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APRÈS cette soirée où Virginie et Clarence avaient connu la même angoisse intuitive de l’avenir, le destin sembla accorder un répit au Sud. Les élections à la présidence des États-Unis mobilisaient toutes les forces politiques et, dans les meetings, les orateurs débattaient de la question de l’esclavage. Ils annonçaient clairement leur position. Chaque citoyen saurait donc à quoi s’en tenir quand il glisserait son bulletin dans l’urne.

Le 2 février, M. Jefferson Davis, sénateur du Mississippi, proposa au Sénat plusieurs résolutions sur les aspects constitutionnels de l’esclavage, qui furent adoptées. Ce brillant officier de West Point, ayant servi avec éclat l’Union au cours de la guerre des Flèches Noires et de la guerre du Mexique, était devenu sénateur du Mississippi en 1847, puis secrétaire d’État à la guerre, quand Franklin Pierce occupait la Maison-Blanche. Les planteurs de Pointe-Coupee le connaissaient bien, surtout les Tampleton, car il résidait parfois à Rosemont, que Sam et Jane Davis, ses parents, avaient construit en 1810, sur le territoire de la paroisse de West Feliciana, au nord de Saint-Francisville. C’est dans cette maison de bois sans prétention, à fronton triangulaire, que vivait Lucinda, la sœur de Jefferson Davis. Elle veillait sur les morts de la famille, enterrés dans le parc.

Un tragique accident, survenu au cours de son voyage de noces, avait enlevé au colonel sa première femme, Sarah, fille du général Zachary Taylor, qui devait être élu président des États-Unis en 1849. Il s’était remarié en 1845 avec Varina Howell, fille du propriétaire de la plantation Les Briars, près de Natchez. Le couple résidait le plus souvent dans une autre plantation appartenant aux Davis.

Cet homme haut et frêle, toujours coiffé d’un chapeau cylindrique pareil à un tuyau de poêle, se montrait ardent défenseur des intérêts du Sud. Il s’employait au Sénat à les faire valoir, tout en s’efforçant de comprendre ceux du Nord. Mais le temps paraissait révolu où l’on aurait pu faire entendre raison aux Yankees. Que les Sudistes leur parlent économie, agriculture, tarifs douaniers, ils répondaient invariablement « esclavage ». L’« institution particulière » leur fournissait un cheval de bataille propre à transporter toutes leurs ambitions hypocrites.

Aussi, quand le 6 novembre 1860 Abraham Lincoln, candidat républicain, fut élu président des États-Unis, les planteurs du Sud comprirent que ce modéré, dont on ignorait les intentions réelles et qui, chef d’une minorité, aurait quelques difficultés à s’imposer au Congrès, ne pouvait qu’être manipulé par les abolitionnistes.

« Nous avons commis une erreur tactique, observa Clément Barrow au lendemain de l’élection. Si nous avions fait voter pour Stephen Douglas, de l’Illinois, homme du Nord, certes, mais admettant « l’institution particulière », il aurait été le candidat de tous les démocrates et serait aujourd’hui président. En choisissant un candidat esclavagiste intransigeant comme Breckenridge, du Kentucky, nous avons laissé échapper la proie pour l’ombre. Les comptes sont faits, désormais le Nord commande. »

Clément Barrow ne se trompait pas. Quand Willy Tampleton, venu en permission, révéla qu’à Charleston, à l’annonce du succès de Lincoln, on avait remplacé la bannière fédérale par le drapeau de la Caroline du Sud et qu’un officier de l’Union avait été empêché par les autorités locales de transférer des équipements de l’arsenal au fort Moultrie qui commandait le port, l’infirme sut que, désormais, les choses ne pouvaient aller que de mal en pis.

Tandis que Dandrige surveillait l’expédition de la mélasse et de l’indigo et mettait en train l’égrenage du coton, on parlait ouvertement de sécession. Les États cotonniers : la Caroline du Sud, la Géorgie, l’Alabama, les Florides, le Mississippi, le Texas et la Louisiane, s’y préparèrent. Toutes les conversations des planteurs portaient sur ce sujet.

« Quoi qu’il arrive, dit Virginie, j’organiserai un grand bal comme l’an dernier. »

Comme tous, Mme de Vigors essayait de dissimuler son inquiétude. Elle devinait que Clarence l’approuvait. Eux deux, au moins, savaient que le sursis approchait de son terme.

