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LA vie à Bagatelle, Virginie Trégan en fut vite convaincue, constituait certainement pour une femme du XIXe siècle la plus agréable de toutes les formes d’existence possibles. Connaissant la société européenne et appréciant les plaisirs mondains de Paris, elle ne pouvait en douter. Toutes les comparaisons qu’elle faisait s’inscrivaient à l’avantage du sud de l’Amérique, où elle avait le bonheur d’être née. Sans être dupe de l’universalité de la vie basée sur l’exploitation des Noirs enlevés à leurs tribus africaines, elle se sentait capable de jouir des privilèges attachés à sa condition. Car telle était la volonté divine.

Pour ceux et pour celles qui n’avaient jamais connu d’autre mode de vie, une plantation bien organisée ne ressemblait-elle pas à l’Éden de leurs imaginations enfantines ? Une grande maison échouée comme une caravelle au milieu de la mer blanche du coton ne pouvait-elle prétendre, à la fin de l’été, à figurer l’archétype de la paix domestique et de la félicité terrestre ? L’image en était répandue dans tous les livres offerts aux enfants.

Sous l’autorité du maître paternel, les esclaves se livraient aux travaux des champs, humbles soigneurs d’une nature généreuse, tandis que les femmes et les enfants du Grand Planteur Blanc goûtaient les justes plaisirs des élus. Les Noirs, bons animaux à forme humaine, se tenaient à la place que le Créateur leur avait assignée. Résistant à la chaleur humide et à la malaria qui tuaient les Blancs, ils paraissaient faits tout exprès pour cultiver le coton. Ainsi les desseins de Dieu n’étaient pas tous impénétrables. En cherchant bien, on pouvait d’ailleurs trouver dans la Bible des justifications rassurantes. L’esclavage devenait une forme de l’adoption. Car telle était la volonté divine.

En échange du gîte, du couvert et des soins élémentaires qu’un fermier doit à ses bœufs, les serfs s’abandonnaient corps et âme au Grand Planteur Blanc. Celui-ci, sans trop savoir « si l’éternité était ouverte aux nègres », leur apprenait à louer Dieu et baptisait leurs petits. Les esclaves se pliaient de bonne grâce et même avec un certain entrain à ces pieux exercices, mais ils déformaient les airs des cantiques en y introduisant d’étranges rythmes syncopés. Cela affligeait le Grand Planteur Blanc, qui voyait là une manifestation du paganisme irrépressible des sauvages ! Et, comme il était bon et juste, il bénissait ces créatures inachevées. Car telle était, n’est-ce pas, la volonté divine.

Cette conception idyllique de la vie, à l’usage des colons blancs d’autrefois, se perpétuait, confirmée et légalisée, dans l’organisation de plantations comme Bagatelle. Le maître était tenu d’assumer les besoins vitaux des esclaves auxquels il devait, en principe, « apprendre » la religion du Christ. En échange de quoi, l’obéissance absolue des Noirs à leurs propriétaires ne souffrait pas d’exception. Pendant que les hommes tiraient de la terre féconde les produits qu’ils vendraient à d’autres humains moins bien lotis, les femmes se chargeaient du confort et des plaisirs, soignant leur beauté, choisissant leurs parures et recevant les hommages de leurs compagnons reconnaissants. Ces derniers leur devaient le respect et considéraient leurs caprices comme des manifestations gracieuses de la condescendance qu’elles mettaient à exister. Ornements vivants et sans prix des foyers de planteurs, les jeunes filles, comme des fleurs de serre, rares et fragiles, pouvaient prétendre à des égards particuliers. On ne leur demandait que d’être belles et élégantes. Si, de surcroît, elles avaient de l’esprit – ce qui n’était pas indispensable – on voyait en elles d’authentiques petits génies, réincarnés, par la grâce de Dieu, sous forme de sylphides destinées à régner sur les cœurs. Le mariage sublimait leur grâce et leurs dons. Ceux-ci se retrouveraient dans leurs filles, qu’elles s’appliqueraient à polir, à affiner pour qu’à leur tour elles deviennent des adolescentes suaves, puis de « perfect ladies ».

