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SI les fusils apportés par Virginie firent merveille les 6 et 7 avril à Shiloh, sur les bords du Tennessee, ils ne purent, malgré la bravoure de ceux qui les utilisaient, assurer la victoire de l’armée sudiste. Tandis que le général McClellan fortifiait les abords de Yorktown, en Virginie, pour assiéger les Confédérés, ceux-ci surprenaient l’armée du général Grant. Après deux jours de combats très violents, on devait relever 1 735 morts du côté de l’Union. Le total des pertes des Fédéraux atteignit, avec les blessés et les disparus, 13 573 hommes, mais les Confédérés avaient de leur côté perdu 10 699 soldats, dont 1 600 étaient tombés sous les balles nordistes. Grant avait évité de peu la défaite, mais les Sudistes s’étaient vus contraints d’abandonner Yorktown.

À peine se remettait-elle de l’émotion causée par cet échec, que la Louisiane était attaquée directement par les Fédéraux.

Le jeudi 24 avril devait rester comme un souvenir honteux et tragique dans la mémoire de tous les Orléanais. Les navires de l’Union, quatorze frégates et canonnières que l’on savait rassemblées depuis quinze jours à l’embouchure du fleuve, sous les ordres du commodore Farragut, se mirent en mouvement dès l’aube pour remonter le Mississippi. Depuis le 8 avril, les forts Jackson et Saint-Philippe tenaient sous leurs feux les bateaux yankees et, tirant plus de deux cents coups à l’heure, interdisaient le chenal ménagé entre des barrages solides. Ils étaient aidés par le cuirassé Louisiana, encore inachevé, mais armé de six grosses pièces. Considérant que ce passage était infranchissable en force, Farragut avait décidé, profitant de la nuit et du brouillard, assez dense en cette saison, de se faufiler sous le nez des batteries et de se glisser avec son escadre à travers les barrages disposés sur le fleuve par les Confédérés. À l’aube, deux frégates confédérées avaient éperonné et coulé la canonnière de haute mer Varinna, mais elles avaient péri corps et biens avec elle. Le Hartford, à bord duquel se trouvait Farragut avait réussi à se défaire d’un brûlot poussé sous son flanc par les Confédérés. Finalement, sous le feu des batteries tirant, au jugé, sur les silhouettes sombres qui glissaient sur l’eau, une partie de la flotte fédérale avait réussi à passer. Son objectif, encore inconnu des Orléanais, était de couvrir les troupes du général Butler, prêtes à débarquer à La Quarantaine.

Arrivés à hauteur du camp de Chalmette, à quelques miles de La Nouvelle-Orléans, les envahisseurs, qui croyaient désormais la partie gagnée, se trouvèrent sous le feu des troupes du général Manfield Lowell. À la vue de la flottille nordiste, les Confédérés, qui ne disposaient que de vingt canons, commencèrent à tirer, comptant que la frégate blindée Louisiana viendrait par le fleuve attaquer les ennemis. Ils l’attendirent en vain, ignorant sans doute que le cuirassé venait d’être coulé. Depuis leurs bords, les Fédéraux mitraillaient le camp. Pour les arrêter, il eût fallu de puissantes batteries, qui faisaient défaut aux Confédérés.

Le général Lowell, considérant que toute résistance serait inutilement meurtrière, invita ses soldats à se disperser tandis que la nouvelle de l’arrivée des Yankees semait la panique dans une ville où personne ne les attendait.

À midi, les bateaux nordistes apparaissaient rangés en ordre de bataille, dans le croissant que forme le fleuve face à la cité. Sur les quais se pressait une foule angoissée, curieuse, mais redoutant que Farragut ne fasse anéantir la ville sans défense, avant de risquer un débarquement. Ne demeurait dans les rues, autour du Cabildo, que la Légion étrangère, composée en grande partie de Français, dont la mission se limitait au maintien de l’ordre. Le général Lowell et ses trois mille soldats se repliaient sur le camp Noor, les forts du lac Pontchartrain étaient abandonnés. Déjà on avait saboté les steamers naviguant sur le lac, pour ne pas les livrer aux Yankees. De nombreux Orléanais fuyaient vers la campagne, utilisant, à partir de pontons situés au-delà de la ville, les bateaux qu’ils pouvaient trouver pour remonter le fleuve.

Dès le jeudi matin, le général Lowell avait donné l’ordre d’incendier tous les entrepôts de coton et de tabac. Des flammes s’élevaient autour de la ville et des quais, car on brûlait aussi les bateaux avec leurs cargaisons. Une fumée sale et qui piquait les yeux roulait en volutes au-dessus des toits. La ville, devant l’ennemi, semblait prête à mourir sur un bûcher, comme les veuves hindoues se livrant vivantes aux flammes qui dévorent la dépouille de leur époux.

Les Orléanais, atterrés, apprirent peu à peu l’étendue du désastre. Les forts Saint-Philippe et Jackson continuaient de tirer sur une autre flottille nordiste que commandait un certain Porter. Mais c’était là un combat inutile et qui se terminerait par la reddition des forteresses. Le grand cuirassé Mississippi, orgueil de la flotte sudiste, avait rompu ses amarres. Le vaisseau inachevé dérivait sans gouvernail. On sut plus tard qu’il avait explosé comme un baril de poudre. Le Manassas avait éperonné le Brooklyn, mais il venait d’être coulé par les batteries d’un vaisseau yankee. Déjà les fantassins de Butler prenaient pied à La Quarantaine. À travers le delta, ils remontaient vers la ville.

Aussi, quand, le vendredi 25 avril, Farragut avait envoyé à terre son chef d’état-major, le capitaine Bailey, pour demander au maire, M. John Monroe, de livrer la ville, une foule hostile avait accompagné l’officier nordiste jusqu’au Cabildo. Les cris de fureur, les hurlements de la populace n’avaient pas empêché le parlementaire de remarquer la dignité et la tristesse d’une grande partie de la population. John Monroe, un ancien arrimeur, intrigant et compromis avec les militants peu recommandables du parti des « know-nothing », répondit à Bailey qu’il devait prendre contact avec le général Lowell. L’ultimatum de Farragut était clair : restitution immédiate aux forces de l’Union de tous les bâtiments fédéraux : douane, hôtel des monnaies, forts, etc., qui devraient arborer le drapeau fédéral, ainsi que tous les bateaux se trouvant dans le port. Moyennant ces abandons, la propriété serait respectée et les citoyens laissés libres de vaquer à leurs occupations.

Manfield Lowell, en militaire loyal, dit son intention d’évacuer la ville avec ses troupes, en emportant armes et archives, car il n’envisageait pas de se rendre. En regagnant le Hartford, le capitaine Bailey, après avoir rendu compte, avait ajouté : « Aucun sentiment unioniste ne se manifeste à La Nouvelle-Orléans. Mais les Orléanais se soumettront en dissimulant leur fureur et leur humiliation. »

En ville, les habitants connaissaient l’amertume d’être livrés à eux-mêmes. Le gouverneur et son équipe s’étaient volatilisés. Sans la Légion étrangère, on aurait déjà vu les pillards profiter de la situation.

Aussi, le jour même, le drapeau fédéral fut-il hissé sur la Monnaie. Il n’y resta que quelques heures, un homme ayant eu, à la nuit tombée, l’audace d’aller l’arracher de son mât. Le samedi, le maire fit savoir à Farragut que la ville ne contenait plus un seul militaire, qu’elle était donc virtuellement rendue, mais qu’il ne trouverait pas un seul citoyen pour abaisser le pavillon de la Louisiane. La situation ne plaisait guère au vainqueur. Cette cité hostile qu’il tenait sous le feu de ses canons faisait preuve d’un orgueil typiquement sudiste. Elle se rendait sans se rendre, se disait sans armes, mais on la sentait prête à se défendre des dents et des ongles, comme une femme.

