13

LA fête du coton chez le marquis de Damvilliers fut, de toutes celles organisées dans les plantations, la plus brillante. Un incident stupide faillit cependant la gâcher. Sans le sang-froid d’Ed Barthew, il eût pu tourner au drame. Alors que, la nuit venue, on dansait sous les lanternes vénitiennes, un esclave chargé de remplacer les chandelles usées mit le feu à un arbre sec, qui s’enflamma comme une torche. Les demoiselles abandonnèrent leurs danseurs en poussant des cris aigus. Les hommes mirent un instant à réaliser l’étendue du danger.

« Un cheval… vite, et un lasso ! » hurla Barthew en se débarrassant vivement de sa redingote.

Bobo, qui en grande tenue présidait à la distribution du punch, derrière un buffet, courut jusqu’à l’écurie, tandis que quelques dames s’enfuyaient sous les chênes en relevant leurs jupes et que d’autres, à bonne distance du foyer, profitaient de l’occasion pour risquer un évanouissement discret, dans les bras des cavaliers occupés à leur conter fleurette.

Dandrige avait tout de suite compris ce que voulait l’avocat. Ayant jeté sa redingote à Corinne qui demeurait pétrifiée, la bouche ouverte devant l’arbre en flammes, l’intendant saisit la corde que rapportait Bobo et, tandis que Barthew sautait en selle, il contourna l’arbre incendié, serra la boucle du lasso et le jeta d’un geste précis à l’avocat. Puis il frappa la croupe du cheval avec une canne empruntée sans explication à un vieil invité qui, privé de son soutien, faillit tomber à la renverse. Le cheval hennit, se dressa et, stimulé par l’avocat, fonça droit devant lui sous les chênes en direction du fleuve. Il y eut un craquement de branches rompues, Barthew faillit être désarçonné, mais le petit frêne sec fut arraché à la terre, dans un grand jaillissement de brindilles enflammées. Les esclaves, sollicités par le marquis de Damvilliers et par des invités, arrivaient déjà avec des seaux d’eau. On vit Barthew entrer, avec son cheval, dans le fleuve, en traînant l’énorme torche. En un instant l’incendie fut ainsi conjuré. Quand Ed Barthew, trempé jusqu’à la taille, revint au pas de sa monture aux yeux exorbités par la violence du traitement qu’on lui avait imposé et par la vue des flammes, la foule applaudit spontanément l’exploit.

« Venez vous changer chez moi, Ed », lui lança Dandrige.

Déjà les musiciens, sur l’ordre du marquis, avaient repris leurs instruments.

Dandrige s’aperçut que le lasso avait sérieusement entamé la paume de la main droite de Barthew. L’intendant lui confectionna un pansement suffisant.

« Ça va aller comme ça, dit-il en terminant.

— Très bien, Dandrige, un verre de gin fera le reste, mais, franchement, j’ai eu peur. Avec toutes ces femmes en dentelles, je me voyais déjà plaidant quelques tristes causes.

— Il est vrai que vous êtes un spécialiste des incendies d’entrepôts, fit Dandrige en riant.

— Je suis un spécialiste des incendies qui rapportent, pas des feux… vraiment spontanés ! »

On savait en effet, dans tout le pays, que les compagnies d’assurances refusaient souvent et non sans raison d’honorer leurs contrats quand, comme cela était fréquent, des négociants affirmaient avoir tout perdu – y compris leurs livres de comptes ! – dans des sinistres survenant généralement en fin de saison. Le temps qu’on rassemble les pompiers bénévoles en pleine nuit, et tout était parti en fumée, affirmaient les victimes, incapables de prouver l’étendue de leurs pertes. C’est alors qu’Edward Barthew intervenait, trouvant témoins et fournisseurs frustrés. Il gagnait le plus souvent les procès de ce genre, d’où sa réputation de juriste habile auprès des assurés malchanceux et de franche crapule du côté des assureurs plus difficiles à duper que les juges de la paroisse.

