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À l’automne, M. et Mme de Damvilliers s’embarquèrent pour Liverpool à bord d’un clipper renommé pour son confort et sa rapidité. Ils emportaient de leur mariage un souvenir ébloui. La cérémonie et la fête qui avait suivi demeurèrent dans les annales de Pointe-Coupee comme l’exemple des plus parfaites réjouissances du Sud mondain. Abraham Mosley avait, de tous les amis lointains, envoyé le plus somptueux cadeau : une pendule et deux candélabres en vermeil provenant, affirmait-il dans sa lettre de félicitations, de la chambre à coucher de la reine Anne, à Warwick Castle. Cette Stuart, précisait le commissionnaire, occupait le trône d’Angleterre avant que les Damvilliers ne s’installassent sur les bords du Mississippi, mais, sachant que l’argenterie anglaise emportée de France par le premier marquis datait de son règne, j’ose espérer que mon présent sera en harmonie avec le décor de votre chère Bagatelle. En lui adressant de chaleureux remerciements, Adrien avait annoncé sa visite au gentleman épicurien, pour le début de novembre.

Les nouveaux mariés, débarquant à Liverpool, trouvèrent un temps humide et froid, un ciel gris de plomb, des nuages courant au ras des toits. Pour la première fois de sa vie, Adrien endossa un paletot et se coiffa d’un feutre épais. Virginie lui apprit à se servir d’un parapluie. Son bonheur présent le mettait hors d’atteinte des éléments, qui eussent rendu tout habitant des régions ensoleillées maussade et mélancolique. Il constata simplement que la nature semblait absente de ce port, que la Mersey au rivage de pierres n’était, comparée au Mississippi, qu’une rivière ridicule, poussant vers une mer vert-de-gris des eaux charbonneuses. L’immense port en plein essor, ses docks, ses bassins clos, ses quais de granit, les murs sales des entrepôts, l’impressionnèrent davantage que la forêt des mâts, donnant à penser que tous les bateaux du monde avaient élu domicile devant cette ville-débarcadère.

Ils passèrent une nuit dans un hôtel de Lord Street et le lendemain, tandis que Virginie somnolait sur un sofa râpé, Adrien se rendit dans Dale Street, chez un banquier, pour faire honorer une lettre de crédit. Au passage, il jeta un regard sur Town Hall, l’un des plus anciens bâtiments de la ville, construit en 1754 sur les plans de John Wood. Contemporain de Bagatelle, cet immeuble lui parut prétentieux et sans charme et, pour tout dire, en plus mauvais état que sa vieille maison.

Le banquier le reçut aimablement, M. de Damvilliers, planteur en Louisiane, n’était-il pas de ceux qui concouraient à faire la fortune de Liverpool, où le coton d’Amérique arrivait par bateaux entiers ? Et ses ancêtres n’avaient-ils pas, eux-mêmes, assuré de bons revenus à la ville, quand les vaisseaux négriers y revenaient, rapportant aux armateurs d’innocentes cargaisons exotiques, mais aussi l’or de la traite ? Sans avoir jamais vu de nègres, les bourgeois de Liverpool leur devaient une partie de leur fortune. Ils voulaient ignorer comment s’y prenaient leurs capitaines pour capturer sur les côtes d’Afrique les esclaves que l’Amérique achetait. Ils ne voulaient pas savoir non plus les conditions atroces réservées à ces passagers embarqués de force. Tout cela eût attristé leurs épouses bigotes, qui ne connaissaient de l’Afrique que les plumes d’autruche et les noix de coco.

« Hâtons-nous de quitter cette ville, suggéra Adrien en retrouvant son épouse. Les gens ne me plaisent guère et il pleut de la suie ! »

Ils louèrent donc une voiture et, conduits par un cocher qui jurait comme un charretier, dans un anglais heureusement incompréhensible, ils prirent la route de Manchester, qui se révéla plus détestable que les plus mauvais chemins de Louisiane.

Manchester, sur l’Irwell, petit affluent de la Mersey, leur parut aussi sombre et inhospitalière que Liverpool. Jamais Adrien n’avait vu région plus peuplée de gens mal vêtus, marchant comme abêtis vers des usines tristes où, paraît-il, on transformait en tissu « ses » cotons. Il regarda Virginie qui, blottie au fond de la voiture, emmitouflée dans ses châles, supportait vaillamment les cahots. Il lui prit la main, l’embrassa tendrement et tous deux, en voyant leur mine déconfite, éclatèrent de rire. Ils s’efforçaient d’imaginer le raffiné Mosley dans ce décor lugubre, au milieu de gens moroses. Le fait que leur ami habitât Mosley Street, une rue qui portait le nom de sa famille, les rassurait un peu. La demeure du jovial Abraham serait certainement plus propre et plus confortable que cet hôtel de Liverpool d’où ils rapportaient à coup sûr des puces ! Adrien se demandait comment serait le lit !

Virginie, depuis leur mariage, s’était révélée une parfaite épouse. Adrien, qui la contemplait souvent, comme à cet instant dans cette berline fatiguée, roulant à travers une banlieue minable, avec ce regard chargé de tendresse et de vénération qu’on voit aux moines de Sodoma dans les fresques de Monte Oliveto Maggiore, nageait littéralement dans le bonheur. Virginie se montrait prévenante et pleine d’initiatives heureuses. Pas un jour ne s’était écoulé, depuis ce matin de juillet – la veille de l’Independence Day exactement – où ils avaient échangé leurs anneaux dans l’église de la plantation, restaurée avec soin pour la circonstance, sans qu’elle lui fît une surprise propre à le combler d’aise. Elle avait su partager les soucis que lui avait donnés la récolte, en cette année peu favorable au coton.

Et que dire des nuits ! Adrien ne pouvait éviter d’y penser. Depuis son mariage, il n’avait plus cherché à prolonger les bavardages du soir avec Clarence. Il ne souhaitait, quand un laps de temps convenable s’était écoulé après le dîner, que rejoindre Virginie dans le grand lit à baldaquin, parfumé et frais, où elle lui livrait sans retenue son corps admirable.

Élevé dans la méfiance de la chair, Adrien avait longtemps cru que le plaisir qu’on en tirait était corrupteur de l’âme et ne pouvait être que la fugace et regrettable récompense de l’acte sacré de la procréation. Le marquis de Damvilliers devait le plus clair de sa curiosité amoureuse à quelques gravures de Fragonard, de Noblin de La Gourdaine ou de Gabriel de Saint-Aubin, reproduites dans un ouvrage dont il ignorait comment il était parvenu sur le rayon le plus élevé de la bibliothèque de son père. L’idée qu’il se faisait des rapports sexuels se résumait à un mélange de pruderie spontanée et de lubricité inconsciente. La défunte Dorothée ne lui avait pratiquement rien révélé de l’anatomie féminine, subissant les yeux clos, les narines pincées, en silence et dans l’obscurité la plus complète, les assauts désordonnés auxquels il se livrait, de temps à autre, avec une détermination d’explorateur.

Virginie lui avait offert l’amour, inspiré l’art et la manière de le pratiquer à la lueur des lampes d’opaline, corps nus et sans honte. Sans qu’il puisse rien soupçonner, elle avait guidé ses initiatives, suggérant les caresses préliminaires fatalement timides et maladroites. Puis, sous prétexte de réciprocité, comme il sied entre époux, paraissant imiter ses gestes, elle les répétait avec plus de subtilité, plus d’audace, plus de compétence. Elle l’avait amené ainsi à perfectionner son jeu jusqu’à ce qu’elle y prît vraiment plaisir. La sensualité de la jeune femme se satisfaisait de la robustesse de son mari. En peu de temps, elle avait su discipliner la virilité paysanne de celui-ci, améliorer la mécanique rudimentaire de son désir. Comme un chef maîtrise un orchestre et lui fait rendre le meilleur de la partition, Virginie s’était, en peu de nuits, façonné un amant acceptable, qui la laissait au matin lucide et épuisée, légère comme un nuage.

Après l’amour, Adrien, frémissant de reconnaissance, lui agaçait le bout des seins de ses doigts durs, s’émerveillait de pouvoir enserrer tout entière la taille de sa femme dans ses grandes mains. Puis, quand elle sombrait dans le sommeil, avec des précautions d’antiquaire emballant un biscuit de Sèvres, il s’en allait au fond du lit tirer les draps, pour couvrir ce corps à l’abandon qu’il jubilait de posséder.

Il lui arrivait encore, quand Virginie, toute à sa jouissance, râlait sans retenue, de lui fermer la bouche, d’un lourd baiser ou de lui dire « Chut », comme si demeurait en lui, par rapport au monde, une vieille honte. Mais enfin il ne lui demandait plus, comme les premières nuits, d’un air inquiet : « T’ai-je fait mal ? »

La seule frustration, bien minime, dont aurait pu souffrir Adrien, tenait à ce qu’il ne pouvait décemment pas entretenir Clarence de ses extases nocturnes. En quittant la plantation, toutes consignes passées, alors qu’il allait se séparer de son ami, celui-ci avait questionné :

« Êtes-vous heureux, Adrien ?

— Oh ! oui, avait répondu le marquis, très heureux, Clarence, complètement heureux, heureux de toutes les façons… »

L’intendant avait souri, comprenant tout ce que le pudique marquis se retenait de dire. Dandrige avait ainsi acquis la certitude que Virginie s’était imposée sur tous les plans…

Les servantes, que la minceur des cloisons ne pouvait laisser dans l’ignorance des plaisantes ardeurs des époux, auraient pu confirmer la réussite de cette union. Celles qui restaient encore vierges et celles qui n’avaient pas connu de Blanc tentaient d’imaginer les délices du grand lit à baldaquin, qu’elles trouvaient, au matin, plein d’effluves aphrodisiaques et d’oreillers fripés !

À Manchester, retrouverait-on ces extases ? se demandait M. de Damvilliers.

Mosley habitait une maison de brique culottée par les fumées comme une vieille pipe, de façade étroite, haute de deux étages et pourvue d’un perron en éventail, s’élevant en quatre marches jusqu’à une porte de chêne patinée. Deux lanternes éclairaient l’escalier au pied duquel la berline s’était immobilisée, dans un ultime grincement. Tandis que le cocher tirait l’anneau d’une cloche qui, loin derrière les murs, émit un tintement exténué, les Damvilliers, engourdis par quinze heures de route, firent quelques pas sur un trottoir gras où Virginie hésitait à poser ses’ escarpins. Adrien huma l’air nocturne.

« Curieuse odeur, c’est un mélange de suie mouillée et de soufre chaud. Ce doit être le parfum des villes à usines ! »

Un grand majordome en habit, à visage de bois, apparut enfin. Informé de l’identité des visiteurs, il se retourna vers un hall chichement éclairé et, sans prononcer une parole, leva le bras comme un officier de cavalerie ordonnant la charge. Deux valets à gilet rayé jaillirent de la maison pour se saisir des bagages. L’homme en noir, raide comme un bedeau, invita d’un nouveau geste les voyageurs à franchir le seuil.

À peine le couple avait-il fait quelques pas sur un parquet luisant, dans une vaste entrée aux murs tendus de tissu beige, meublée d’une grande patère à miroir, d’un guéridon de marqueterie et d’une banquette recouverte de velours vert, que M. Mosley surgit d’une pièce contiguë, en robe de chambre de soie ponceau à brandebourgs noirs, le visage poupin fendu d’un sourire.

« Je ne vous attendais pas si tôt… ou pas si tard. J’aurais pu envoyer une voiture vous chercher à Liverpool, que ne m’avez-vous prévenu ! »

On s’excusa de part et d’autre et le commissionnaire déçut beaucoup Adrien quand il annonça que « Dieu merci, les chambres étaient prêtes… », ce qui signifiait que le marquis se trouverait séparé de Virginie. Cette dernière fut conduite au premier étage, dans une immense chambre pourvue d’un lit d’acajou surmonté d’un dais de mousseline et meublée en Chippendale. Le marquis se vit attribuer la pièce voisine, où trônait un grand lit de cuivre aussi grinçant que la berline de Liverpool. Mosley lui fit remarquer avec un clin d’œil qu’une porte de communication existait entre les deux chambres, puis il attendit que le marquis ait découvert, accrochée au mur, une aquarelle représentant Bagatelle, œuvre du maître de céans. Adrien, en se frictionnant mollement le crâne, signe évident d’émotion, dit combien cette attention le touchait, encore que Mosley avait un peu flatté la maison du planteur. Sous son pinceau enthousiaste, elle avait pris les dimensions d’un palais florentin égaré dans la forêt vierge !

Virginie, exténuée, choisit de se mettre aussitôt au lit, mais le marquis, par courtoisie pour son hôte, accepta de descendre au salon où lui furent servis une tranche de jambon d’York et un verre de vieux bordeaux. Dans les fauteuils à oreillettes, devant une cheminée où flambaient des bûches qui lui parurent minuscules, Adrien eut conscience de découvrir enfin l’Angleterre civilisée et aristocratique. Tout chez Mosley indiquait une recherche de confort raffiné. Les meubles d’acajou patiné, les boiseries cirées, les bibelots rares, les tapis moelleux, les appliques de bronze sculpté, jusqu’au verre de cristal taillé où le vin prenait l’éclat du rubis, prouvaient le bon goût du courtier, à l’aise comme un lord dans son château.

« Savez-vous que, pour venir de Liverpool à Manchester, vous auriez pu prendre le chemin de fer ? fit observer Mosley avec fierté.

— Le chemin de fer ? Ça existe chez vous ?

— Et comment donc ! Depuis le 15 septembre 1830, la locomotive de M. