été reçu comme un héros à La Nouvelle-Orléans. En son honneur, on avait tiré le canon, organisé une retraite aux flambeaux et donné des banquets et des bals. La population, les feux de joie éteints, appréciait moins la présence de dix mille volontaires de l’armée du Mexique qui, rendus à la vie civile, cherchaient mollement à s’employer tout en essayant de prolonger à leur profit des réjouissances qui dégénéraient en beuveries. Quand on ne reconnaissait pas assez vite leurs mérites et leur gloire, ils devenaient vindicatifs. Ces soudards désœuvrés se livraient à des exactions qui faisaient souhaiter que l’on trouvât rapidement une guerre où les employer. À ces militaires démobilisés s’ajoutaient les immigrants, qui arrivaient à pleins bateaux. Entre le 1er janvier et le 1er octobre 1848, on devait en dénombrer plus de 160 000 dont 130 000 se rendaient dans la vallée du Mississippi. Les Irlandais assez peu sociables étaient en majorité, 79 000 ; mais on comptait aussi 44 000 Allemands, 20 000 Anglais, 5 600 Écossais, 2 246 Français, 1 414 Suisses, 1 048 Hollandais, 353 colons des Antilles, 251 Italiens, 230 Espagnols, 11 Russes et 1 Chinois{57} !

« Que ferons-nous de tous ces gens ? » se disaient les citadins, qui semblaient méconnaître la prodigieuse faculté d’absorption de l’Union, où le travail ne manquait pas.

La Nouvelle-Orléans avait accueilli avec presque autant d’enthousiasme que Zachary Taylor le général Butler qui, lui aussi, revenait du Mexique. On avait vu plus de 5 000 personnes, « dont 3 000 de la classe la plus misérable qui travaille en concurrence avec les nègres », se porter au-devant de ce militaire désagréable, hargneux et ventripotent. Quand la convention démocrate de Baltimore Peut choisi comme candidat à la vice-présidence des États-Unis « sur le ticket » du sénateur Lewis Cass, du Michigan – candidat à la présidence – il se retrouva face à face avec Zachary Taylor, désigné, lui, comme candidat des whigs par la convention nationale de Philadelphie, avec Millard Fillmore comme vice-président.

Zachary Taylor étant propriétaire d’esclaves, les Sudistes soutenaient sa candidature, espérant ainsi qu’en devenant président de l’Union le héros du Mexique saurait imposer silence aux abolitionnistes. Car, après une accalmie de deux ans, les menées anti-esclavagistes reprenaient de plus belle et la question de l’esclavage devenait un des thèmes de la campagne électorale. On constatait d’ailleurs que les partages politiques ne cadraient pas toujours avec l’opinion que les militants pouvaient avoir sur ce grave sujet. Au Nord, whigs et démocrates se disaient abolitionnistes ; au Sud, démocrates et whigs demeuraient esclavagistes ! Les étiquettes perdaient ainsi leur sens, d’autant plus que les démocrates du Nord passaient pour partisans du Tarif alors que ceux du Sud y étaient opposés !

Le général Butler, qui recherchait l’appui, à La Nouvelle-Orléans, des Américains installés dans les nouveaux quartiers, s’en prenait aux créoles d’origine française. Ayant rappelé, dans un discours, la bataille du 8 janvier 1815 contre les Anglais, il avait osé dire : « On ne comptait dans les rangs des défenseurs de la ville que 488 habitants de celle-ci, dont 268 hommes de couleur, libres. Les créoles d’origine française, pendant ce temps-là, dansaient et buvaient. Ayant d’abord l’amour du plaisir, ils étaient prêts à trahir. » Du coup, les whigs de répliquer par un tract : « Français naturalisés, voterez-vous pour le démocrate qui dit que vous préférez la danse au combat, et que parmi vous se trouvent des traîtres et des espions ? » Un café occupé par les whigs avait été incendié. À coups de poignard et de pistolet, des militants s’étaient affrontés, se traitant mutuellement d’abolitionnistes et de renégats !

Dans la confusion de cette campagne, les exhortations des vrais abolitionnistes, car il y en avait quelques-uns, envoyés par les Nordistes, encourageaient l’insubordination des esclaves. Ainsi, à Saint-Charles, le propriétaire d’un caboteur du Mississippi avait été assassiné par cinq Noirs auxquels il vendait habituellement du whisky à un prix prohibitif. Les habitants de la paroisse, trouvant la justice trop lente, s’étaient emparés des coupables et les avaient pendus sans que les autorités judiciaires protestent.