Dandrige non plus n’était pas dupe, mais son affection pour Ed Barthew lui faisait admettre des procédés qui ne portaient en général préjudice qu’aux grandes compagnies yankees de New York ou de Boston. Et puis, comme le proclamait l’avocat, « la parole de mes clients vaut bien celle des assureurs, qui ont accepté le risque en empochant des primes, versées par des gens prévoyant leurs futurs malheurs ! »

« Savez-vous, Dandrige, que messieurs les assureurs sont en train de nous préparer une loi inique, aux termes de laquelle les dégâts et pertes de marchandises ne seront remboursables que si le feu prend ailleurs que chez l’assuré sinistré ?

— Diable, une telle loi va diminuer le nombre de feux d’entrepôts, Ed.

— À moins que ça ne les fasse se multiplier. En tout cas, ça compliquera la procédure et conduira, de ce fait, les défenseurs à réclamer des honoraires plus élevés… »

Dandrige, le gentilhomme scrupuleux, appréciait la franchise un peu cynique de Barthew. Au contraire de beaucoup de gens, qui fréquentaient les églises et s’abritaient derrière les apparences de la vertu pour mieux flouer leurs contemporains, l’avocat s’accommodait et même profitait des petites faiblesses humaines, avec désinvolture. Il savait bien que les grands escrocs restaient intouchables et que la condamnation des petits fournissait à une société où l’esprit de lucre régnait en maître les moyens de se donner bonne conscience.

Connu, cet accord de pensée entre l’intendant de Bagatelle et un avocat dont l’éthique n’avait rien de conventionnel eût scandalisé bon nombre de gens bien pensants. Dandrige, ayant le courage de ses amitiés, devinait exactement jusqu’où Barthew pouvait aller. Il savait aussi que l’homme méritait sa confiance.

Comme ils retournaient à la fête un moment plus tard, l’avocat le retint à l’écart de la foule :

« Je n’ai pas encore vu la belle Virginie, est-ce que ses cheveux ont repoussé ? »

Dandrige fut tenté d’avouer à Barthew que la filleule du marquis s’était moquée de tout le monde, au jour du duel. Mais il s’abstint. Le jeu stupide s’était terminé au mieux pour tous et le benêt de Willy Tampleton, qui portait sur son cœur, dans un médaillon, les cheveux d’une femme de chambre – hors série, il est vrai – paraissait encore plus à plaindre que Barthew.

« Je me demande pourquoi elle m’a fait inviter, Dandrige. Le marquis n’y aurait jamais pensé !

— C’est une fine mouche, Barthew, et je crois qu’elle vaut mieux que ce qu’elle parut sur le Prince-du-Delta. À mon avis, elle sera richement mariée avant un an d’ici !

— Avec le petit soldat ?

— Ça m’étonnerait, c’est une terrienne, elle préférera un vrai planteur.

— Grand bien lui fasse, ami, et soit dit entre nous, je lui préfère sa soubrette. Elle a des yeux et une bouche qui promettent beaucoup ! »

Un peu plus tard, au cours de la soirée, tandis que l’avocat et le docteur Murphy, déjà un peu éméchés, comparaient, verre en main, les vertus du whisky et du gin, Virginie apparut au bras de Willy Tampleton. Le jeune lieutenant, pour la circonstance, avait endossé son uniforme de gala : tunique bleue, pantalon gris, épaulettes d’or et ceinturon à large boucle.

« Pardonnez-moi, monsieur Barthew, dit la jeune fille, j’ai raté l’intervention du héros qui sauve les plantations de l’incendie. Tout s’est passé, grâce à vous, si rapidement !

