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AU lendemain du service anniversaire de la mort du marquis de Damvilliers, célébré sans pompe particulière en l’église de Sainte-Marie, Virginie, ayant fleuri la tombe de son mari, annonça son intention de répondre à l’invitation de sa tante, Mme Drouin. Le temps de deuil écoulé, les convenances allaient l’obliger à reprendre une vie mondaine, à rouvrir la maison, à organiser réceptions et barbecues. Comme elle envisageait sans plaisir toute cette activité, elle expliqua à Dandrige qu’un séjour de quelques mois en Europe l’en dispenserait et lui permettrait « de se retrouver complètement ». À son retour, Bagatelle, encore tout endolorie par l’épreuve de l’année précédente, émergerait de son climat de tristesse et la vie pourrait y reprendre un rythme normal, intégrant les souvenirs et admettant la perspective d’autres bonheurs.

Avant son départ, elle accepta – et ce fut sa première sortie dans le monde – d’assister au mariage de Mignette avec Edward Barthew. Elle se retira toutefois avant le bal, décevant ainsi plusieurs jeunes planteurs fortunés désireux de faire une fin et qui paraissaient prêts à entrer en lice pour la conquête de cette jolie veuve. On s’accorda pour dire que la marquise de Damvilliers, dans sa robe mauve, aux volants de malines noire, sous sa capeline décorée d’un bouquet de pensées, incarnait l’héroïne romantique, telle que la décrivaient, dans leurs « romans de plantations », les auteurs à succès. Son orgueilleuse solitude, son sourire de femme blessée, la grâce avec laquelle on l’avait vue discrètement essuyer une larme au moment de l’échange des anneaux émurent des hommes et éveillèrent chez les femmes une sorte de jalousie morbide. La dame de Bagatelle portait sa mélancolie comme une parure. Celle-ci l’isolait du commun des mortels et augmentait sa séduction.

« Le malheur exalte la vraie beauté aussi bien que la joie », observa Isabelle Tampleton.

Le capitaine Willy Tampleton, beau-frère de cette dernière, que le hasard d’une permission amenait à Bayou Sara, ne prêta pas grande attention à la mariée, si jolie cependant, en bleu nattier, au bras de son nouvel époux. Il n’eut de regards que pour la veuve du marquis. En lui renaissaient de vieux désirs. Il se disait qu’une femme seule, avec quatre enfants à élever, serait peut-être plus sensible à ses avances que ne l’avait été autrefois l’ambitieuse Virginie Trégan.

« Moi, qui ai rencontré à Charleston, à l’occasion du bal de la Sainte-Cécile, beaucoup de femmes superbes, dit l’officier à son frère Percy, je puis te dire qu’aucune n’égale Virginie en grâce et en distinction.

— Et quel corps admirable ! » ajouta, gourmand, le mari d’Isabelle, qui pouvait se dire avec orgueil qu’il était le seul dans l’assistance à pouvoir porter avec autant de certitude un tel jugement.

Au lendemain de cette cérémonie, tandis que Mignette et son mari embarquaient sur un bateau remontant le Mississippi, qui les conduirait jusqu’à Saint-Louis, Mme de Damvilliers descendait le fleuve, accompagnée de Rosa, sa femme de chambre. Leurs passages étaient retenus sur le Saratoga – capitaine Hathaway – qui les amènerait en moins de quarante-huit heures à New York, où elles prendraient place à bord du Great Western, le plus rapide des paquebots transatlantiques. Elles seraient à Paris pour voir fleurir les lilas de Mme Drouin.

Si Rosa, un peu barbouillée par l’émotion du départ et le balancement du bateau, avait été plus attentive au comportement de sa maîtresse pendant que le steamboat descendait le Mississippi, elle aurait peut-être entendu Virginie fredonner une rengaine à la mode, dont le refrain répétait Betsy, relève-toi, tu vas avoir du sable plein les yeux !