Pendant ce temps, le général de Vigors faisait ses bagages, aidé de Mallibert. Une dépêche confidentielle, transmise par l’ambassadeur de France à Washington, mais émanant de Napoléon III, lui avait été remise par un porteur du Pony Express. L’empereur lui demandait, « s’il avait le goût et le désir de servir », de se rendre au Mexique, à La Vera Cruz, pour se renseigner sur l’esprit de la population et prendre contact avec les ennemis de Juarez, lequel venait de reconquérir, avec Mexico, le pouvoir que lui avaient ravi les conservateurs. Promu agent secret, M. de Vigors sauta sur l’occasion. Il emmenait avec lui son ordonnance, enchanté « de bouger un peu ». Mis comme un planteur qui voyage pour ses affaires, il emportait néanmoins son uniforme dans sa malle et une paire de ces nouveaux pistolets Colt dont on disait grand bien. En mari galant, il avait demandé à Virginie l’autorisation de s’éclipser. Elle l’accorda sans réticence, comme on permet à un enfant d’aller jouer chez les voisins.

Dandrige regrettait en un tel moment le départ de cet homme sain et franc, dont la bonne humeur inaltérable constituait un soutien moral apprécié de tous. Le général confia à l’intendant les raisons profondes qui l’amenaient à saisir l’occasion de s’éloigner de la plantation.

« Il va se passer dans le Sud des événements graves auxquels je ne peux ni ne veux prendre aucune part. Certains penseront peut-être que laisser Bagatelle en de telles circonstances est une forme de lâcheté ou au moins d’indifférence. Mais Virginie et vous savez qu’il n’en est rien. Je crains que tous les hommes honnêtes ne soient promptement amenés à choisir leur camp. Or je ne peux m’y résoudre. Du fond de mon cœur, je réprouve l’esclavage, mais ce serait trahir ce pays qui m’a accueilli et la femme que j’aime que de le dire à haute voix. Je ne veux donc pas choisir. J’emprunte la voie médiane qui m’est offerte en tant que Français. Mais croyez-moi, Dandrige, je suis malheureux et inquiet.

— Je vous comprends. Pour moi, le choix n’est clair qu’en apparence. Le sentiment que j’ai à l’heure présente me conduit à vous donner tort…, mais l’idée que je me fais de la justice dans sa pérennité, et au-delà des circonstances, me conduit à vous donner raison. J’aurais peut-être à lutter d’une façon ou d’une autre contre les Yankees, mais aussi, certainement, avec ma conscience. Et ce ne sera pas le moins dur combat ! »

À peine le général eut-il quitté Bagatelle, que les nouvelles se multiplièrent. Le 26 décembre, la législature de Louisiane vota un crédit de 500 000 piastres pour l’achat d’armes destinées à la milice régulière et au corps de volontaires dont elle autorisait la formation. On annonçait également à La Nouvelle-Orléans que les électeurs seraient convoqués le 7 janvier 1861 pour élire les délégués à une convention qui se réunirait le 23 janvier, « afin de décider des mesures à prendre pour sauvegarder l’État contre les dangers dont il est menacé par l’élection de Lincoln ».

Déjà, le 20 décembre, la Caroline du Sud, prenant l’initiative de la sécession, s’était séparée de l’Union. Toute espérance de conciliation entre le Nord et le Sud avait disparu. James Buchanan avait déclaré, avant de laisser son fauteuil à Lincoln, que les États du Sud ne pouvaient pas faire sécession, mais que, si tel était leur désir, il ne voyait pas le moyen de les en empêcher.

« Les États-Unis n’existent plus dans leur majestueuse et féconde unité », observait Percy Tampleton, qui ajoutait avec l’assurance commune à tous les Sudistes : « Le Nord plus que le Sud, croyez-moi, est effrayé. Dans quatre ans, au moment des élections présidentielles, ce sont les Yankees qui rechercheront l’entente. »

Du Nord arrivaient, par les voyageurs, les bruits les plus contradictoires. Les uns affirmaient que les Yankees admettaient une partition territoriale qui clarifierait la situation. Le fait de ne plus appartenir au même État que les régions où l’esclavage existait suffisait à mettre leur conscience au repos. D’autres estimaient que tout se passerait dans le calme et la légalité, puisque la Caroline du Sud avait envoyé à Washington des commissaires habilités à traiter de la livraison des propriétés fédérales, à régler la dette publique de l’État, à établir de nouveaux types de relations entre États souverains.