— C’est aussi bien, fit Ed d’une voix un peu pâteuse et en s’inclinant devant la filleule du marquis. Vous auriez pu y laisser encore une de vos anglaises ! »

Virginie ne releva pas l’allusion et enchaîna :

« Je tenais à ce que Willy vous dise lui-même que la blessure que vous lui avez infligée est guérie. Complètement guérie et oubliée, n’est-ce pas, Willy ? »

L’officier aux joues roses, au sourire aimable et de proportions aussi parfaites qu’un soldat de collection, était diablement fier d’avoir Virginie à son bras. Il tendit franchement la main à l’avocat. Ce dernier avança la sienne, bandée par les soins de Dandrige :

« Allez-y doucement, militaire, aujourd’hui, le blessé, c’est moi !

— Mon Dieu, fit Virginie, êtes-vous grièvement brûlé, monsieur Barthew ?

— Ce n’est rien, mademoiselle, intervint le docteur Murphy. Le lasso a un peu entamé sa tendre chair… Mais une corde n’est vraiment dangereuse qu’au moment où l’on vous la passe au cou, au pied d’un chêne… Pas vrai, cher maître ?

— Prenez donc un verre, vaillant défenseur de l’Union, coupa Ed Barthew. Où allez-vous servir ?

— Au 15e du Kentucky, dans l’artillerie, monsieur Barthew ; une belle unité, à ce qu’on dit.

— Être militaire quand il n’y a pas de guerre à l’horizon, monsieur Tampleton, intervint le docteur Murphy, me paraît être la meilleure position pour un jeune homme de bonne famille…

— Mais nous devons être prêts, toubib, à faire respecter l’indépendance du pays ! »

Murphy avait soigné la rougeole et dix maladies infantiles de Willy, ce qui expliquait la familiarité de l’officier.

« Si vis pacem, para bellum… », murmura Ed en remplissant les verres.

« Que pensez-vous de cette demoiselle, Murphy ? interrogea l’avocat quand le couple se fut éloigné.

— Beaucoup de bien, mon vieux. Je la vois presque chaque jour à l’infirmerie des esclaves. Elle tient souvent à m’accompagner dans ma visite. Elle a bon cœur et, croyez-moi, c’est une vraie femme du Sud.

— C’est-à-dire ?

— C’est-à-dire qu’elle peut mener un homme par le bout du nez, sans même qu’il s’en aperçoive… À ne pas trop fréquenter, croyez-moi !

— À ne pas trop fréquenter, répéta Ed. C’est mon avis, toubib… »

Tout en grignotant des gâteaux aux noix de pécan, les deux hommes regardaient le bal. À la lueur mouvante des lanternes, le spectacle ne manquait pas de charme. Les jeunes filles, dans leur robe à volants roses, blancs ou bleu clair, dansaient, la tête rejetée en arrière, béates comme le sont les êtres neufs et sans soucis. Les garçons, serrés dans leur redingote, sveltes et élégants, s’appliquaient à décrire les figures imposées par le quadrille. Tous semblaient prendre un plaisir évident à ce jeu familier, le seul où l’on pouvait décemment autoriser le corps à s’exhiber, à jouir de la grâce du geste. Les lumières douces tiraient des colliers et des bracelets des éclats brefs et, dans les groupes autour de la piste de danse, les rires fusaient. Au long des allées, dans la pénombre, des couples glissaient, échangeant des confidences. Le marquis de Damvilliers, enchanté de cette fête, promenait sa silhouette massive, passant de temps à autre la main dans sa tignasse bouclée, que l’humidité de la nuit rendait encore plus indocile. Il veillait à ce que chacun ne manquât de rien.

Il avait ouvert le bal avec sa filleule, la désignant ainsi comme l’héroïne de la soirée. Tous les hommes arboraient à la boutonnière la boule de coton, symbole du jour, et Mosley disait, à qui voulait l’entendre, que « cette nuit marquait l’apothéose du Sud ».