Aussi les esclaves qui assistaient aux discussions passionnées se disaient : « Si le candidat du maître l’emporte, l’esclavage aura longue vie. Si ce sont ses adversaires qui triomphent, nous serons bientôt libres. »

Finalement, Zachary Taylor avait été élu avec 138 625 suffrages populaires de majorité – moins de 3 000 en Louisiane. Le nouveau président, doué d’un sens particulier de l’économie, avait failli ne pas être informé de son succès. Comme le montant du port des lettres devait être acquitté par le destinataire, le général, considérant la dépense inutile, refusait beaucoup de courrier. C’est ainsi qu’il avait retourné le message de Washington lui annonçant officiellement son élection !

Dans ses premiers discours, Zachary Taylor fit preuve de plus de bonhomie souriante que de réelles capacités d’homme d’État. Quand on lui disait : « Vous êtes le père du peuple », il répondait modestement : « Non, je suis son serviteur. » Et quand on observait : « Vous êtes le président des whigs », il s’étonnait : « Que les whigs ayant parmi eux tant d’hommes distingués aient pu penser à moi ! Je suis whig, cela est vrai, mais whig démocrate. J’ai accepté les votes de tous les partis. Je ne suis donc le président d’aucun, je suis le président de tout le peuple ! » Si de telles déclarations consolaient les partisans du candidat battu, elles ne satisfaisaient qu’à demi les Sudistes, qui se demandaient quelle attitude adopterait ce Janus dans le débat sur l’esclavage.

Dans les plantations louisianaises, on se refusait cependant au pessimisme. Les récoltes avaient été bonnes : 1 213 805 balles de coton, 128 112 boucants de sucre, 55 882 boucants de tabac.

À Bagatelle, ces événements n’avaient en rien perturbé le train-train de la vie quotidienne. Commentés avec détachement au cours des soirées familiales ou des réunions mondaines, ils ne suscitaient que des considérations banales. Quand la paix fut signée avec le Mexique, on vit réapparaître Willy Tampleton en uniforme de major. Une balle mexicaine lui avait enlevé un morceau d’oreille, une autre lui avait percé la cuisse. Il faisait enfin figure de véritable guerrier. Virginie crut nécessaire d’organiser pour lui une petite fête qui flatta sa vanité. En lui remettant le cadeau qu’elle avait choisi – une écritoire de campagne – elle lui donna deux gros baisers et le colonel de Vigors, qui s’y connaissait en matière de soldats, le traita comme un vieux briscard. Ce fut un moment heureux dans la vie de ce garçon, qui semblait avoir plus de chance à la guerre qu’en amour.

Les premières gelées blanches chassaient dans le delta les derniers miasmes de la fièvre jaune – qui avait fait sept cent quatre-vingts victimes cette année-là – quand un vagabond se présenta un après-midi à Bagatelle. Comme il avait la peau blanche sous une barbe sale et qu’il se disait français, Charles de Vigors le reçut. L’homme s’appelait Baptiste Fouillade et racontait une aventure incroyable. Il était arrivé à La Nouvelle-Orléans le 27 mars 1848, venant de Vienne, dans l’Isère, pour rejoindre la communauté d’Icarie, fondée au Texas sur les bords de la rivière Rouge par le communiste Étienne Cabet. Avec soixante-huit compagnons, il avait quitté Le Havre le 3 février 1848, vingt jours avant la révolution que les républicains espéraient, à bord du voilier américain Rome. Ils chantaient comme les Hébreux en route pour la Terre promise :

Unis d’âme et de cœur,

Fondons une patrie

Et répétons en chœur

Partons pour Icarie.

Oui, répétons en chœur,

Voguons, voguons, voguons,

Voguons vers l’Icarie !