Le lundi 28, à onze heures, Farragut fit savoir que si les hommes qu’il allait envoyer à terre pour prendre possession des bâtiments fédéraux étaient insultés et si le pavillon de Louisiane ne disparaissait pas de l’hôtel de ville, il prendrait les mesures les plus rigoureuses. Dans le même temps, ayant convié à bord de son bateau les neuf consuls étrangers en résidence à La Nouvelle-Orléans, il les avait informés qu’il pourrait être amené à bombarder la ville. Apprenant par les diplomates cette peu réjouissante nouvelle, le maire aurait bien voulu que les étrangers prissent la responsabilité de faire abaisser les drapeaux de la ville. Ils s’y refusèrent et, pour rassurer les Français, un aviso de la Marine impériale, le Milan, sous les ordres du commandant Cloué, vint, pavillon haut, mouiller en face du quai Saint-Pierre.

Vingt-quatre heures plus tard, deux cents marins de l’Union débarquaient avec deux canons, précédant le commodore Farragut qui fit amener, sans incident, tous les drapeaux confédérés. Le 1er mai, les troupes de Butler se répandaient dans la ville sous le regard méprisant des femmes. La défaite paraissait consommée. L’orgueilleuse cité se voyait soumise à la loi du Nord.

Tous les détails de cette « annexion » de La Nouvelle-Orléans par les forces fédérales furent rapportés à Bagatelle par les frères Mertaux. Fuyant la cité où depuis si longtemps leur étude était dépositaire de quantité de petits secrets domestiques, ils rejoignaient une plantation qu’ils possédaient à Morganza, au nord de Pointe-Coupee. La mine déconfite, les jumeaux osaient dire que, La Nouvelle-Orléans tombée, il n’y avait plus de victoire possible pour les Confédérés, maintenant privés du débouché du Mississippi.

« Vous ne connaissez pas cet affreux Butler, disait l’un.

— … un grossier personnage plein de suffisance…

— … et capable de pendre les gens pour un oui ou un non…

— … énorme, jouisseur, couvert de médailles comme un pacha… »

Le portrait que les deux avocats traçaient du gouverneur militaire de La Nouvelle-Orléans était assez juste. Court et trapu, la tête couverte de longs cheveux blonds en désordre, la moustache molle, le regard incertain et le ton dogmatique, Benjamin F. Butler se prenait déjà pour le proconsul du Sud reconquis. À La Nouvelle-Orléans, on l’appelait « la Bête du Mississippi ».

Dès son arrivée, il avait rédigé une proclamation que les journaux s’étaient refusés à reproduire. Pour arriver à ses fins, il s’était aussitôt emparé de l’imprimerie du journal True Delta et avait annoncé des restrictions quant à la liberté de la presse. Les Orléanais, qui se souvenaient que Butler avait prôné, lors de la Convention de Baltimore, la candidature de l’esclavagiste Breckenridge, s’étonnaient de retrouver le général fervent abolitionniste et affirmant son intention d’assainir les mœurs d’une cité qu’il n’hésitait pas à comparer à Sodome et Gomorrhe !

Déjà, il menaçait : « Je détruirai de fond en comble toute maison d’où sera parti un coup de feu qui aura tué un soldat fédéral. Une heure après que le crime aura été commis, l’édifice sera effacé ! »

Malgré l’hostilité envers les Nordistes, la ville était calme, mais les frères Mertaux, cependant si charitables, ne manquèrent pas d’expliquer que les troupes de Butler commençaient à souffrir de la chaleur et comptaient beaucoup de malades.

« L’habituelle épidémie de fièvre jaune, dit l’un, trouvera son aliment dans cette population militaire faible, maladive et non acclimatée.

— Bien des gens attendent ce moment », ajouta l’autre.

Jusqu’à présent, la seule proclamation de Butler que les Louisianais avaient pu lire paraissait conciliante : « Les armées des États-Unis, disait le général, sont venues ici non pour détruire, mais pour le bien, pour rétablir l’ordre sur le chaos et le gouvernement des lois à la place des passions des hommes !… »

Installé confortablement à l’hôtel Saint-Char-les, gardé par deux cents hommes et quatre canons, Butler se méfiait des étrangers. Ces derniers, par jeu d’écritures, devenaient propriétaires fictifs des biens des « rebelles » les plus en vue. Aussi le général yankee avait-il, en violation des règlements diplomatiques, envoyé des soldats fouiller les consulats des Pays-Bas, de France et d’Espagne, pour voir si des espèces appartenant aux banques n’y étaient pas cachées !