Au bout de la chanson, il y avait Paris, ses salons, ses théâtres, ses cafés, ses boutiques, ses fêtes et la bonne Mme Drouin, entourée de poètes benêts et de rentiers fastueux. Virginie, ayant été une épouse sans reproche, une mère attentive, une veuve respectueuse des conventions, appréciait sa nouvelle indépendance avec sang-froid.

À l’escale de La Nouvelle-Orléans, Mme de Damvilliers courut embrasser son fils, chez les jésuites, et acheta, chez Bouvry d’Ivernais, 34, rue de Chartres, une écharpe de soie verte, qui flattait sa chevelure de cuivre mat.

« Le vert, lui fit observer naïvement le vendeur, c’est la couleur de l’espérance. »

Virginie ne l’ignorait pas ! Elle eut encore le temps d’aller voir en cachette une curiosité qui faisait courir ce printemps-là toute la bonne société louisianaise : le nain barbu Charles Sherwood Stratton, haut de deux pieds et demi, pesant quinze livres, que présentait, parmi une troupe d’acrobates et de chanteurs, un certain M. Barnum. L’ancien colporteur de sucres d’orge possédait maintenant un steamer sur le Mississippi, mais il avait perdu sa première vedette, Joyce Heth, une vieille négresse qu’il montrait encore en 1835 comme étant âgée de cent soixante et un ans et nourrice de George Washington !

Au Saint-Charles, où elle passa une nuit dans l’appartement qu’elle avait occupé les hivers précédents avec son mari, Mme de Damvilliers ne se montra pas dans les salons et se fit servir à dîner dans sa chambre. Du jardin montaient les chants des « Burnt corks{51} » : My old Kentucky Home et Dixie. Virginie ignorait encore, comme tout le monde, que le second deviendrait un jour une sorte d’hymne pour les défenseurs du Sud.

Privés de leur mère, les trois jeunes Damvilliers demeurant à la plantation connurent des mois de liberté. Sous la houlette des nounous indulgentes, vaguement surveillées par Dandrige et régulièrement visitées par Mignette Barthew, quand elle revint s’installer à Bayou Sara, dans une maison neuve acquise par son mari, les filles ne pensaient qu’à jouer. Gratianne invitait ses petites amies, dont les enfants de Percy Tampleton, à de somptueux goûters ; Julie commençait à s’intéresser aux animaux et aux fleurs. Comme elle chantonnait en permanence, sa nourrice l’appelait « m’amselle Pom Pom » et lui apprenait des comptines créoles, dont l’enfant répétait les paroles en mimant l’accent de la domestique.

Pierre-Adrien, lui, s’était encore rapproché de Dandrige et se passionnait pour les sujets les plus variés. Grand amateur de livres, il usait quantités de chandelles et apparaissait souvent le matin, le teint brouillé et les yeux rouges. Brent, devenu son valet personnel depuis le départ de Marie-Adrien, passait une partie de ses nuits à veiller à ce que son jeune maître ne mette pas le feu à la maison.

Le sort des esclaves, notamment, semblait préoccuper Pierre-Adrien. Souvent l’enfant posait à Dandrige des questions embarrassantes, comme s’il subodorait, sans pouvoir la définir, l’injustice d’une situation admise par tous. On le voyait parfois bavarder avec de jeunes ouvriers de la plantation, ce qui ne manquait pas d’inquiéter le vieux James. Le maître d’hôtel considérait en effet, comme tous les domestiques de la maison, que les esclaves des champs appartenaient à une caste inférieure, infréquentable par un enfant blanc. Le jeune garçon avait élu pour compagne de jeu une orpheline nommée Ivy qui, adoptée par Anna, rendait de menus services à la lingerie pour payer sa nourriture. À cette jolie fillette de douze ans, Pierre-Adrien apprit à jouer au volant. Il obtint de Gratianne qu’elle lui donnât des robes démodées ou devenues trop courtes. Aussi, quand le second fils des Damvilliers demanda à Dandrige de lui « expliquer l’esclavage », l’intendant ne fut pas étonné. Très loyalement, mais sans plaisir, et parce qu’il s’adressait à un fils de planteur, futur propriétaire d’esclaves, il reprit l’argumentation si souvent développée par le défunt marquis, lequel n’était, hélas ! plus là pour faire à son second fils le même cours qu’il avait donné au premier.

