4

ADRIEN DE DAMVILLIERS décida d’annoncer ses fiançailles au cours d’un barbecue qui réunirait à Bagatelle les familles des planteurs amis. Le marquis entendait ainsi sacrifier à une tradition mondaine, exigeant que tout événement heureux soit prétexte à une fête, dans une contrée où l’éventail des distractions demeurait limité. Il tenait aussi à faire savoir publiquement son remariage avant que l’on ne puisse se livrer à des supputations sur la brièveté de son veuvage. Il fut donc convenu, entre les habitants de la plantation, qu’on ne soufflerait mot du projet. Celui-ci ne serait divulgué qu’au jour de réception prévu.

La décision prise et la date fixée, le marquis eut à résoudre un petit problème de convenances auquel, en Sudiste bien pensant, il attachait de l’importance. Si, en tant que filleule du maître de Bagatelle, Virginie pouvait habiter, sans que quiconque y trouvât à redire, sous le même toit que son parrain, sa position nouvelle de fiancée risquait de rendre aux yeux de certains conformistes cette cohabitation plus ambiguë. Et cela d’autant plus que la jeune fille était, depuis le mariage de Mignette, la seule personne blanche de son sexe à résider à Bagatelle. On ne manquerait pas d’observer, dans les plantations, que cela constituait une situation curieuse et les bonnes langues ne se priveraient pas de suggérer que le marquis et la belle orpheline avaient pu fêter la Trinité avant Pâques !

Après avoir envisagé d’envoyer Virginie passer le temps de ses fiançailles dans une famille voisine – on pensa aux Barrow, arbitres reconnus des mœurs – le marquis, devinant qu’une telle perspective ne pouvait sourire à la jeune fille, opta pour une solution qui permettrait à celle-ci de demeurer à Bagatelle sans que l’on puisse concevoir le moindre soupçon quant à la réserve que les fiancés devaient observer.

Adrien, plus amoureux qu’il ne le laissait paraître et tout ébloui par le bonheur qui venait de lui échoir, ne voulait pas se priver, même pour un temps, et pour des raisons purement conventionnelles, de la présence de celle qui, avant l’été, partagerait officiellement son lit.

La solution satisfaisante pour tous consistait à doter Virginie d’un chaperon offrant aux yeux du monde les meilleures garanties. On choisit donc d’inviter à Bagatelle, pour tenir ce rôle, la mère supérieure des ursulines de La Nouvelle-Orléans, vague cousine des Damvilliers. Cette religieuse, née Marguerite de Bonnifet, en religion mère Jean-Philippe du Saint-Sauveur, passait pour un parangon de vertu. Son père, le capitaine de Bonnifet, avait épousé une des dernières « filles à la cassette », envoyées par le roi de France pour concourir au peuplement de la colonie. Ces épouses, que l’on avait expédiées ainsi aux colons de la Louisiane, étaient des orphelines de bonne famille, « élevées dans la vertu et la piété », auxquelles la générosité royale fournissait un trousseau et qui, encadrées par des religieuses, acceptaient de prendre mari en s’exilant. Les unions prévues furent nombreuses et, si la plupart des émigrantes épousèrent des artisans, des petits colons ou des militaires subalternes, quelques-unes, les plus jolies, eurent le bonheur d’être remarquées par des officiers qui, après s’être satisfaits un temps des services des « sauvagesses » indiennes ou des esclaves noires, désiraient fonder une famille.

Bon nombre de jeunes héritières arrogantes et de gandins de La Nouvelle-Orléans comptaient ainsi, parmi leurs ancêtres, des filles « à la cassette » quand ce n’étaient pas des « femmes et des filles prises pour fraudes », envoyées de force en Louisiane, pour se refaire une vertu. Après trois générations, on confondait volontiers les secondes avec les premières, afin de faire passer pour honorables des ascendances qui ne l’étaient pas toujours.

Comme les autres enfants du capitaine de Bonnifet, Marguerite, qui n’était pas laide, aurait pu prétendre à un bon établissement. Elle choisit d’entrer en religion chez les ursulines, auxquelles ses parents avaient confié son éducation.

Quand elle fut sollicitée, par courrier spécial, de se rendre à Bagatelle pour chaperonner Virginie Trégan, la mère supérieure allait sur ses soixante-dix ans. Elle conservait un teint de lis et des manières douces, la gaieté propre aux âmes saines et ne détestait pas la bonne cuisine. La perspective d’un séjour dans une grande plantation l’enchanta. Il arrive que le service de la vertu ne soit pas désagréable. Virginie, dont elle ne gardait qu’un souvenir flou, avait été l’élève des ursulines de La Nouvelle-Orléans pendant un an, avant de rejoindre Paris, avec sa tante Drouin, où d’autres ursulines avaient achevé son instruction. Rien ne s’opposait donc à ce que la religieuse aille cautionner la vertueuse cohabitation du marquis de Damvilliers et de sa fiancée. Elle se mit en route d’un cœur léger, emportant dans ses bagages un ouvrage édifiant, rédigé par un capucin anonyme, sans doute plus pieux que compétent, sur « le saint bonheur du mariage chrétien ».