D’après les frères Mertaux, ce Yankee se moquait pas mal des intérêts de l’Union. Il pillait pour son compte. Il avait fait saisir chez le consul de Hollande huit cent mille piastres appartenant à M. Hope, un banquier, ainsi qu’une boîte contenant le portefeuille de valeurs de Mme de Pontalba. Il infligeait cent piastres d’amende aux commerçants qui n’ouvraient pas leurs magasins et imposait des emprunts forcés au titre de « contribution de guerre » pour l’entretien de son armée et de son état-major. À la moindre occasion, il faisait fouiller les plus belles maisons, sous le prétexte de rechercher des espions sudistes. Après le départ de ces hommes, les propriétaires constataient toujours la disparition d’objets précieux. Un Orléanais ayant menacé de mettre le feu à la maison d’une femme qui accueillait les Fédéraux s’était vu jeter en prison et condamner aux travaux forcés à perpétuité. On lui avait attaché à la cheville une chaîne de quatre pieds de long, soudée à un boulet de douze pouces. Un négociant ayant fait des affaires avec les Confédérés se retrouvait pour dix mois au fort Jackson parce qu’il se montrait incapable de produire cinquante mille piastres figurant sur ses livres…

Butler semblait avoir l’intention de remplir les forts repris aux Confédérés de prisonniers civils. Il y avait déjà envoyé M. Pierre Soulé et plusieurs conseillers municipaux. Maître chanteur, il extorquait, sous menace d’emprisonnement, des fonds aux négociants qui avaient importé ou exporté des marchandises pendant le blocus. À bord d’un vapeur venant de La Havane, ses hommes avaient trouvé une mine de renseignements commerciaux dans le courrier qu’ils avaient violé. Méthodiquement, Butler et ses officiers exploitaient ces lettres et en tiraient de bons profits. Ils avaient aussi fait fusiller un certain Humford, cet homme qui, le 25 avril, avait enlevé le drapeau fédéral hissé sur l’hôtel des monnaies, et laissé croire jusqu’au dernier moment à six jeunes gens, pris au moment où ils tentaient de rejoindre les troupes sudistes, qu’ils allaient être exécutés.

« Quand on les eut condamnés à mort, expliquèrent les frères Mertaux, on les mit dans une charrette avec six cercueils et on les conduisit, entourés de soldats, hors de la ville. Arrivés au lieu du supplice, on les fit asseoir chacun sur son cercueil…, puis le prévôt annonça que le général Butler commuait leur peine en prison à perpétuité !

— Il y a peu d’honneur à traiter ainsi des hommes qui ont fait le sacrifice de leur vie. Ne se trouvera-t-il donc personne pour débarrasser La Nouvelle-Orléans de ce boucher pervers ? »

Tandis que La Nouvelle-Orléans souffrait le châtiment imposé par les Nordistes, la guerre se poursuivait sur les fronts de l’est et de l’ouest. En Caroline du Sud, un premier régiment de Noirs venait d’être formé et toutes les plantations déléguaient des contingents d’esclaves pour soutenir l’armée dans ses travaux de terrassement et ses transports. On avait été enchanté d’apprendre que, les Sioux du Minnesota s’étant révoltés, Washington avait dû envoyer contre eux des troupes, qui feraient peut-être défaut sur d’autres fronts. C’était l’époque où chaque illusion paraissait la bienvenue pour les Confédérés, qui redoutaient par-dessus tout qu’après avoir fermé le Mississippi au sud, en s’emparant de La Nouvelle-Orléans, les Fédéraux ne le ferment au nord. Ils avaient tenté de le faire sans résultat quand les commandants des flottes de l’Union venues du Nord et du Sud s’étaient rencontrés devant Vicksburg. David Farragut lui-même avait reconnu que les Confédérés tenaient solidement les rives du Mississippi entre Vicksburg et Port Hudson. Les quatre grandes corvettes et les chaloupes canonnières qu’il avait envoyées s’étaient contentées, en descendant le fleuve, de tirer quelques boulets sur Baton Rouge, d’où les sécessionnistes les avaient mitraillées.