Certains, par contre, assurés que le premier souci de M. Lincoln paraissait être de maintenir l’intégrité de l’Union, évaluaient les risques de guerre civile dans le cas où le gouvernement fédéral essaierait l’intimidation. Tous ceux qui se déclaraient opposés à la sécession se voyaient traités de « soumissionnistes ». Leur nombre diminuait de jour en jour. Un événement passé inaperçu aux yeux de beaucoup donnait cependant, plus que tous les discours et que tous les articles de journaux, une idée de la gravité du ressentiment des Nordistes. Commémorant l’anniversaire de l’exécution de John Brown, des abolitionnistes forcenés s’étaient réunis à Plymouth, à New Bedford, à Albany et à New York.

« Toute cette excitation, de part et d’autre, ne me dit rien qui vaille. Il y a dans les deux camps des « mangeurs de feu » qui risquent de faire parler les fusils », disait Clarence.

Les extrémistes du Nord clamaient en effet qu’il fallait mettre au pas les trois cent cinquante mille propriétaires d’esclaves du Sud, fermer le port de La Nouvelle-Orléans, étouffer l’économie sudiste pour amener les esclavagistes à résipiscence.

Les extrémistes du Sud allaient répétant que les États esclavagistes et ceux de l’Ouest ne consentiraient jamais à voir fermer le Mississippi, qui portait à La Nouvelle-Orléans et à la mer les produits de la terre qui les faisaient vivre. « Assurons la libre circulation sur le fleuve, revoyons les traités internationaux, annulons les tarifs douaniers, suggéraient les plus réalistes, ce seront des actes d’hostilité efficaces contre le Nord et qui satisferont nos clients et nos fournisseurs de France et d’Angleterre. »

Le 28 janvier 1861, la convention de Louisiane se prononçait, par cent treize voix contre dix-sept, pour la séparation immédiate de l’Union. Elle suivait en cela l’exemple du Mississippi, de la Floride, de l’Alabama, de la Géorgie, tous États qui, depuis le 9 janvier, avaient fait tour à tour sécession, imitant la Caroline du Sud. Le Delaware, par contre, bien qu’esclavagiste, avait voté le 3 janvier son maintien dans l’Union. On attendit peu de temps pour que le Texas rejoigne les rangs des sécessionnistes. Malgré l’opposition du gouverneur Sam Houston, ce fut chose faite le 1er février.

En Louisiane, M. Pierre Soulé et ses amis, qui souhaitaient une entente préalable entre États sécessionnistes, n’avaient pas été écoutés. Comme le bruit courait que le gouvernement fédéral se préparait à envoyer des troupes pour renforcer les garnisons des forts qui commandaient autour du golfe l’accès au delta du Mississippi et à La Nouvelle-Orléans, les milices de La Mobile avaient occupé ceux-ci et deux cent cinquante hommes avaient quitté La Nouvelle-Orléans pour Baton Rouge, afin de s’emparer de l’arsenal fédéral, contenant soixante mille fusils. D’autres détachements devaient occuper les forts Jackson et Saint-Philippe, à vingt miles de l’embouchure du fleuve, ainsi que le fort des Rigolets, sur le lac Pontchartrain, ouvrage qui permettait de surveiller la voie de La Mobile à La Nouvelle-Orléans.

Toutes ces manœuvres s’effectuèrent sans violence. Le commandant de l’arsenal de Baton Rouge, qui ne disposait que de cinquante hommes, dit aux sécessionnistes « qu’il se rendrait s’il était investi par une force imposante ». La milice orléanaise fut sans doute considérée comme telle.

Le major Beauregard, très estimé à La Nouvelle-Orléans, ne cachait pas son inquiétude en cas d’attaque yankee. « Il n’y a pas une ville plus facile à approcher que La Nouvelle-Orléans, disait-il. Il faut remettre les forts en état de défense. » C’est ainsi que le fort Jackson fut pourvu de trente et un canons et le fort Saint-Philippe de quatre-vingts. Quand, au milieu de ces préparatifs fébriles et pour l’instant sans objet, parut l’ordonnance de dissolution de l’Union, les gens de Bagatelle et leurs amis, que l’agitation n’avait pas gagnés au milieu de leurs champs de coton, eurent tous au cœur un petit pincement douloureux. Ils se sentaient engagés dans une aventure irréversible. Le texte, apporté par Barthew à Bagatelle, ne laissait pas de doute à ce sujet.