Le parrain brossa donc, pour son filleul, le tableau classique de « l’institution particulière » que justifiaient dans le sud des États-Unis des conditions économiques exceptionnelles, sous un climat subtropical. Il ne lui cacha pas, cependant, que cette situation suscitait ailleurs dans le monde, en Europe surtout, des mouvements pour l’abolition d’une pratique dont les philosophes modernes ne semblaient voir que les mauvais côtés. Pierre-Adrien avait lu un résumé de l’histoire de Spartacus. Il voulut en savoir davantage sur ce gladiateur qui, à la tête de parias révoltés, tint Rome en échec pendant deux ans. Dandrige commença par dire qu’il n’y avait aucune comparaison possible entre la situation des esclaves dans la Rome antique et celle existant actuellement aux États-Unis.

« À cette époque, dit-il, l’esclavage était la suite logique des guerres de conquêtes. Les malheureux prisonniers devenaient tout naturellement les esclaves du vainqueur. La première guerre punique avait permis de faire en Afrique vingt mille prisonniers. Plus tard, à Tarente, trente mille autres furent capturés. En 167 avant Jésus-Christ, Paul-Émile ramena d’Épire cent cinquante mille vaincus, qui furent réduits en esclavage. Quant aux campagnes de César, elles fournirent, disait-on, à l’Empire plus d’un demi-million d’esclaves. À ces prisonniers de guerre s’ajoutaient tous ceux faits par les pirates, fournisseurs attitrés des marchés, où les propriétaires fonciers et les patriciens venaient acheter ouvriers agricoles et domestiques.

« Les esclaves se comptaient par dizaines de milliers sur les latifundia de Sicile et d’Italie et bien avant Spartacus il y avait eu des révoltes sévèrement réprimées. Celle de Eunous le Syrien, en 135 avant Jésus-Christ, et celle de Salvius Tryphon, en 104 avant Jésus-Christ, qui avaient rassemblé quarante mille anciens prisonniers de guerre sachant se battre. Les Romains en vinrent à bout et envoyèrent les survivants dans les cirques, où les fauves les dévorèrent. Car, expliqua Dandrige, la forme la plus odieuse de l’esclavage était la gladiature, venue d’une tradition étrusque, qui consistait à faire se battre, pour le plus grand plaisir du peuple, des hommes robustes contre des bêtes sauvages et affamées.

« Spartacus était l’un de ces gladiateurs. Berger venu de Thrace, colosse capable de terrasser dix hommes, il avait déserté l’armée romaine où il servait comme auxiliaire. Repris, il avait été « promu » gladiateur. Au début de l’été 73 avant Jésus-Christ, il s’était enfui avec soixante-dix camarades et, après avoir volé des armes, avait gagné les pentes du Vésuve, recrutant d’autres esclaves et échappant avec sa bande aux trois mille légionnaires envoyés à sa poursuite. Bientôt Spartacus eut une véritable armée, qui ravagea et pilla le sud de l’Italie, car beaucoup d’esclaves révoltés devenus chefs de bande, comme Crixos, pensaient moins à conquérir leur liberté qu’à voler et tuer. Après avoir tenté de passer les Alpes et battu plusieurs armées romaines, Spartacus, qui eût fait un bon général, se vengea en obligeant quatre cents prisonniers romains à jouer les gladiateurs et à s’entretuer.

« Revenu dans le sud de l’Italie, il y fut assiégé, près de l’isthme de Reggio de Calabre, par Crassus, un grand propriétaire conduisant une armée de cinquante mille hommes. Spartacus, conclut Dandrige, eut la chance d’être tué au combat, car Crassus fit crucifier six mille de ses compagnons tout au long de la route, de Capoue à Rome.