Port Hudson, défendu par un minuscule fortin accroupi entre les rochers, sur la rive gauche du Mississippi, ne se trouvait qu’à une dizaine de miles de Bagatelle, située sur la rive droite, à la sortie d’un méandre du fleuve. La guerre se rapprochait donc de la plantation, car il ne faisait aucun doute pour Dandrige qu’un jour ou l’autre Farragut s’en prendrait à Port Hudson, pour tenter de couper les communications des Confédérés entre les deux rives du fleuve.

« Que ferons-nous, Virginie, si les Yankees se présentent ? dit Dandrige un soir de mai.

— Nous les recevrons aimablement, Clarence ; que voulez-vous que nous fassions d’autre ?

— Vous auriez pu conserver quelques-uns des canons que vous avez rapportés d’Europe et nous nous serions battus jusqu’à la mort ! fit-il en plaisantant.

— Il y a eu trop de morts déjà, à Bagatelle. J’ai eu assez de mal à convaincre Charles de rester dans son collège. Il voulait rejoindre notre armée. Or il faut voir plus loin que cette guerre, Clarence. Elle finira d’une façon ou d’une autre. Après, la vie reprendra son cours… »

En attendant, on vivait de moins en moins bien. Les provisions seraient bientôt épuisées. On ne buvait plus de porto, sauf dans les occasions exceptionnelles. Le porc salé, les poulets, les œufs, les laitages, le pain de maïs, tous produits fournis par la plantation, faisaient l’ordinaire des repas avec les confitures d’Anna, car le sucre ne manquait pas. La cuisinière s’ingéniait à inventer des plats mais se plaignait que le gombo n’avait plus de goût, les épices faisant défaut.

Quand Dandrige décrochait son fusil pour aller chasser, ce n’était plus simplement pour le plaisir. Le canard, le pigeon sauvage, le chevreuil figuraient au menu. Certains soirs, dans les porcelaines fines, sur la nappe de dentelle, au milieu des cristaux et de l’argenterie, on dégustait les mêmes mets que les « petits Blancs » du poulailler trouvaient dans leurs plats d’étain. Personne, à la campagne, ne manquait de nourriture, mais, par la force des choses, celle-ci devenait plus rustique.

Il en allait de même pour les toilettes. Les couturières des plantations passaient leur temps à ravauder, n’ayant plus l’occasion de tailler et coudre des robes neuves, dans les belles soieries que l’Europe exportait autrefois si généreusement. Les élégantes pestaient de ne pouvoir se faire faire autant de robes à crinoline qu’elles auraient souhaité, pour être à la mode. Les crinolines étaient des gouffres à tissu !

La garde-robe de Virginie paraissait assez riche pour lui permettre de tenir son rang pendant quelques années encore, mais elle avait donné à Isabelle Tampleton toutes les robes de Gratianne, afin qu’elle puisse y trouver de quoi vêtir ses plus jeunes filles.

Souvent, à la veillée, quand Brent avait servi à Clarence son mint-julep – car, Dieu merci, le bourbon du Tennessee ne manquait pas – Virginie venait s’asseoir sur la galerie. Mai triomphait dans la tiédeur. Jamais les fleurs de magnolias n’avaient paru plus belles et le jasmin plus parfumé. La nature – qui prêtait ailleurs ses bosquets, ses champs et ses clairières aux combattants, ses prairies qui accueillaient les morts, ses forêts qui cachaient les guerriers en embuscade – conservait autour de Bagatelle son innocence et sa neutralité. La guerre viendrait peut-être s’en prendre avec ses obus aux chênes énormes, avec sa mitraille aux roseaux des berges, avec ses charrois aux chemins herbeux. Il fallait donc jouir de ces soirées paisibles, où seule l’âme était inquiète, où seuls les mots rappelaient qu’une menace planait sur cet univers tranquille.

« Que ferons-nous, Clarence, si les Nordistes viennent émanciper nos nègres ? dit Virginie.