Toutes les lois et ordonnances, était-il écrit, en vertu desquelles l’État de Louisiane est devenu un membre de l’Union fédérale sont abrogées et l’Union maintenant existant entre les autres États sous le titre « États-Unis d’Amérique » est par la présente dissoute. Nous déclarons de plus et ordonnons que l’État de la Louisiane reprenne par la présente tous les droits et pouvoirs délégués jusqu’à aujourd’hui au gouvernement des États-Unis d’Amérique, que ses citoyens soient dégagés de toute allégeance envers ledit gouvernement et que la Louisiane soit remise en possession et dans l’exercice de tous les droits de souveraineté qui appartiennent à un État libre et indépendant. Cette déclaration était assortie d’une résolution « reconnaissant le droit de libre circulation sur le Mississippi et ses tributaires ». On annonçait encore que les délégués de la Louisiane à la Convention des États du Sud, qui se tiendrait le 4 février à Montgomery, étaient MM. Perkins, Sparrow, Declouet, Kenner, Maréchal et Conrad, ancien ministre de la Guerre sous le président Fillmore.

Tous ces hommes, grands propriétaires terriens, étaient d’accord pour s’opposer à la réouverture de la traite des Noirs, que quelques délégués souhaitaient, mesure qui eût suscité une antipathie générale contre les États sécessionnistes.

Bien que les gens modérés eussent un moment espéré que les délégués des « États frontières » Virginie, Kentucky, Missouri, Tennessee et Maryland, en mission à Washington, puissent amorcer une réconciliation entre le Nord et le Sud, la Convention sudiste de Montgomery (Alabama) sonna le glas de cette échappatoire.

La Confédération naquit le 4 février. Elle rassemblait les sept États sécessionnistes et se donna pour président M. Jefferson Davis. Dans les jours qui suivirent, elle adopta la Constitution des États-Unis comme « loi fondamentale » et choisit un drapeau. C’est ainsi que les « Stars and Stripes » de l’Union furent remplacées par les « Stars and Bars », trois bandes longitudinales, une blanche entre deux rouges, avec, en canton dans l’angle supérieur gauche, sept étoiles disposées en cercle sur fond bleu. Quand d’autres États rejoindraient la Confédération, il suffirait d’agrandir cette constellation circulaire.

Pressés de légiférer, les délégués du Sud décidèrent encore que la politique commerciale de la Confédération serait fondée sur le libre-échange avec toutes les nations et se préparèrent à faire fonctionner l’administration. La Confédération faisant le bilan de ses ressources et de ses possibilités, on constata que la population des sept États était composée de 2 623 147 Blancs et de 2 350 607 esclaves.

Dès son entrée en fonction, le président Jefferson Davis se montra à la fois modéré et déterminé. Son discours inaugural avait fait grosse impression dans le Sud : « Le but déclaré, avait-il dit, du pacte social des États-Unis d’avec lesquels nous venons de nous séparer était d’établir la justice, d’assurer la tranquillité domestique, de pourvoir à la défense commune, d’encourager la prospérité générale et de garantir les bienfaits de la liberté, à nous-mêmes et à notre postérité. Maintenant que, d’après l’opinion des États composant cette Confédération, ce pacte a été détourné du but pour lequel il avait été créé et a cessé de répondre aux fins pour lesquelles il avait été établi, un appel pacifique au scrutin a déclaré qu’en ce qui concernait ces États le gouvernement créé par ce pacte devait cesser d’exister. En cela, les États ont simplement affirmé le droit que la Déclaration de l’indépendance du 4 juillet 1776 définissait comme inaliénable. Le verdict impartial et éclairé du genre humain réhabilitera votre conduite. »

Comme pour montrer que tout le monde avait compris le sens de ce discours, l’anniversaire de la naissance de George Washington, le 22 février, fut célébré cette année-là avec une particulière solennité dans tout le Sud. Les journaux ne manquèrent pas de rappeler à cette occasion que le fondateur de la République était lui-même propriétaire d’esclaves. À La Nouvelle-Orléans, les autorités passèrent la milice en revue, soit deux mille hommes. Les dames de la ville offrirent un drapeau à la compagnie d’artillerie Washington. Sous les girandoles et malgré la pluie, c’était la fête. Les libations aidant, chacun se rassurait en proclamant, certain d’être approuvé, que désormais une prospérité nouvelle était promise à la cité, qui concurrencerait facilement New York et Boston.