Virginie, de son côté, se déclara satisfaite de la solution, même si elle échangea, au moment où le marquis la lui proposa, un sourire un tantinet insolent avec Clarence Dandrige, lequel ne voyait dans ce chaperonnage tardif qu’une manifestation d’hypocrisie sociale. La jeune fille évoqua avec humour le vieux couvent de la rue de Chartres, à La Nouvelle-Orléans, un des premiers bâtiments construits dans la ville en 1727, dont les sombres couloirs exhalaient l’odeur propre à tous les couvents : un mélange d’effluves de potage réchauffé, d’encaustique, de chandelles mal mouchées et d’encens.

« C’est l’odeur de la vertu, ma chère, fit Adrien en risquant une caresse sur la main de sa filleule.

— J’espère que la révérende mère ne la transporte pas avec elle ! observa Dandrige. Je préfère à ces parfums conventuels ceux du vétiver et de l’eucalyptus dont Anna, comme sa défunte mère, nous environne quelquefois ! »

Depuis que le marquis et Virginie avaient choisi d’unir leurs destinées, l’ambiance de Bagatelle s’était transformée. La vieille maison, malgré les pluies diluviennes qui marquèrent ce printemps 1831, paraissait rajeunie et prête à des coquetteries inattendues. Déjà, depuis l’arrivée de Mlle Trégan, elle était sortie de la léthargie où tombaient facilement ces grandes demeures de planteurs, difficiles à entretenir tant il fallait surveiller quotidiennement les planches de cyprès dont elles étaient faites, l’âme du bois réagissant insidieusement aux averses et à la violence du soleil.

Centenaire, la demeure des Damvilliers avait toujours fait l’objet de soins attentifs, mais le tempérament rustique de ses propriétaires successifs portait davantage ceux-ci à s’occuper de la solidité et de l’étanchéité de leur maison que de son aspect. Ils s’inquiétaient du fléchissement d’une poutre, d’une gouttière bouchée ou du gauchissement d’une colonne, mais ne s’offusquaient pas d’une balustrade branlante ou d’une marche disjointe. Remplacer une planche de cyprès voilée, par une neuve, sur la façade, s’imposait, mais refaire la peinture qui dissimulerait le rafistolage paraissait sans urgence. Ainsi, au fil des saisons, la maison conservait sa robustesse, mais perdait sa grâce.

Virginie, Clarence le devinait, avait décidé de remédier à cette carence. Aidée par Mignette, qui, mise dans la confidence des fiançailles prochaines, s’était écriée : « C’était bien lui le troisième homme ! », elle avait fait changer tous les rideaux des fenêtres. Des voilages de coton fin, laissant passer la lumière, remplaçaient les épais filets « au crochet » qui jusque-là obscurcissaient les pièces.

Elle fit aussi gratter les parquets, qui, sous les rabots maniés par les esclaves, reprirent un ton plus clair, que les servantes avivèrent encore avec une encaustique dont Maman Netta avait laissé la composition. Les grands tapis furent lavés à l’eau tiède et au savon adouci de cendres de bois, les moustiquaires remplacées, les rocking-chairs rempaillés et vernis et l’on suspendit sur la véranda des poteries contenant des plantes vertes.

« Quant aux peintures extérieures et intérieures, dit un soir Virginie, on les refera pendant que nous serons en voyage de noces !

— Et où irez-vous ? interrogea Clarence, à qui la fiancée d’Adrien annonçait ces travaux.

— En Europe !

— Vous avez décidé Adrien à bouger un peu ?… fit Clarence, stupéfait, car le marquis n’avait jamais quitté la Louisiane et proclamait son horreur des voyages.

— C’est lui qui me l’a proposé. Pendant ce temps-là, cher Clarence, vous surveillerez la remise en état de Bagatelle. Je veux que l’an prochain ce soit la plus belle maison de la paroisse ! »

La jeune fille s’exprimait avec une autorité nouvelle et Clarence comprit qu’elle saurait remplir parfaitement le rôle qu’elle avait choisi de jouer désormais, celui de dame de Bagatelle.

Comme l’instant paraissait propice aux épanchements, l’intendant interrogea :

« Êtes-vous heureuse, au moins ?