— Nous leur proposerons de rester avec un salaire qu’il conviendra de calculer… Mais ceux que je connais bien n’ont nulle envie d’être émancipés contre notre gré !

— Isabelle Tampleton tient de son mari qu’en basse Louisiane Butler libère les nègres à tour de bras et que Lincoln a une déclaration d’émancipation toute prête. Qu’il n’attend qu’un succès militaire pour la rendre publique. »

Mme de Vigors n’était pas aussi bien renseignée que Clarence, à qui Murphy et Barthew apportaient souvent des informations. Il avait tu ce qu’il savait de la situation en basse Louisiane pour ne pas inquiéter Virginie. En réalité, Butler faisait de « l’abolition pratique ». Dans toutes les paroisses de la Louisiane où ses troupes accédaient, même momentanément, car il n’avait pas assez d’hommes pour y laisser des garnisons, il donnait la liberté aux esclaves qui voulaient la prendre. On disait, mais c’était invérifiable, que plus de quarante mille esclaves suivaient les troupes de Butler et qu’ils aidaient les Fédéraux à dévaster les plantations ; qu’un certain général Weitzel avait formé une troupe de Noirs, laquelle s’était déjà emparée de cent mille boucants de sucre. Butler incorporait dans ses régiments des Noirs vagabonds, qu’il formait en compagnies, et, au mépris des prescriptions du Congrès interdisant d’employer des esclaves libérés à autre chose que des travaux d’utilité publique, il leur donnait des fusils.

« Rendre à la liberté toute une population si peu préparée à en jouir, disait le consul de France, et bien plutôt disposée à en abuser, donner à cet abus un appui, sinon officiel, du moins bien réel, armer des hommes si peu habitués à la discipline, appelés d’hier seulement à la dignité d’homme et n’ayant aucun sentiment des devoirs que cette dignité impose, c’est là susciter volontairement des dangers incalculables et qu’un jour, peut-être, on sera hors d’état de conjurer. »

On citait les noms de gens qui avaient été assassinés par des Noirs pillards : M. Coulon, notamment, qu’un de ses esclaves fidèles avait vengé en tuant deux de ses congénères. On racontait que Weitzel et ses Noirs s’étaient emparés de la riche paroisse de Bayou Lafourche, semant la ruine sur leur passage, enlevant des habitations tout ce qui pouvait être enlevé, puis incendiant les maisons et les hangars.

Barthew, qui constituait des dossiers pour les spoliés, affirmait que tout ce qui avait été pris à Bayou Lafourche était vendu par les militaires, à La Nouvelle-Orléans, à des gens touchant au nouveau pouvoir, qui revendaient et s’enrichissaient de la misère et du pillage des autres.

Tout cela, Dandrige le taisait à Virginie. Il lui avait simplement conseillé de prévoir des cachettes sûres pour son argenterie et ses objets de valeur, en évitant de choisir, comme toutes les femmes de planteurs, un arbre creux ou un carré de terre sous les rosiers. Virginie, un soir où ils étaient seuls, avait désigné les trumeaux au-dessus des portes et des fenêtres.

« Il y a là de belles cachettes derrière les panneaux peints, dit-elle. Si les Yankees s’annoncent, je grimpe sur un escabeau et j’enfourne tout là-haut. »

Sans croire à l’inviolabilité des trumeaux, Clarence avait approuvé. Avant que les Nordistes aient décidé de démonter ou de brûler la maison, il se serait certainement passé des événements où lui, Dandrige, aurait sa part.

Ce que l’intendant ne cacha pas à Mme de Vigors, par contre, ce fut la proclamation du président Jefferson Davis condamnant l’attitude de Butler.