Les planteurs entendaient jouer en Louisiane, et dans d’autres États du Sud, le même rôle que les aristocrates avaient tenu en Europe, où de vains peuples contestaient vulgairement leur suprématie. Les Sudistes, qui, au contraire des gens bien nés ou parvenus de France et d’Angleterre, ne recherchaient que rarement le luxe ostentatoire et les honneurs, conservaient l’orgueil des fondateurs de dynastie. Ils s’étaient imposés aux sauvages Indiens par leur courage, à la nature par leur travail, aux Yankees par leurs traditions. Dieu leur avait donné le coton, la canne à sucre, l’indigo et des esclaves robustes. Ayant eux-mêmes édifié les communautés patriarcales sur lesquelles s’exerçait leur autorité, ils avaient conscience de constituer une noblesse de terroir. Celle-ci ne devait ses titres qu’à elle-même et sa fortune provenait de l’« or blanc » des fleurs de cotonnier. Plus qu’une société, ils avaient engendré une civilisation.

Et quand, par hasard, comme les Damvilliers, ils pouvaient se réclamer d’une authentique antériorité nobiliaire, fondée sur des terres de l’Ancien Monde, ils se disaient sincèrement les élus du Seigneur, lequel ne maintenait les avantages et privilèges acquis par les ancêtres qu’à ceux de leurs descendants qui savaient s’en montrer dignes.

Si les mères préparaient soigneusement leurs filles aux fonctions ornementales et domestiques dévolues aux femmes, les pères s’efforçaient de faire de leurs garçons de parfaits « Cavaliers ». En 1830, il était de bon ton pour un planteur aisé qu’il envoie ses fils dans une université du Nord, à Yale ou à Harvard, puis, leurs études finies, qu’il leur offre un « tour d’Europe ». Ceux qui, ayant goûté aux fruits du savoir et de la science, renonçaient au titre de planteur – un fils unique ne pouvait y échapper – choisissaient le métier des armes ou la carrière politique, plus rarement une profession libérale, car ils refusaient d’entrer dans le commerce et l’industrie, activités assez méprisables. Ces dernières paraissaient réservées aux « Saxons », aux « Anglo-Saxons » ou aux Yankees, descendants des puritains écossais et anglais, supporters des fameuses « lois bleues », lesquelles interdisaient – entre autres – à un homme d’embrasser sa femme le dimanche !

De retour au Sud, leur éducation faite, les jeunes gens retrouvaient avec plaisir les coutumes ancestrales, les nounous à la peau sombre qui les avaient bercés, les femmes indolentes et superbes, les chevauchées, la chasse, les duels et les bals. Car en un siècle était née au bord du Mississippi une nouvelle chevalerie, avec son code et son étiquette. Une chevalerie sans titres ni adoubement, mais héritière des mœurs nobles importées d’Europe par des gentilshommes pionniers, dont on évitait de rappeler qu’ils avaient été parfois des aventuriers sans scrupule.

En Louisiane plus qu’ailleurs, plus qu’en Géorgie et en Virginie notamment, l’influence française avait contribué à l’éclosion d’une nouvelle race d’hommes. Les gens du Nord moquaient leurs goûts surannés, mais admiraient leur façon de monter à cheval, leur aisance à danser le quadrille, leur manière de parler aux femmes, leur habileté à doser un mint-julep{35} et leur propension à tirer l’épée pour un mot dit de travers ou un regard insolent.

Au dynamisme affairiste des fils du Nord, qui évaluaient tout succès en dollars, les Cavaliers opposaient une réserve polie de nantis sans ambitions. Enclins à la rêverie comme beaucoup d’amateurs de grands espaces, ils passaient pour sentimentaux. Plus que les Yankees matérialistes, ils s’interrogeaient parfois sur la qualité de l’existence humaine, ce qui les rendait mélancoliques et prêts à accueillir les philosophies pessimistes. Quelques-uns, blessés par la froideur de quelque belle, portaient « leur cœur en écharpe » comme des héros romantiques, mais les mêmes galopaient dix lieues pour visiter un ami malade ou chassaient de l’aube au crépuscule, sans montrer la moindre fatigue. Tous, par contre, étaient capables de dire comme Hamlet : « La grandeur vraie n’est pas de s’émouvoir sans un grand motif, c’est d’en découvrir un dans la moindre querelle quand l’honneur est en jeu !{36} »

Le Cavalier devait rester maître de lui en toute circonstance, ne jamais poser de questions aux femmes, ne leur offrir que des fleurs ou des livres et se plier à toutes leurs volontés. Autorisé expressément à faire sa cour, il ne pouvait décemment s’exprimer que dans un langage inspiré de celui des troubadours. Le temps était à peine révolu où l’on organisait des tournois aux couleurs de sa dame. Pour satisfaire aux exigences de la chair, que le Cavalier ressentait sans honte et en homme bien portant, il pouvait s’adresser à de jeunes esclaves de sa plantation, qu’on appelait « tisanières » et dont il sollicitait le concours nocturne en réclamant, une fois la maison endormie, une infusion de tilleul ou de sassafras.