— Spartacus avait raison, dit énergiquement Pierre-Adrien, et les Romains auraient dû comprendre qu’il fallait mieux traiter les esclaves et ne pas les donner à manger aux lions pour s’amuser ! Les nôtres sont heureux à côté de ceux qui vivaient chez ces barbares ! »

Ce soir-là, Clarence Dandrige se demanda s’il avait eu raison de limiter sa démonstration aux abus de la Rome antique. Pierre-Adrien paraissait encore un peu jeune pour qu’on puisse l’aider à clarifier l’idée confuse qu’il semblait se faire de la liberté. « Le temps viendra, pensa l’intendant, où le garçon fera d’autres découvertes. Celle notamment que l’homme ne vit pas, même s’il a la peau noire, que de maïs et de porc salé. »

À la fin de l’automne, quand la cueillette fut terminée et que la fièvre jaune eut obtenu son content de victimes dans le delta, l’intendant dut se rendre à La Nouvelle-Orléans pour traiter avec l’agent de Mosley, retenu en Angleterre cette année-là. Pierre-Adrien supplia son parrain de l’emmener et Dandrige y consentit. Marie-Adrien, que sa mère avait autorisé à passer l’été dans la famille d’un camarade de pension, Gilles de Kernant, dont les parents possédaient une grande plantation près de Saint-Martinville, n’avait pas remis les pieds à Bagatelle depuis un an. Dandrige irait le voir, comme il l’avait promis à Virginie, chez les pères jésuites, où l’aîné des Damvilliers devait être retourné. Flanqué de son filleul, l’intendant se présenta donc au collège Saint-Joseph et Marie-Adrien fut amené au parloir.

Le jeune marquis avait grandi d’une façon étonnante. Les visiteurs le trouvèrent dans un costume bleu de nuit, fort bien coupé, confectionné par le meilleur tailleur de la ville, chez lequel Mme de Damvilliers avait ouvert un compte à son fils, afin qu’il fît bonne figure parmi ses camarades, rejetons de riches planteurs. L’élégance de Marie-Adrien impressionna beaucoup son jeune frère, qui ne montrait pas un souci excessif de sa toilette.

« Tu es comme un homme maintenant, fit naïvement le cadet.

— Je le suis », répliqua l’aîné d’un air condescendant.

Laissant les deux frères à leur bavardage, Dandrige se rendit chez le père recteur, pour s’enquérir des résultats scolaires du pensionnaire au cours de l’année écoulée. Ceux-ci n’étaient pas fameux. Le jésuite, avec l’onctuosité d’un éducateur habitué à fréquenter la haute société qui lui fournissait ses élèves, ne cacha pas que M. le marquis de Damvilliers avait tendance à considérer le collège comme un club, qu’il paraissait plus attiré par l’équitation, l’escrime et le jeu de barres que par l’étude des mathématiques et qu’il faisait preuve, vis-à-vis de ses camarades, d’un mépris peu chrétien. Seuls les fils de nobles titrés semblaient mériter qu’il leur prêtât attention. Il englobait tout ce qui n’était pas de sa classe sous le nom de roture et se montrait avec ses professeurs d’une politesse glacée. Enfin, il avait « fait le mur » deux fois au cours de la première année scolaire, avec Gilles de Kernant et Hyacinthe de Beausset…, pour aller acheter des cigares que le père surveillant avait saisis.

« C’est un garçon d’une intelligence exceptionnelle, orgueilleux et avide d’apprendre ; nous comptons, avec le temps, en faire un parfait gentilhomme », conclut d’une voix suave le recteur.

Dandrige apprit que Mme de Damvilliers avait été régulièrement informée des notes et des incartades de son fils. L’intendant fut satisfait de ne pas avoir à rapporter à Virginie les propos du révérend.