Percy Tampleton, venu sans sa femme qui attendait un bébé, avait, à plusieurs reprises, enlevé Virginie à son frère, avec l’autorité reconnue aux aînés. Stimulé par le vin de Champagne, il était entré en lice carrément, prodiguant à la filleule de son hôte des compliments que peu de Cavaliers eussent osés. Ses phrases, traduisant un désir exacerbé par l’ambiance, la nuit tiède, les parfums et la proximité d’une foule heureuse, Virginie les accueillait comme un hommage que d’autres femmes n’eussent pas apprécié. Il avait une façon de lui tenir la main, quand une figure de quadrille autorisait le geste, et de la conduire par la pointe du coude, la danse achevée, qui en disait long sur les rapprochements qu’il souhaitait. Virginie, au milieu des nymphes innocentes, ne s’y trompait pas. Elle faisait face au mâle, évaluant d’instinct le pouvoir exercé par sa beauté sur cet homme puissant, qui avait l’audace de mépriser les conventions hypocrites. Au contraire des jeunes filles prudes et romanesques, qui évoluaient avec leurs danseurs empesés et que les propos de Percy auraient scandalisées, elle riait, répliquait, soutenait le badinage, acceptait l’ambiguïté des mots et des regards. Sans rien promettre, elle ne décourageait pas. Ce Tampleton coureur de jupons, aux muscles durs, à la démarche assurée, qui lorgnait, sans dissimuler, son décolleté et brûlait de la saisir à bras-le-corps, devait faire un fameux amant.

« Vous savez que Willy rejoint son régiment la semaine prochaine ?

— C’est bien normal, un officier se doit à son devoir.

— On vous verra donc moins souvent aux Myrtes ?

— Qu’est-ce qui vous fait penser cela, Percy ?… J’aime beaucoup votre sœur.

— Et qui vous raccompagnera quand vous viendrez rendre visite à Corinne ?

— Mon Dieu, je puis très bien me déplacer seule, n’est-ce pas… Et puis il y a Mignette.

— Je pourrai vous servir d’écuyer à l’occasion, avait répliqué le beau Percy en découvrant, dans un sourire, des dents d’ogre affable.

— Ça, nous verrons…, s’était exclamée Virginie en riant, si votre femme vous en donne l’autorisation ! »

Percy avait haussé les sourcils et accentué son sourire, comme si ce détail était sans importance. À cet instant, il lui avait semblé que la main de Virginie s’abandonnait soudain plus mollement dans la sienne. Mais, le galop final les ayant séparés, il en était resté sur cette impression équivoque. D’autres danseurs étant venus solliciter la jeune fille, Percy ne l’avait revue qu’au moment de prendre congé.

« C’était une merveilleuse fête, dit-il comme tous les autres, mais il ajouta, quêtant son regard : Nous vous attendons un jour prochain aux Myrtes, m’a dit Corinne ; il faut en effet profiter des derniers beaux jours…

— Je saurai en profiter, Percy. »

L’aîné des Tampleton en conçut une vive et inavouable espérance.

Corinne aussi s’estima comblée. Clarence Dandrige ne s’était pas dérobé à ses devoirs de chevalier servant. Il l’avait invitée à plusieurs reprises après l’épisode de l’arbre brûlé et, quand elle avait observé, avec une audace dont elle ne se serait pas crue capable avant les fausses confidences de Virginie, que leur dernière rencontre datait de trois mois, il avait fourni des justifications si évidentes, que l’amour inquiet de Mlle Tampleton s’était senti rassuré.

Tandis que la jeune fille dansait avec Léonce Redburn, un fils de planteur, parfaitement interchangeable avec tous les autres garçons de son âge et de sa condition, Clarence s’était un peu éloigné du bal pour fumer un cigare. De la véranda, il observait la fête. Cette foule dans le parc, sous les girandoles multicolores, lui apparaissait soudain un peu bête. « Ils sont là, pensait-il, comme des poissons dans leur bassin. Heureux et fort satisfaits de leur petit univers conventionnel, jouissant de leur sécurité et installés, pour l’éternité, dans leurs privilèges innocents. Et cependant, quelle passions agitent les cœurs et les esprits de ces dames et de ces demoiselles corsetées ! Quelles jalousies, quelles ambitions, quelles haines peut-être habitent ces hommes, qui s’appliquent à ressembler au modèle du parfait Cavalier défini par leur père ! Combien oseraient exprimer à haute voix leurs aspirations du moment, désigner les femmes qu’ils aiment en secret ?… »