Les jeunes filles ignoraient pudiquement ces concessions triviales faites à la nature de l’homme. Les femmes mariées et migraineuses, quand leurs maris conservaient ces mœurs de célibataire, évitaient de s’en apercevoir. Elles laissaient leurs enfants jouer avec les petits bâtards mulâtres, engendrés entre deux tisanes. Ils n’étaient après tout que des esclaves qui n’avaient rien coûté !

En cette fin de mai, période que les Noirs appelaient « la lune des fleurs », le thermomètre Réaumur indiquait vingt-quatre degrés. Pour Virginie, la vie de plantation prenait peu à peu son rythme tropical fait de lenteur, de longues stations sur la véranda, de promenades sans but au long du Mississippi, dont les eaux, devenues plus claires, se couvraient dans les anses de nénuphars et de jacinthes d’eau. Les insectes nouveau-nés, pris d’une fringale de vivre, essayaient leurs ailes autour des jeunes graminées. La mousse espagnole, que les herboristes nomment de façon savante « Tillandsea Usnoïde », s’emparait de tous les espaces libres entre les branches des chênes, développant des écheveaux de fibres qui, multipliés, feraient plus tard aux arbres des toisons claires. Les poètes y verraient les scalps empêtrés des fées sylvestres, chassées par le soleil.

Les premières tourterelles de Caroline, à la longue queue bordée de blanc, venaient jusqu’à la fenêtre de Mignette, en haut de la maison. Les cardinaux, prodigieux musiciens à la huppe écarlate, lançaient leur chant avec tant de conviction qu’on s’attendait comme M. Audubon « à les voir mourir de plaisir ». Les pics à bec d’ivoire frappaient avec autorité aux portes des chenilles, les geais bleus guettaient avec impatience le moment où ils pourraient piller les nids mal défendus, les troglodytes des marais aux sourcils de vieillard cherchaient des matériaux pour bâtir plusieurs nids en attendant une compagne qui pourrait ainsi choisir sa demeure. Les colibris, bijoux volants, se tenaient immobiles dans l’air, suspendus par l’incroyable vitesse de leurs battements d’ailes, tandis que les moqueurs polyglottes imitaient tous les cris d’amour des autres, comme pour semer chez les femelles de troublantes confusions !

Dans les roseaux des berges, des aigrettes garcettes aux plumes vaporeuses, aux doigts jaunes et des courlis cendrés se faufilaient, vifs et discrets, en fouillant de leur bec effilé la vase tiède où se prélassaient de tendres vermisseaux. Parfois, un héron bleu solitaire, avançant dans l’eau à pas comptés, avec des mimiques de baigneuse frileuse, marquait l’arrêt comme un épagneul, devant une famille de rats musqués en quête d’une résidence d’été. Il arrivait que les uns ou les autres dérangeassent les grenouilles palpitantes, attendant l’heure de la sérénade. Quant aux corbeaux et aux choucas, oiseaux des jours tristes, ils partaient à la découverte de charognes isolées, comme si l’explosion de joie printanière les rejetait vers les sombres forêts, loin des maisons blanches et des champs trop peuplés. Des écureuils noirs, fouillant les érables aux bourgeons sucrés, imaginaient déjà des festins de baies.

L’écorce des sassafras, craquelée par le flux de sève, répandait une odeur douceâtre et la salsepareille dardait des tiges vertes, prête à recouvrir avec ses ondulations de pieuvre toutes les plantes voisines. Des lianes innocentes montaient à l’assaut des cyprès chauves et des cèdres. Plus tard, dans les hautes branches, elles suspendraient des coloquintes sauvages, grosses comme des oranges, qui deviendraient grelots à distraire les vents.

De son enfance, Virginie avait retenu le souvenir des printemps louisianais quand, jeune animal, elle observait, accroupie au pied d’un arbre, le cheminement des fourmis ou que, le nez en l’air, elle rêvait de saisir une pie exubérante. À Bagatelle, le spectacle de la nature semblait avoir plus d’ampleur que dans le jardin de son père. La grande plantation offrait la variété et l’abondance des domaines sans clôture. Une jument s’essoufflait avant d’en avoir fait le tour. Les soirées surtout la réjouissaient, quand après le dîner elle rejoignait un moment sur la véranda le marquis et Clarence Dandrige. Renonçant, par courtoisie, à s’entretenir de choses austères ou de problèmes pratiques, ils racontaient pour elle le passé de ce pays. Telle crue fameuse du Mississippi, tel accident de chasse, tel ouragan, telle fête dont ils avaient gardé le souvenir permettaient, soir après soir, à la jeune fille d’apprendre la saga de Bagatelle. Dandrige, en tant que mémorialiste des Damvilliers, n’omettait aucun détail. L’épopée du Vieux Sud devenait, à travers ses récits et les anecdotes, une véritable chanson de geste. Les pionniers y apparaissaient comme des croisés agriculteurs, lancés à la conquête d’une terre profane.