Au moment où, avec Pierre-Adrien, il prenait congé du pensionnaire, apparemment enchanté de son sort, Dandrige aperçut en travers du gilet de Marie-Adrien une chaîne d’or, qu’il reconnut sans peine comme étant celle à laquelle le défunt marquis de Damvilliers attachait sa montre.

« Peux-tu me dire l’heure ? interrogea vicieusement l’intendant.

— Six heures et dix minutes », dit Marie-Adrien après avoir consulté la montre de son père, celle-là même qui, revenant par héritage à Dandrige, s’était révélée introuvable après le décès du marquis.

L’enfant savait à quoi s’en tenir. Il fixa l’intendant d’un air insolent, prêt à répondre à une remarque qui ne vint pas. Dandrige tourna les talons et, suivi de Pierre-Adrien, quitta le collège. Le petit marquis était non seulement arrogant et paresseux, mais, de surcroît, un tantinet dissimulateur.

« C’est un devoir d’aimer son frère, n’est-ce pas ? dit tout à trac Pierre-Adrien, tandis qu’il s’efforçait de régler son pas sur celui de l’intendant.

— Bien sûr que c’est un devoir, mais c’est aussi un sentiment naturel et spontané.

— Je crois que Marie-Adrien ne m’aime pas beaucoup, monsieur, mais moi je l’aime bien. Il est très beau et très fier. »

Dandrige s’abstint d’encourager son filleul à d’autres considérations sur l’amour fraternel. Il lui proposa d’entendre le concert que donnait la musique des gardes de La Fayette, devant le Cabildo, avant d’aller dîner chez Antoine, dans la rue Saint-Louis, restaurant ouvert en 1840 qui drainait déjà toute la clientèle huppée. Enchanté d’être traité comme une grande personne, le garçonnet oublia vite la froideur de son frère, d’autant plus aisément que, pour la première fois de sa vie, il fut autorisé à tremper ses lèvres dans un verre de porto !

Le lendemain, l’intendant confia l’enfant à une gouvernante de l’hôtel Saint-Charles et se rendit à ses affaires. Chez les Mertaux, il apprit une nouvelle qui lui causa quelque peine. M. Ramirez, n’ayant pas obtenu le succès escompté avec ses chandelles de cire végétale, s’était tiré une balle de revolver dans la tempe. Pour avoir dilapidé sans profit les cinq mille dollars prêtés par Dandrige, il léguait à celui-ci une fort belle montre en or et sa châtelaine ainsi que l’épée avec laquelle l’armateur s’était promis autrefois d’expédier ad patres l’intendant de Bagatelle.

« C’était un caballero, dit Dandrige en guise d’oraison funèbre.

— Cette montre et cette épée de Tolède vous coûtent tout de même cinq mille dollars, observa, réaliste, l’un des avocats.

— … et leur propriétaire a été mis à la fosse commune », compléta le second avec un rien de mépris.

Dandrige ne voulut entendre que la dernière phrase :

« Veillez, je vous prie, à ce qu’il ait une sépulture décente. Vous prélèverez sur mon compte de quoi faire dire une messe et mettre une croix sur sa tombe. Je vous demande aussi de faire graver, sous son nom, cette phrase de Gœthe : Celui qui a peiné dans un effort continuel, celui-là nous pouvons l’absoudre. »

Les Mertaux, ayant pris note des désirs de leur ami, extirpèrent d’un placard une bouteille d’eau-de-vie. On but au salut de l’âme de Ramirez.

De retour à son hôtel, Dandrige offrit le bijou qu’il venait d’hériter à Pierre-Adrien.

« Tu auras ainsi une montre, comme ton frère ! »

L’enfant, émerveillé, retourna l’objet dans sa main, fit jouer le déclic libérant le boîtier et lut R.R.R.

« Qu’est-ce que ça veut dire, monsieur ?

— Ramón Ramirez y Rorba, dit l’intendant. C’était un ami, que nous avions rencontré ensemble le printemps dernier, t’en souviens-tu ?