M. Benjamin, ancien sénateur de Louisiane, maintenant attorney général, se montrait moins optimiste. Il confia à Dandrige, rencontré chez les frères Mertaux, qu’une séparation pacifique lui paraissait impossible et qu’on devait se préparer aux plus tristes éventualités. La Confédération, soucieuse de s’attirer des sympathies à l’étranger, avait décidé de déléguer en France M. Rosté, un Français né à La Rochelle, installé depuis quarante ans aux États-Unis. Arrivé sans fortune et pour se familiariser avec la langue anglaise, il avait fait ses études de droit en Louisiane, puis, après un séjour aux Natchitoches, s’était établi à La Nouvelle-Orléans. Ayant su se faire un nom au barreau avant de contracter un riche mariage, il avait été nommé par le gouverneur Roman membre de la Cour suprême. Il possédait, dans la paroisse de Saint-Charles, une belle plantation produisant sucre et coton.

« Mme de Vigors qui a tant de relations à Paris et son mari, dont on m’a dit qu’il était fort bien introduit auprès de l’empereur, pourraient l’un et l’autre servir les intérêts du Sud ! »

Clarence promit d’en parler à Virginie, le général étant « en voyage » au Mexique.

Avant d’embarquer sur le vapeur qui devait le ramener à Pointe-Coupee, Dandrige s’en fut, au milieu d’une foule qui, manifestement, cherchait des raisons d’être joyeuse, jusqu’à Absinthe House. On y fêtait un héros équivoque : le général Twiggs, qui venait d’arriver à La Nouvelle-Orléans. Cet officier supérieur, qui commandait au Texas les quatre mille soldats de l’Union chargés de tenir les forts qui protégeaient la population des incursions des Indiens, avait remis tous les bâtiments ainsi que le trésor de sa petite armée aux Confédérés. Un seul officier, le capitaine Hill, commandant le fort Brown, avait refusé de le suivre, expliquant que ses hommes et lui-même ne se rendraient que sur un ordre du gouvernement de Washington. Reçu comme un héros, le général Twiggs n’était aux yeux de Clarence qu’un homme qui avait fait son choix. Il n’avait pas à plastronner pour cela.

« Ce qui se prépare s’appelle la guerre », pensait Dandrige en regagnant la plantation. Tous ces volontaires fanfarons qu’il avait vus manœuvrer sans ensemble à La Nouvelle-Orléans ne rêvaient que d’en découdre, tant ils paraissaient certains que le Sud pouvait aisément triompher du Nord.

Les Nordistes semblaient à distance moins belliqueux. Le fait qu’ils soient plus de vingt millions face à quatre millions de Blancs du Sud, car les trois millions de Noirs ne pouvaient entrer en ligne de compte, leur donnait peut-être l’assurance de l’ours devant le roquet. Mais il suffirait du moindre heurt aux frontières pour que se déclenche un orage dévastateur.

Depuis que l’intendant passait la plupart de ses soirées en tête-à-tête avec Virginie, des rapports nouveaux s’étaient établis entre eux. Si elle se souvenait de l’étrange exaltation ressentie lors du bal du jour de l’An 1860, elle n’en laissait rien paraître. Clarence, de son côté, toujours capable de s’adapter parfaitement aux circonstances, ne sortait pas de l’affectueuse réserve qu’il avait toujours montrée à l’égard de la dame de Bagatelle. Mais l’un et l’autre étaient maintenant capables, sans aucune gêne, de demeurer silencieux de longs moments, en regardant les flammes dévorer les bûches dans la cheminée du salon. Comme beaucoup d’hommes et de femmes de Louisiane, ils attendaient la réplique du Nord à la détermination sudiste. Chaque jour qui passait atténuait leurs craintes d’une réaction violente. Le divorce, après tout, serait peut-être prononcé sans drame. Ils l’espéraient vaguement sans y croire.

Mais quand le nouveau président de l’Union prêta serment, le 4 mars 1861, il apparut que le conflit était inévitable. Certes, la procession patriotique qui conduisit Abraham Lincoln à travers Washington, de l’hôtel Willard au Capitole, était celle de toute l’Union mais il s’agissait pour les Sudistes d’une démonstration factice.

« L’Association républicaine, qui triomphait dans l’élection du “rail spitter{65}”, avait décoré un char allégorique qui rappelait les fêtes de notre première Révolution. Sur ce char attelé de quatre chevaux blancs, tout brillants de dorures, de tentures, de drapeaux et de trophées, deux jeunes filles de quinze ans se tenaient par la main. L’une, vêtue d’une tunique bleue, recouverte de fourrures, symbolisait le Nord ; l’autre portait une tunique blanche et semblait s’alanguir sur les touffes de fleurs qui foisonnaient autour d’elle : cette jeune fille représentait le Sud. Trente-quatre autres jeunes filles de dix ans, les trente-quatre États de l’Union, portaient chacune la bannière de l’État dont elle était l’emblème{66}. »

À Washington on voulait considérer que l’unité nationale n’était pas morte, comme si pareil aveuglement pouvait conjurer le danger de guerre civile né de la sécession.

Dans son discours de ce jour-là, Abraham Lincoln avait affirmé clairement son intention de maintenir l’intégrité fédérale : « Un démembrement de l’Union fédérale, jusqu’ici à l’état de menace seulement, est aujourd’hui devenu une tentative formidable », avait-il reconnu. Puis : « Je maintiens que, dans l’extension de la loi universelle et de la Constitution, l’Union de nos États est perpétuelle… Il suit de là qu’aucun État ne peut légalement sortir de l’Union de son propre mouvement, que les résolutions et les ordonnances à cet effet sont légalement nulles et que les actes de violence dans n’importe quel État ou quels États, contre l’autorité des États-Unis, sont insurrectionnels ou révolutionnaires, suivant les circonstances. Je considère donc qu’au point de vue de la Constitution et des lois l’Union n’est pas rompue et, autant qu’il sera en mon pouvoir, je veillerai, comme la Constitution me l’enjoint expressément, à ce que les lois de l’Union soient fidèlement exécutées dans tous les États. Sans recourir à la violence et à l’effusion de sang, je considérerai comme mon devoir de tenir, d’occuper, de posséder les propriétés et les points du territoire qui appartiennent au gouvernement, de percevoir les droits et les impôts ; en dehors de ce qui pourra être nécessaire pour arriver à ce but, il n’y aura aucune invasion, aucun emploi de la force contre n’importe quel État. » Avant de prêter serment, le président avait ajouté à l’intention des citoyens du Sud : « C’est dans vos mains à vous, mes citoyens mécontents, et non dans les miennes, que se trouve la terrible question de la guerre civile. Vous n’aurez pas de conflit si vous n’êtes pas les agresseurs. »

Malgré ces propos destinés à laisser aux séparatistes toutes les responsabilités de ce qui pourrait advenir, le président prit, trois semaines plus tard, deux décisions que les Sudistes considérèrent comme des actes d’hostilité.

En annonçant qu’il allait envoyer des troupes à Fort Sumter, en Caroline du Sud, pour soutenir le major Anderson et une expédition à Pensacola pour protéger Fort Pickens d’une éventuelle agression sudiste, Abraham Lincoln tentait d’intimider des gens qui ne souhaitaient que voir confirmer une situation que le gouvernement voulait méconnaître.

Le 10 avril, le général Beauregard, envoyé par Jefferson Davis devant Fort Sumter avec quatre mille hommes, demandait au major Anderson d’évacuer la citadelle. Celui-ci ayant refusé, les Sudistes ouvrirent le feu, le 11 avril, à quatre heures trente du matin. La première balle tirée par un milicien de Beauregard contre la porte du fort allait peser d’un poids considérable dans le destin de l’Union. Anderson, ses quatre-vingt-cinq officiers et soldats et ses quarante-trois travailleurs enfermés dans le fort résistèrent trente-huit heures, mais, les magasins à poudre ayant sauté, la garnison dut se rendre.

Comme Anderson tendait son épée à Beauregard, le général lui répondit « qu’il ne saurait désarmer un officier aussi brave ». La timide déesse de la Paix, voulant peut-être adresser un ultime signe de connivence à tous ces hommes, fit que ce jour-là, malgré la canonnade et la fusillade, aucune goutte de sang ne fut répandue. Ce miracle passa inaperçu et la violence eut désormais le champ libre.