Les jours de pluie, Virginie, assistée de Mignette, fignolait l’installation de la maison, en extirpant de la remise aux meubles des objets oubliés qui eussent fait le profit des antiquaires parisiens. C’était une chocolatière de Zachariah Brigden, l’orfèvre bostonien, une coupe à friandises de style « silésien », un brasero de Saragosse, un dumb-waiter{37} venu d’Angleterre, une fontaine d’étain. En les retrouvant, nettoyés et à leur place, le marquis se souvenait de l’histoire de ces objets, que sa femme avait réformés, comme autant de « nids à poussière ».

Souvent, l’après-midi, celle qui s’était discrètement imposée comme maîtresse de maison flânait dans la bibliothèque, la pièce la plus fraîche de la maison. Elle découvrait ainsi que les pionniers et leurs descendants n’étaient pas des paysans ignares comme on avait trop tendance à le croire en Europe. Il y avait là, sur les rayons courbés sous le poids des volumes aux belles reliures, quantité d’ouvrages intéressants. Les œuvres des moralistes français, celles de Beaumarchais, de Plutarque, les Métamorphoses d’Ovide, des ouvrages sur la Révolution française, le Journal de La Harpe, une histoire de philosophie en seize tomes, Virgile et Voltaire, La Fontaine et Boileau. Des auteurs contemporains aussi, acquisitions du dernier marquis : Walter Scott, Hugo, Xavier de Maistre, Parny et bien d’autres.

Virginie se saisissait d’un livre, s’allongeait sur un grand canapé de cuir amolli par l’usage et lisait quelques pages, qui proposaient à ses rêveries des directions nouvelles. Un jour, elle mit la main sur un tas de partitions pour clavecin. Les feuillets écornés reproduisaient des compositions de Couperin, de Rameau, Bach, Lulli. Aussitôt, elle pensa qu’il devait y avoir à Bagatelle un clavecin oublié dans quelque resserre. Elle interrogea Maman Netta, qui ne se souvint de rien, puis, avec Mignette, elle entreprit une exploration des lieux susceptibles de receler l’instrument. Elle le trouva finalement, parfaitement emmailloté dans de vieux draps et couvertures, au fond d’un cellier. Avec plus d’émotion que de curiosité, elle déshabilla l’instrument et eut l’heureuse surprise de se trouver devant une pièce magnifique de style français, au piétement baroque, à la ceinture chantournée, en parfait état. L’intérieur du couvercle révéla une belle peinture, représentant la légende d’Orphée. La table d’harmonie était décorée de fleurs peintes a tempera.

Musicienne accomplie, elle remarqua tout de suite qu’il s’agissait d’un clavecin à grand ravalement, d’une étendue de soixante notes. Elle laissa courir ses doigts tachés de poussière sur les deux claviers plaqués en ébène et fit une grimace. L’instrument, bien qu’en état de marche, avait besoin d’être accordé.

« Où trouverons-nous un accordeur, dans ce pays ? » fit Virginie, s’interrogeant elle-même à haute voix.

Mignette, finaude et qui, depuis peu promue demoiselle de compagnie, recevait les confidences de sa maîtresse, se souvint du récit que celle-ci lui avait fait après le barbecue des Tampleton.

« Les gens qui ont des pianos doivent le savoir, mademoiselle !

— Bien sûr, Mignette, bien sûr ! s’exclama la filleule du marquis. Nous allons faire atteler le buggy et filer aux Myrtes ; Corinne Tampleton nous tirera d’affaire. »

Corinne connaissait un accordeur. C’était l’organiste de Natchez. Elle le ferait prévenir dans les meilleurs délais d’avoir à passer par Bagatelle et, ainsi, le clavecin des Damvilliers retrouverait sa voix cristalline. Cette affaire réglée, tandis que Mignette aidait Mme Tampleton à préparer le thé, les deux jeunes filles firent quelques pas dans le parc.

« Mon frère Willy va regretter d’avoir manqué votre visite, Virginie, fit Corinne d’une voix douce. Vous lui avez fait grande impression l’autre jour.

— C’est un parfait gentilhomme, Corinne, et j’aurai toujours plaisir à le voir… Vous pouvez le lui dire ! »

Ces mots causèrent un vif plaisir à Mlle Tampleton qui, comme toutes les âmes généreuses, ne souhaitait que le bonheur des autres.