« Le général Butler, disait le président de la Confédération, dans un texte reproduit par le Journal de Woodville, est placé hors la loi et les officiers aux mains desquels il tombera sont autorisés à le pendre immédiatement. Les officiers servant sous Butler sont considérés comme des voleurs et des criminels, méritant la peine de mort, et s’ils sont pris on les gardera pour les exécuter. Les soldats et sous-officiers continueront à être traités comme des prisonniers de guerre. Tous les Noirs pris les armes à la main seront immédiatement remis au pouvoir exécutif de l’État auquel ils appartiennent, pour être traités suivant les lois de ces États. »

Cette attitude du président Jefferson Davis, homme calme, pondéré, charitable et nullement sanguinaire, avait été motivée par la plus scandaleuse des proclamations de Butler. Ce militaire, butor et jouisseur, qui ignorait tout des mœurs du Sud et de l’immense respect dont les femmes faisaient l’objet, notamment en Louisiane, avait osé ordonner : « Si une female, par parole, geste ou mouvement, insulte ou montre du mépris pour un officier ou un soldat des États-Unis, elle sera considérée comme fille publique et s’exposera à être traitée comme telle. »

S’il eût été moins bien gardé, Butler n’aurait pas survécu à de pareilles phrases. Quand sa proclamation avait été connue à La Nouvelle-Orléans, cent gentilshommes, pères, frères, maris ou fiancés, s’étaient juré de tenir dans les plus brefs délais la bedaine de la « Bête de la Louisiane » au bout de leurs pistolets.

L’année 1862, qui n’avait pas été sans revers pour le Sud, s’acheva cependant sur une éclatante victoire des armées confédérées. À Fredericksburg, le 13 décembre, le général Burnside, commandant les soldats de l’Union, avait reçu une de ces leçons qui mettent fin à la carrière d’un stratège. Le bilan de la bataille était si lourd, 12 633 tués au Nord contre 5 309 au Sud, que le président Lincoln avait désigné le général Hooker pour remplacer le vaincu. Certes, ce succès, qui endeuillait tant de familles, ne pouvait faire oublier aux Sudistes la défaite que le Nord leur avait infligée le 17 septembre sur les rives de l’Antietam, où le général McClellan s’était pour une fois montré prompt et audacieux. Cette victoire nordiste, la première de quelque importance puisque les Confédérés avaient perdu vingt-cinq mille hommes, tués, blessés ou disparus, alors que les Fédéraux n’en perdaient que douze mille, devait être assortie d’une décision historique de Lincoln. Le 22 septembre, le président de l’Union avait rendu publique la Déclaration d’émancipation qui, à dater du 1er janvier 1863, faisait de tous les esclaves des États rebelles des hommes libres.

Si l’indignation fut grande chez les planteurs, les Noirs de Bagatelle, informés en sous-main par ces mystérieux réseaux qui permettaient aux nouvelles de se propager comme portées par le vent dans les villages d’esclaves, ne changèrent pas d’attitude.

Brent et Rosa, porte-parole des domestiques de l’habitation, vinrent trouver Clarence Dandrige.

« On dit, m’sieur Dand’ige, que les nègres vont êt’e tous libres un jour. Qu’est-ce que ça veut dire pour nous ? Qu’il faudra partir ?

— Ça veut dire que vous pourrez partir si vous voulez, qu’on ne pourra plus vous vendre ni vous acheter et que vous aurez droit à un salaire.

— Alors c’est bon aussi pour nous si on reste ? Non ?

— Bien sûr, mais le maître ne sera plus responsable de vous. Il pourra vous demander de partir et ne pourra vous obliger à rester ; mais naturellement, quand les esclaves des champs seront malades, on ne s’occupera plus d’eux. Ils devront se nourrir et se loger eux-mêmes, comme tous les hommes libres. On leur donnera de l’argent s’ils travaillent et ils se débrouilleront.

— Mais, nous, on veut pas d’argent, on préfère continuer comme ça, comme si on était de la maison.

— Nous n’en sommes pas là, Brent. Quand le moment sera venu, s’il vient, on parlera de tout ça… »

Les Noirs se retirèrent à demi rassurés. Cette liberté, dont on parlait tant, leur paraissait peu enviable. Ils se voyaient déjà abandonnés, contraints de chercher leur nourriture et un toit. Sans travail, pas d’argent, et sans argent…, rien !