Il imagina, par jeu pervers, que tous les messieurs, jeunes ou vieux, qui avaient été les amants de Mme Tampleton, de Mme Redburn ou de Mme Tiercelin levaient la main, que toutes les femmes trompées embrassaient leur rivale, que les jeunes filles dénouaient leur ceinture en déclamant le montant de leur dot, que leurs père et frères avouaient les sommes perdues sur les show-boats ou dans les tripots de La Nouvelle-Orléans.

« Vous couvez vos songes, Dandrige ! fit la voix du marquis qui, comme lui, s’était isolé pour fumer.

— Non, je jouis du beau spectacle, Adrien, du beau spectacle de tous nos amis insouciants.

— Mais encore ? fit le marquis en tirant sur son cigare ; je vous connais assez, Clarence, pour deviner que le spectacle vous inspire quelques réflexions… originales.

— Eh bien, Adrien, je les vois tous comme des danseurs de corde, attirés par le vide, mais se maintenant sur le fil en équilibre grâce à un invisible balancier qui aurait à un bout, dans un filet transparent, toutes nos conventions, nos préjugés, nos lois et nos traditions ; à l’autre, dans un sac de cuir noir…

— … la somme des vices et des péchés inavouables, interrompit M. de Damvilliers ; c’est cela, n’est-ce pas ?

— Vous avez oublié les instincts réprimés et les passions trahies ! ajouta Dandrige.

— Diable, vous les croyez donc si compliqués ? Vous vous trompez, Dandrige, ce sont des gens simples, rustiques, aux appétits normaux. La philosophie vous égare et vous conduit à disséquer les êtres avec des idées préconçues. Vous avez l’esprit trop riche et votre tamis est trop fin pour eux. Moi, je les aime comme ils sont. Je les prends entiers, avec le bon et le mauvais que Dieu a mis en tout homme. Et ce soir, croyez-moi, je suis pleinement heureux et je me demande même si le paradis n’est pas un grand barbecue permanent et inépuisable ! »

Clarence-sourit. Son affection pour Adrien, qui ne savait pas ruser avec la vie, parce qu’il était fort et pur, l’obligea à se taire. Cet homme rude et bon appartenait à cet univers des illusions rassurantes qui constituait la civilisation du Sud.

« Vous avez peut-être raison, Adrien ; si j’étais un homme comme les autres, je me contenterais des apparences.

— Et vous seriez plus heureux, mon ami. Quand je vois cette petite Corinne qui se consume d’amour pour vous, j’ai mal, Clarence. Car je devine vos scrupules.

— Moi, je n’ai pas mal, Adrien, rassurez-vous, mais je souffre de la perspective qu’elle entretient d’un bonheur impossible. Que dois-je faire ?

— Rien, Clarence. Ne faites rien. Dieu, qui vous a rendu tel que vous êtes, pourvoira à la solution. Laissez-la jouir de l’illusion qui est en elle, sans l’attiser, bien sûr, mais sans l’étouffer brutalement. »

Ils demeurèrent un instant silencieux, regardant en contrebas les gens qui s’amusaient, buvaient, mangeaient, dansaient comme ces figurants de théâtre auxquels on a recommandé de jouer joyeusement à la fête, tandis que, dans les coulisses, se préparent un autre décor et quelques tableaux dramatiques.