— Le gros homme triste qui faisait des chandelles ?

— Oui. Il est mort, Pierre-Adrien.

— D’un coup de fièvre jaune, monsieur ?

— Non, d’un coup d’honneur ! »

L’enfant s’en fut dormir avec la montre du suicidé à son chevet, pensant que l’honneur était une maladie mortelle, mais acceptable, et que M. Dandrige avait l’air d’avoir du chagrin.

En cette saison où reprenaient les affaires, après la torpeur venimeuse des mois d’épidémies, le Maspero’s Exchange, coffee-house des planteurs et des marchands, à l’angle des rues de Chartres et Saint-Louis, se remplissait, après le dîner, d’une foule d’hommes élégants, venus discuter du prix du coton, de la politique ou de sujets moins austères. On y voyait rarement Dandrige. Poussé ce soir-là par un besoin de compagnie et de bruit, il s’y rendit, sitôt son filleul endormi. On fêtait, quand il entra dans l’établissement de Pierre Maspero, l’arrivée à La Nouvelle-Orléans des membres de la commission anglo-américaine chargée d’étudier la création d’une ligne régulière de paquebots transatlantiques entre Londres et la capitale du Sud. Il s’agissait de convaincre les représentants des armateurs et des financiers de la rentabilité d’un investissement qu’ils devraient eux-mêmes faire admettre aux représentants des compagnies. Ceux qui ne s’intéressaient pas aux problèmes de la navigation discutaient d’un projet des « méricains coquins » qui souhaitaient fonder une ville concurrente à La Nouvelle-Orléans, en l’amputant d’une de ses municipalités. Cette perspective soulevait l’indignation.

La capitale du Sud était à cette époque divisée en trois municipalités. S’il n’y avait qu’un seul maire élu pour la ville, on comptait trois conseils dirigés par des « recorders » qui remplissaient à la fois les fonctions de greffier, d’archiviste et de juge. Cette division, en municipalités indépendantes, d’une ville qui comptait près de cent mille habitants avait été acceptée par la population créole française. L’évolution de la cité devait faire regretter ce choix. En effet, les « méricains », pour la plupart venus du Nord, avaient élevé sous la dénomination de deuxième municipalité, à côté de l’ancienne ville française, une ville américaine, qui égalait maintenant sa rivale par la beauté des édifices comme par la largeur de ses rues et qui la surpassait par l’activité commerciale. C’est ainsi que, peu à peu, les négociants transportaient leurs comptoirs et les détaillants leurs boutiques de la première et de la troisième municipalité à la deuxième. Chaque jour, du fait de ces déplacements, les propriétés gagnaient en valeur dans la deuxième municipalité ce qu’elles perdaient dans les deux autres. Encouragés par cette migration, les Américains voulaient maintenant une séparation complète. Ils proposaient de créer une ville nouvelle avec le Faubourg La Fayette et la deuxième municipalité, ville qu’ils appelleraient Jefferson. Naturellement, les Orléanais de vieille souche ne l’entendaient pas ainsi et faisaient campagne contre le projet. Le Maspero’s Exchange semblait être devenu le quartier général de la résistance.

Dandrige s’amusait des propos des plus ardents défenseurs de l’unité territoriale de la ville.

« C’est encore une tentative du Nord pour annexer nos forces vives ! disait l’un.

— Il faut dissoudre les municipalités et n’en faire qu’une seule, disait l’autre.

— Il n’y a qu’à renvoyer tous ces Yankees, attirés par notre prospérité, dans leurs villes du Nord, proposait un troisième.

— Et vous, monsieur Dandrige, que pensez-vous de tout cela ? demanda un banquier.