— Je le suis et je le serai plus encore. Vous n’imaginez pas, Clarence, ce que peut être, pour une femme, la stabilité conquise, la responsabilité d’un foyer. Adrien est l’homme le plus exquis que je connaisse sous ses dehors un peu rugueux. C’est aussi une force en laquelle on peut avoir confiance. Il me paraît impérissable. Je pense que nous ferons un bon duo. Sans vanité, je crois pouvoir dire que je suis exactement la femme qu’il lui fallait.

— Et qu’il fallait à Bagatelle. Mais resterez-vous longtemps absents ?

— Six mois environ. Adrien veut rencontrer des tisseurs à Liverpool et des courtiers à Londres. Et je tiens à l’initier à la vie parisienne, dont il se fait, quand je lui en parle, un univers de perdition.

— N’est-ce pas un peu cela ?

— On peut se perdre partout, même en Louisiane, le tout est de savoir esquiver le danger à temps. »

Peut-être faisait-elle allusion à son aventure avec Percy Tampleton, ce qui rappela à Clarence l’existence de Willy.

« Avez-vous informé Willy de votre mariage avec Adrien ?

— Non, Adrien souhaite que rien ne transpire de nos projets avant l’annoncé officielle de nos fiançailles, qu’il veut faire lui-même, vous le savez. J’ai simplement écrit à Willy que je ne voulais pas l’épouser. Sans donner d’explications…

— Il va être très malheureux, surtout quand il apprendra que votre parr… qu’Adrien est l’élu !

— Peut-être sera-t-il malheureux, Clarence. Mais je pense qu’il comprendra, justement parce que j’épouse M. de Damvilliers, que je n’étais pas faite pour lui. Être la femme de Willy Tampleton eût été une partie trop facile. Je n’aime pas les adorateurs-nés, ni les hommes qu’on domine aisément en se servant des seuls arguments féminins.

— Mais vous avez dominé Adrien et avec… vos arguments de femme, justement ! Il n’y a qu’à le voir pour s’en convaincre.

— Détrompez-vous. On ne domine pas Adrien. Il y a en lui l’homme et le maître. L’homme, on peut le rendre heureux ou le faire souffrir et jusqu’à un certain point le conduire, mais le maître demeure inviolable. Il a trop l’habitude de commander pour obéir, même par amour. De l’homme je disposerai ; quant au maître, je le servirai de mon mieux ! »

En disant cela, Virginie paraissait sincère et déterminée. Dandrige s’en félicita pour Adrien. Il avait remarqué, tandis que la jeune fille s’exprimait, la prunelle en fusion, le buste droit, le ton grave. C’était un peu comme si devant lui elle prenait un engagement solennel. Cette femme, pensa-t-il en l’admirant, voit jusqu’au fond des cœurs. Une question indiscrète lui brûlait les lèvres. Il crut pouvoir la poser à cet instant où, seuls sur la véranda, ils attendaient le retour du maître.

« Êtes-vous amoureuse, Virginie ? dit-il doucement.

— Cela, Clarence, fit-elle sans paraître offusquée, je vous le dirai plus tard ! »

Il apprécia sa franchise et cette nouvelle preuve de leur complicité. Il devina qu’elle le faisait spontanément dépositaire de sa plus secrète aspiration.

« À cet instant, pensa-t-il, elle est plus proche de moi que d’Adrien. » Et il se souvint d’une phrase de son ami, qui lui avait dit un jour : « Vous êtes un homme dont toute la vie se passe dans la tête ! » Sa façon à lui d’aimer les êtres était de les comprendre. Ils demeurèrent un moment silencieux, regardant arriver l’orage qui s’annonçait par un grand rassemblement de nuages noirs au-dessus du Mississippi.

« Pour peu qu’il tarde, Adrien sera trempé », dit-elle.

Mais à peine avait-elle achevé sa phrase qu’on entendit le galop d’un cheval sur le chemin de la berge. Une minute plus tard, sous les chênes, dans une bourrasque, souffle avant-coureur de l’ondée, le maître apparut. Virginie dévala prestement l’escalier, pour courir au-devant du cavalier.

Clarence siffla ses chiens et s’en fut par la galerie jusqu’à son appartement. Quand il se retourna avant d’y pénétrer, les fiancés avançaient vers la maison. Adrien avait posé sa grosse main velue sur l’épaule de Virginie. Ils se souriaient comme tous les amoureux du monde. De grosses gouttes molles se mirent à tomber. Clarence alluma un cigare et considéra l’arbre généalogique des Damvilliers épinglé au mur et qu’il avait dessiné avec soin. Il l’en détacha, prit une règle et une plume et ajouta au bout d’un trait qui contournait le nom de Dorothée Lepas, marquise de Damvilliers, flanqué d’une croix noire, le nom de Virginie Trégan.