La doctrine développée par Cabet, un fils de tonnelier dijonnais, que Lamartine appelait « le poète du communisme », paraissait séduisante. « La communauté, disait-il, est le plus grand propriétaire, le plus grand agriculteur, le plus grand capitaliste, le plus grand industriel qu’aucun de ceux qui existent aujourd’hui. Elle fabrique en masse, elle a d’immenses ateliers, d’immenses manufactures convenablement placées et groupées. Elle a le peuple entier pour ouvriers. » Les Icariens ne connaissaient ni propriété, ni monnaie, ni salaires, ni achats, ni ventes. La communauté possédait tout, nourrissait, logeait, habillait, instruisait et soignait, fournissant à chacun suivant ses besoins. « Le nécessaire d’abord, l’utile ensuite, l’agréable enfin si possible, car la communauté a pour but la suppression de la misère et l’abondance pour tous. » Sur ces thèmes, le bon Cabet, utopiste au grand cœur, mais fatalement autoritaire, avait lancé l’idée d’une Icarie, république authentiquement démocratique qui, dans un pays neuf, ferait la démonstration que le communisme était la seule voie pouvant conduire tous les hommes au bonheur.

Le mot qui revenait le plus souvent dans la bouche et les écrits de Cabet était « Fraternité ». Il y avait là de quoi enthousiasmer bien des hommes. Hélas ! les séduisantes théories s’étaient vite révélées d’une pratique difficile. Baptiste Fouillade, comme d’autres, en avait fait l’expérience. La première colonie icarienne avait sombré dans l’anarchie, la famine, les querelles intestines. Artisan, Fouillade avait dû se faire cultivateur pour subsister, et travailler seize heures par jour, car l’abandon du travail constituait un cas d’exclusion. Le catéchisme communiste ne pouvait changer la nature des hommes : individualisme, égoïsme, roublardise avaient vite repris le dessus, tandis que l’absence de compétition conduisait au désintérêt et au gaspillage. « Il faudrait mener les ouvriers avec une verge de fer », avait fini par dire un responsable icarien, décidé à se conduire comme le plus despotique des patrons.

« Je me suis laissé séduire par Cabet et ses janissaires, larmoyait Fouillade. Toutes mes économies ont été englouties avec les six cents francs que Cabet exigeait de chacun de nous pour nous installer en Icarie, où nous n’avons même pas pu, trouver un toit ! Le système Cabet aboutit au désespoir ! »

De nombreuses victimes de Cabet, incapables de payer leur passage pour retourner en France, battaient le pavé de La Nouvelle-Orléans, où elles avaient vu arriver la seconde vague des Icariens déjà divisés sur le bateau par de sordides questions d’intendance. Ceux qui revenaient du Texas avaient tenté de dissuader les nouveaux adeptes de s’y rendre. Ils s’étaient fait traiter de lâches et de paresseux et, au nom sans doute de la Fraternité, ceux qui débarquaient, encore pourvus de vivres et d’argent, avaient refusé d’aider leurs camarades malheureux. Baptiste Fouillade, orphelin, sans attaches en France, cherchait donc du travail. Il se disait cordonnier. Charles de Vigors l’écouta et lui fit observer :

« La doctrine de M. Cabet est faite pour les saints, mon brave. Hélas ! les hommes ne sont pas des saints ! L’intérêt guide les plus médiocres, l’amour de la gloire les plus estimables et tous ont un goût développé pour la propriété. Or, dans une communauté où tout appartient à tout le monde, rien n’appartient à personne. L’idée de M. Cabet est peut-être généreuse, mais elle repose sur des données vicieuses et une montagne de naïveté ! »

Baptiste Fouillade demeura une semaine à Bagatelle, pour se refaire une santé. Clarence Dandrige l’ayant adressé à Ed Barthew, à Bayou Sara, il finit par trouver à s’employer comme cordonnier. On ne le revit plus à Bagatelle, son passage chez Cabet lui ayant sans doute ôté, avec ses illusions, le sens de la gratitude.

Une autre entreprise faisait davantage recette à l’époque. Sans doute parce qu’elle était fondée, au contraire des théories communistes de M. Étienne Cabet, sur l’appât du gain et l’individualisme. Le 24 janvier 1848, un certain James Marshall Wilson, aventurier, né en 1814 dans le New Jersey, avait découvert, dans un bief alimentant la scierie qu’il exploitait sur l’American River, en Californie, des cailloux brillants. Ces cailloux se révélèrent être de l’or ! Comme on en avait déjà trouvé en petites quantités en Californie, cette découverte, suivie de beaucoup d’autres, fit grand bruit. On procéda à des expertises et, le 5 décembre de la même année, le président des États-Unis, James Polk, adressa un message au Congrès pour annoncer une nouvelle qui se répandit comme une traînée de… pépites. « Les renseignements qui ont été reçus sur l’abondance de l’or en Californie, dit le président, sont d’une nature si extraordinaire qu’on aurait peine à y attacher la moindre créance s’ils n’étaient pas corroborés par des rapports authentiques de fonctionnaires responsables. »