— Je pense que le cœur et l’âme de La Nouvelle-Orléans resteront toujours dans le vieux quartier français ! »

On applaudit à cette déclaration et l’intendant se vit proposer vingt verres de porto ou d’absinthe. En parlant comme il l’avait fait, il se montrait sincère. La ville conservait, qu’on le veuille ou non, en dépit des démolitions, des transformations, des incendies et des inondations, les marques indélébiles des pionniers. Si la plupart des affaires se traitaient en anglais et en dollars, entre eux, les gens de La Nouvelle-Orléans s’entretenaient, suivant leur condition, en français ou en créole et comptaient en piastres. Tout ce que savaient les Américains des quartiers neufs, ils l’avaient appris entre la rue de Chartres et la rue de Bourgogne. Leurs filles étaient éduquées par les ursulines, leurs fils par les jésuites, bien que les sectes anglicanes, méthodistes, presbytériennes et autres fissent chaque année de nouveaux adeptes.

La vieille ville française avait su profiter de l’apport des goûts et des fortunes espagnoles. Les mariages entre coloniaux des deux nations s’étaient multipliés, créant une population créole, vite augmentée des « Dominguois » qui avaient fui Saint-Domingue après les massacres de 1791. Si bien que l’on pouvait dire que les Orléanais étaient chez eux depuis cent ans au moins, quand les États-Unis avaient pris possession de la Louisiane. On concevait donc difficilement que la direction des affaires municipales puisse échapper, même partiellement, aux descendants des fondateurs de la cité « en forme de croissant ».

Au Maspero’s Exchange, on évoquait ce soir, avec un peu de puérilité, pour démontrer la suprématie des Orléanais d’origine française ou espagnole et la pérennité du génie propre à ces Européens, quelques figures contemporaines. L’Histoire ne les accepterait peut-être pas dans la galerie des Grands Hommes dont il sied de conserver la mémoire, mais, en attendant le jugement de la postérité, les buveurs de vin de Madère et de whisky les considéraient comme représentatifs d’une certaine civilisation néocoloniale.

On parlait ainsi du pharmacien Amédée Peychaud, un Bordelais jovial, excellent apothicaire et savant préparateur de mixtures « fortifiantes » à base d’eau-de-vie ou de cognac, que ses amis de la loge maçonnique dégustaient dans l’arrière-boutique de son officine de la rue Royale. Son souvenir demeurait vivace. N’était-ce pas lui qui, en 1795, avait inventé ce mélange que les initiés appelaient « coquetier » et dont les Anglais, toujours incapables de prononcer correctement un mot français, avaient fait « cocktail », appellation maintenant répandue dans tous les États-Unis et la Grande-Bretagne pour désigner les breuvages composites que l’on prenait à l’apéritif ? On citait aussi la réussite de François Seignouret, venu en 1814 avec le bataillon d’Orléans pour aider le général Jackson à battre les Anglais à La Chalmette. Seignouret fournissait en vins excellents la bonne société et fabriquait des meubles que toutes les maîtresses de maison souhaitaient posséder. Les tables, les chaises, les canapés, les fauteuils et les armoires en palissandre, ébène ou acajou du marchand de vins, dessinateur inspiré, damaient le pion aux meubles des meilleurs fabricants de Boston. Leur style original et leur confort passaient pour typiquement Orléanais{52}.

Les libations répétées autour du grand comptoir de chêne, poli par les coudes des buveurs, rendaient les hommes bavards. Tandis que les garçons en gilet noir et chemise blanche, enfermés dans leur bar-corbeille plein de bouteilles multicolores, remplissaient les verres, chacun voulait citer le nom d’un Orléanais dont le vieux quartier pouvait s’enorgueillir : le docteur Yves Le Monnier, qui avait osé le premier construire une maison à trois étages ; Adrien Rouquette, le poète amoureux d’une Indienne Choctaw ; Judah Touro, le philanthrope ; Zenou Cavelier, qui venait d’ouvrir la Banque d’Orléans ; le général Zachary Taylor, héros de la guerre des Flèches Noires, qui ferait certainement une carrière politique ; l’architecte James Gallier ; James Audubon, le naturaliste dont certains affirmaient qu’il était peut-être Louis XVII ; Joseph Soniat du Fossat, le riche marchand de grains ; les peintres Jean-Joseph Vaudechamp, Jacques Amans et Thomas Sully, par lesquels il était de bon ton de se faire portraiturer, et cent autres encore.