Toutes les nouvelles n’étaient pas mauvaises en cette fin d’année 1862. Il y en avait même une bonne pour les citoyens de la basse Louisiane. Le 17 décembre, le général Nathaniel Banks, débarquant à La Nouvelle-Orléans, s’était aussitôt rendu à l’hôtel Saint-Charles. Porteur d’ordres cachetés, il avait annoncé à Butler que le président Lincoln venait de le relever de son commandement des armées du golfe. Le nouveau chef des Fédéraux s’empressa, avec son état-major, de saisir toutes les archives et tous les dossiers du « boucher », ce qui réjouit fort les Orléanais. Ainsi le gouvernement fédéral allait pouvoir se faire une idée des malversations de Butler. Ce « coup d’État » auquel personne ne s’attendait, surtout pas le premier intéressé, fit que l’on trouva aussitôt Banks sympathique et les troupes qu’il amenait avec lui plus dignes et plus disciplinées, que celles de Butler, dont les soldats, ivres et débraillés, causaient chaque nuit des rixes. Les gens se disant informés, les habitués de Absinthe House notamment, affirmaient tantôt que le gouvernement de Richmond avait sacrifié la Louisiane et que les Fédéraux allaient remonter le Mississippi pour s’emparer de Port Hudson, qui fermait à leurs corvettes la route de Vicksburg, tantôt que les Nordistes allaient marcher sur le Texas où une minorité de citoyens restés fidèles à l’Union les attendait.

À peine en fonction, le général Banks exigeait que toutes les maisons illégalement occupées par les officiers de Butler, qui avaient jeté leur dévolu sur les plus belles, soient évacuées. Il leva aussi le séquestre mis sur les sucres saisis à Bayou Lafourche par Weitzel et les fit restituer à leurs propriétaires. Enfin il se montra courtois, établit dans la ville une police militaire chargée de surveiller les agissements des permissionnaires et accueillit les plaintes des habitants. Son but politique était de rallier à l’Union les gens fatigués de la guerre, mais ses méthodes ne déplaisaient pas.

Les Orléanais rassurés, il se mit en marche vers Baton Rouge avec quinze mille hommes, pendant que Farragut remontait le fleuve à bord du Hartford accompagné de la corvette Pensacola et d’une flottille de canonnières. Au nord de Vicksburg, le commandant Porter, avec une autre escadre, s’apprêtait à attaquer ce verrou du fleuve, tandis que l’armée de McClellan se préparait à s’en emparer par la terre. Ainsi paraissait déclenchée la grande opération qui, d’après les plans des Nordistes, devait leur assurer la maîtrise du Mississippi de Saint-Louis à la mer.

À ce jour, les habitants de Bagatelle n’avaient entendu qu’une seule fois le canon, le 23 août 1862, quand la canonnière Essex, de la Marine fédérale, s’était approchée de Bayou Sara, pour expédier quelques obus sur la ville. Mignette Barthew, qui se trouvait chez elle ce jour-là avec son enfant, avait eu très peur. Quand, à la fin de l’automne, le docteur F. Murford, aidé de quelques citoyens, avait coulé avec une charge de dynamite une autre canonnière amarrée près de la ville, elle s’était, par contre, réjouie.

Dès le début des hostilités, des planteurs de la paroisse de West Feliciana avaient formé une compagnie rattachée au régiment « Louisiana Cavalry ». Éclaireurs prudents et excellents cavaliers, ils surveillaient les allées et venues des unités fédérales, évitant de provoquer les marins et les soldats et faisant parvenir à l’état-major du général Richard Taylor, qui commandait le district de la Louisiane de l’Ouest, de précieux renseignements.

Cet officier, que ses hommes appelaient familièrement Dick, était le fils unique de l’ancien président de l’Union, Zachary Taylor. Colonel du 9e régiment d’infanterie de la Louisiane, il s’était battu en 1860 en Virginie, mais, parvenu trop tard à Manassas, il n’avait pu participer à la bataille de Bull Run. Le président Jefferson l’ayant nommé brigadier-général, il se retrouvait en Louisiane où, fin tacticien, il montait des raids de cavalerie, attaquant par surprise l’ennemi, raflant armes, munitions et médicaments et détruisant des canonnières. Willy Tampleton appartenait à son état-major.