Cette déclaration déclencha immédiatement ce que les journalistes appelleraient bientôt la ruée vers l’or. Des gens de toutes conditions – paysans, ouvriers, employés – et de tous âges partirent pour l’aventure avec pics, pelles et tamis, certains qu’ils étaient de s’adjuger un peu de la manne universelle. Par bateaux, en contournant le cap Horn, ou en franchissant, ce qui était plus risqué, l’isthme de Panama ; par la route aussi, en traversant le continent, des dizaines de milliers de personnes se lancèrent dans la course au métal précieux.

Les premiers à faire fortune n’eurent pas à aller si loin. Ce furent les fabricants de « goldomètres », appareils magiques permettant, disait l’inventeur, de repérer un filon de métal précieux et indispensables à tout chercheur d’or. L’engin se vendait trois dollars. On en fabriqua des dizaines de milliers !

Marshall et son associé Sutter, auxquels la distance à couvrir par « l’armée dorée » laissait un peu de répit, passaient leurs journées à patauger dans les rivières sans que l’on sache si ce genre d’exercice était vraiment profitable{58}.

À Bagatelle, la découverte d’or en Californie ne suscita nulle émotion. Seul Mallibert, l’ordonnance du colonel, qui avait souhaité un moment rejoindre les mormons pour des raisons assez peu religieuses, envisagea de se faire chercheur d’or.

« Nous avons ici de l’or blanc, que les cotonniers nous livrent chaque année, Mallibert. On ne court pas les chemins pour des pépites d’or jaune, qu’on n’est pas certain de trouver !

— L’or blanc n’enrichit que les planteurs, colonel, pas le maréchal des logis que le mariage de son colonel transforme en bûcheron et en terrassier… Quand je suis venu en Amérique avec vous, je comptais bien qu’on se battrait un peu… contre les Indiens. J’en ai même pas vu un, rien que des nègres gentils comme tout. Alors, je m’ennuie !

— Tu as cependant tout ce qu’il te faut, hein, et les distractions ne te manquent pas. On m’a même dit que tu régnais sur les cœurs de quelques « tisanières » fort agréables !

— Je vais vous dire, colonel, les femmes noires, elles sont toutes pareilles et j’aurais grand besoin d’aller faire un tour à La Nouvelle-Orléans pour voir si les créoles ont autant de charme qu’on dit…

— Eh bien, vas-y, que diable, mais ne me parle plus d’aller creuser la terre de la Californie pour trouver de l’or ! Laisse ça aux imbéciles, qui abandonnent la proie pour l’ombre.

— Vous avez raison, colonel, après tout j’ai jamais été aussi heureux que dans ce pays. Mais, tout de même, on se ramollit un peu à commander un escadron de nègres mous… et à boire du visqui… Ce qui me manque, finalement, c’est des surprises. Dans ce pays, on en a pas, tout semble réglé comme des manœuvres d’état-major. On vieillit sans s’en apercevoir ! »

Clarence Dandrige, qui assistait à la conversation du colonel de Vigors et de son ancienne ordonnance, estima que le maréchal des logis tenait là une assez bonne définition de la vie de plantation : une monotonie émolliente qui, par moments, faisait désirer que se produise un événement inattendu, qui vînt troubler l’heureux ennui dans lequel on vivait !

« Nous avons tous besoin d’une Icarie ou d’une pépite à découvrir, observa-t-il. L’utopie est une forme d’espérance. Cela tient au vague désir que chaque homme porte en lui de connaître « autre chose », de risquer ce qu’il possède, y compris sa vie, pour accéder à ce qu’il croit être la félicité. Les uns, comme Mallibert, espèrent la trouver dans l’action ; d’autres, les mystiques, pensent l’atteindre par la contemplation ; rares sont ceux qui se résignent à la rechercher sous la gangue de la médiocrité quotidienne ! »

M. de Vigors approuva et chacun s’en retourna à ses affaires. L’or de la Californie fut oublié. Un moment d’exaltation chez le maréchal des logis Mallibert avait été la seule incidence à Bagatelle de l’engouement populaire pour la course au trésor, dans laquelle des milliers d’Américains et d’immigrants s’engageaient.