« Les « méricains coquins », fit un médecin originaire de Montpellier en imitant l’accent créole, seraient bien incapables de trouver dans leur quartier dix hommes remarquables comme ceux que l’on vient de citer !

— Les Yankees sont des barbares », réussit à dire entre deux hoquets un gentleman qui semblait avoir son compte.

Clarence Dandrige, comprenant que l’on ne tarderait pas à conspuer en chœur les Yankees, préféra regagner son hôtel. La mosaïque américaine lui paraissait encore loin de constituer une communauté nationale harmonieuse. La rivalité entre le Nord et le Sud restait une affaire de tempérament. Si les heurts, à l’avenir, pouvaient se limiter aux rodomontades fielleuses dont la soirée lui avait donné un bel exemple, le mal ne serait pas grand. Mais les campagnes abolitionnistes, qui se développaient à Philadelphie et à Boston, risquaient d’amener des dissensions autrement graves. Un jour, peut-être, tous ces fils de la Liberté risquaient d’en venir aux mains et l’on assisterait à une lutte fratricide, au nom de causes opposées et pareillement respectables.

Et cependant le pays, qui se révélait plein de forces vives, grandissait d’année en année. Depuis 1830, deux nouveaux États s’étaient joints aux vingt-quatre qui composaient l’Union à cette date : l’Arkansas en 1836, le Michigan en 1837. On pouvait d’ores et déjà prévoir qu’un jour ou l’autre les Florides et le Texas viendraient accrocher leurs étoiles au drapeau fédéral. En ce qui concernait le Texas, l’annexion aurait déjà eu lieu sans la faiblesse du président Tyler, cédant à ceux qui ne voulaient pas voir entrer dans l’Union un nouvel État esclavagiste. Les menaces du président du Mexique, le général Antonio Lopez de Santa Anna, annonçant que « le Mexique considérerait comme une déclaration de guerre l’incorporation du Texas au territoire des États-Unis », fournissaient un bon prétexte aux abolitionnistes pour refuser le rattachement souhaité par les Texans. Là encore, pensait Dandrige, il faudra peut-être une guerre pour résoudre ce conflit d’influences. Certains Européens, comme Abraham Mosley, taxaient le gouvernement fédéral d’expansionnisme, mais n’était-ce pas dans la nature des choses et pour le continent tout entier un gage de sécurité et de prospérité que le développement de la Fédération ? L’année 1844, qui serait marquée par l’élection du président des États-Unis, verrait peut-être évoluer les mentalités. On savait déjà que le sénateur Henry Clay, du Kentucky, serait candidat pour les whigs contre John Tyler. Ce dernier avait en effet annoncé son intention de briguer un second mandat, ce qui ne plaisait pas à tous les démocrates.

En attendant, on se passionnait pour la nouvelle expédition de John C. Frémont qui, parti des environs de Kansas City, dans le Missouri, allait explorer les régions comprises entre les montagnes Rocheuses et l’océan Pacifique. On prévoyait que le voyage durerait plus d’un an. Frémont avait choisi pour guide Christopher Carson, dit Kit Carson, un gaillard de trente-cinq ans, ancien sellier à Franklin, qui depuis l’âge de dix-sept ans courait la Prairie, d’aventures en aventures, et que l’on considérait comme le digne successeur de Daniel Boone, de Dick Wotton et de Davy Crockett.

En se déshabillant pour se mettre au lit, Dandrige estima que les événements divers et les querelles stériles qui agitaient une population naturellement turbulente ne trouveraient heureusement que peu d’échos à Bagatelle. La monotonie de la vie de plantation garantissait une existence quiète. Ceux qui, comme lui, l’appréciaient faisaient preuve de sagesse.