« Savez-vous, reprit-elle, que Willy m’a beaucoup questionnée à votre sujet. Il souhaitait savoir si vous restiez à Bagatelle ou si vous retourneriez en France auprès de votre tante. »

Virginie réfléchit un instant. Bien que sa décision fût arrêtée de demeurer chez son parrain, elle estima qu’il valait mieux laisser un peu d’incertitude au beau Willy, qui n’en serait que plus empressé.

« Je ne sais pas encore, Corinne, ce que je dois faire. Je suis orpheline et rien n’indique que mon parrain souhaite me garder près de lui. Et puis ma tante me réclame et la vie de Paris a son charme !

— Mais vous pouvez être heureuse en Louisiane, Virginie. Tout le monde vous aime déjà. Et je suis si contente d’avoir une nouvelle amie, qui sait tant de choses… »

Virginie posa sa main sur le bras de la jeune fille et, les yeux à demi clos, soupira :

« Pour une orpheline sans fortune, Corinne, le bonheur peut-il exister ? Être à la charge d’un homme généreux comme M. de Damvilliers me gêne un peu. Il a déjà tant fait, n’est-ce pas, pour ma famille !

— Oh ! non, ne soyez pas triste, Virginie, je vous en prie. Rien ne doit vous empêcher d’être heureuse parmi nous et M. Dandrige m’a dit, en confidence, que le marquis était enchanté de vous avoir dans sa maison.

— M. Dandrige a dit cela, vraiment ?

— Oui, et bien d’autres choses aimables sur votre compte. Je commets peut-être là une indiscrétion, mais c’est pour vous rassurer sur les sentiments que vous inspirez.

— Merci, Corinne, dit Virginie d’une voix un peu trop chargée d’émotion. Merci, vous me faites du bien ! »

Elle embrassa Mlle Tampleton, toute rougissante d’avoir accompli une bonne action. Et puis, comme Virginie Trégan devinait ce que les êtres souhaitaient entendre, elle glissa avec ce rien d’hésitation qui donne du prix aux confidences :

« M. Dandrige tient votre famille en grande estime et parle de vous avec beaucoup de chaleur. Il dit que vous êtes la plus accomplie de toutes les jeunes filles qu’il connaît…

— C’est vrai ? fit Corinne, sans pouvoir dissimuler l’intérêt qu’elle portait à ces paroles. Et que dit-il encore, Virginie ?…

— Il dit, inventa Virginie, que vous êtes très belle et très raisonnable aussi, que vous ne ressemblez pas à ces évaporées qui ne pensent qu’à leur toilette et passent leur temps à mugueter. Mais M. Dandrige est un timide et il serait mécontent d’apprendre que je vous dis tout cela ! Les hommes sont ainsi, leur orgueil les pousse à dissimuler leurs sentiments aussi longtemps qu’ils ne peuvent plus les cacher !

— Oh ! merci, Virginie. Vous êtes mon amie, je le sens, et, bien que nous nous connaissions à peine, vous avez deviné que, tout comme vous, je suis toujours anxieuse de savoir si je ne déplais pas !

— Vous plaisez, Corinne. Soyez rassurée. Vous plaisez à M. Dandrige. Mais, je vous en prie, agissez comme si je ne vous avais rien dit, les hommes ne comprennent pas la complicité des femmes !

— C’est cela, fit joyeusement Mlle Tampleton, nous serons complices et vous m’apprendrez la valse et vous me conseillerez pour mes toilettes et nous ferons ensemble de la musique…

— Chère, chère Corinne, fit Virginie pour calmer cette exaltation qu’elle se sentait capable de canaliser à sa guise. Vous me donnez envie de rester en Louisiane !

— Oh ! oui, restez, Virginie. Je vous aime déjà comme une sœur ! »

Et, spontanément, la jeune fille rendit à Virginie son baiser, avant de lui prendre le bras et de la ramener vers la maison, où le thé était servi.

Ce soir-là, Corinne fit un tour de parc avec Willy, quand il revint de la nouvelle sucrerie, que son frère venait de faire construire. Elle lui raconta la visite de Virginie, dit sa douceur, démontra sa maturité et l’encouragea vivement à faire sa cour à une si charmante personne, qui, orpheline, avait besoin d’être entourée d’affections sincères. Il en aurait bientôt l’occasion s’il acceptait d’accompagner sa sœur à Bagatelle, où Virginie les avait invités. C’était, eût dit le docteur Murphy, comme si l’on demandait à un malade s’il voulait la santé !