« Si nous allions faire un tour chez nos nègres ? dit le marquis. J’avais promis à Télémaque de passer un moment au village. Pour eux aussi, c’est la fête. Là au moins, ajouta-t-il tandis qu’ils se mettaient en route, vous n’aurez pas à imaginer, mon cher Clarence, leurs têtes d’esclaves pleines d’obscures passions contrariées ou de spéculations romanesques et confuses. Ce sont de braves bêtes qui se laissent porter par leurs instincts élémentaires.

— Qu’en savez-vous, Adrien ? fit Dandrige assez brutalement. Il y a peut-être parmi eux une jeune négresse qui, tout comme Corinne, souffre de la froideur incompréhensible de l’homme qu’elle aime ! »

Adrien de Damvilliers s’arrêta, stupéfait, et se mit à rire :

« Ça alors, Dandrige, je ne le crois pas. Dieu, dans sa grande bonté, leur a peut-être donné une âme, mais il ne leur a pas fait la cervelle philosophique ! »

Ces gens dénués de cervelle philosophique accueillirent avec gentillesse le maître et son intendant, auxquels s’étaient joints le docteur Murphy, Ed Barthew, Mosley et Mignette, qui voulait « voir les danses nègres »…

Dès leur arrivée, sur un ordre de Télémaque, les chanteurs et les joueurs de caisse se rassemblèrent. Une étrange mélodie plaintive et rythmée s’éleva entre les cases blanches, toile de fond exotique d’un décor illuminé par les torches de résine. Les esclaves chantèrent d’abord la légende de « l’arbre-mouton », hommage traditionnel au Roi-Coton, dont ils étaient les serfs. Puis ils se mirent à danser, frappant la terre de leurs pieds nus, tandis qu’un seul tambour continuait à crépiter sous les doigts secs d’un vieil homme qui, les yeux fermés, se retrouvait peut-être, par la pensée, au sein de sa tribu natale, sur les rives du fleuve Sénégal. Une voix puissante et gaie entonna la complainte composée pour la circonstance :

Michié Marquis li donné grand bal

Li fait nèg payé pou sauté un pié

Dansé Calinda, boudouou, boudouou !

Michié Marquis, li capitaine bal

Son cocher Bobo ti maite cérémonie

Dans l’équiry la yavé grand gala

Ma cré cheval la yeté bien étonné

Yavé des négresses belles passé maîtresse

Yé volé lébelle dans l’armoire mamzelle{41}

On acclama le soliste dès la fin du premier couplet, et M. de Damvilliers plus fort que tout le monde. Dans le cercle murmurant des Noirs, on aurait pu remarquer des regards inquiets, observant la réaction des Blancs à l’audition de ce chant plein d’humour. Les applaudissements rassurèrent les esclaves. Le maître et ses amis ne se fâchaient pas, on pouvait donc donner libre cours aux rires.

Mignette, découvrant qu’elle était la seule femme blanche au milieu de ce sabbat noir, se tenait entre Mosley et Barthew, un peu craintive. Télémaque, majordome superbe, vêtu d’une grande tunique de cotonnade rouge et brandissant un long bâton, pourvu d’une crosse faite de cornes de bélier et d’un panache de coton, avait offert des tabourets à ses invités. Ceux-ci, pour sacrifier au rite de l’hospitalité, durent boire, dans des coloquintes, du jus de canne fermenté, où avaient macéré des noix de pécan. Le breuvage, doux et parfumé, brûlait comme un alcool. Cela expliquait peut-être la surexcitation de certains danseurs qui, les yeux vagues, effectuaient de bizarres contorsions, en tournant autour d’un feu de camp. Dansé Calinda, boudoubi, boudoubi, reprenaient les chœurs, et la nuit s’emplissait d’échos africains.

Ed Barthew battait des mains en mesure, le docteur Murphy sirotait en silence, Adrien et Dandrige bavardaient avec les enfants éblouis par les chaînes de montre qui barraient les gilets de soie. Mosley expliquait à Mignette comment ces êtres frustes avaient été enlevés par les négriers anglais et français, sur les côtes d’Afrique.

« Ils sont plus heureux ici, croyez-moi, disait le commissionnaire, car M. de Damvilliers est un bon maître, qui les nourrit et les soigne bien. D’ailleurs, voyez comme ils sont joyeux ! »

Mignette approuvait, n’osant pas dire que cette joie bruyante lui mettait au cœur une curieuse sensation de mélancolie. Ces hommes et ces femmes, qu’on achetait et vendait comme des meubles, elle avait appris à les connaître par les confidences de la petite Rosa. Elle savait qu’ils constituaient deux catégories bien différentes. D’un côté, les domestiques de la maison – une vingtaine à Bagatelle, si l’on comptait, avec Maman Netta et James le maître d’hôtel, les femmes de service, les femmes de chambre, la blanchisseuse, la couturière, les jardiniers et les gens des écuries – de l’autre, ceux qu’on employait aux travaux des champs. Les premiers faisaient presque partie de la famille, ne manquaient de rien. On tolérait leurs fantaisies et parfois leur paresse, on acceptait leurs conseils, on se répétait leurs naïves boutades, on les appelait par leur nom. Les autres, confinés dans le village, ceux qui présentement dansaient devant le maître, constituaient la foule anonyme des travailleurs, d’où émergeaient les charretiers, houeurs, conducteurs de charrue, maçons, charpentiers et menuisiers. Ils travaillaient dur, sous la direction des contremaîtres, et souvent détestaient leurs frères, serviteurs de la grande maison, dont ils enviaient les positions. Rosa avait expliqué à Mignette qu’elle ignorait ce qu’était devenue sa mère, une des filles de Maman Netta. En 1824, lors de la crise du coton, le marquis, contraint de réduire son personnel, l’avait vendue avec d’autres esclaves. Il s’était bien engagé à la racheter, mais les années avaient passé sans que la femme réapparaisse sur la liste d’un encanteur.

« Comment ces gens simples peuvent-ils bien être heureux ? se demandait Mignette. Ils vivent sous la menace permanente d’une séparation qui disperserait leur famille, eux qui, justement, ne peuvent prétendre à d’autre bonheur que de travailler ensemble jusqu’à leur mort. »

Ed Barthew parut remarquer la tristesse de la jeune fille.

« Que pensez-vous de cette belle fête, mademoiselle ? Elle vaut bien l’autre, non ?

— Je ne sais pas, fit Mignette en écartant son genou du contact de celui de l’avocat, je me demande si ces gens ne dansent pas pour oublier leur condition ?

— Ça, c’est une réflexion de Parisienne. Il y a longtemps qu’ils ont oublié. Ils vivent au jour le jour et acceptent leur sort comme une fatalité ancestrale.

— Je ne crois pas que la liberté s’oublie jamais, monsieur Barthew. »

Puis elle ajouta :

« Il suffirait de le leur demander.

— Oh ! oh ! mais ce n’est pas une question à poser à des nègres, ça, mademoiselle.

— Pourquoi ? C’est défendu ?

— Non, mais ils ne comprendraient pas. Car voyez-vous, pour eux, liberté, c’est un mot blanc ! »

En se levant, le marquis avait déjà donné le signal du départ. Alors que Télémaque reconduisait, une torche à la main, la petite troupe vers le parc où s’achevait la fête des planteurs, Adrien fit les remerciements d’usage et prononça la phrase qu’attendait le Noir :

« Quand mes invités seront partis et que viendra le jour, Télémaque, tu iras prendre les restes de notre barbecue pour la famille… sauf les alcools, bien sûr ! »

À cet instant, Mignette méprisa le marquis et Dandrige et Mosley et Barthew qui la serrait d’un peu près. « Comme on donne un os à un chien », pensa-t-elle. Mais Télémaque, reconnaissant et rendu audacieux par le jus de canne, se penchait et embrassait la main du maître.

Mignette se détourna, pour qu’on ne vît pas la larme qui roulait sur sa joue.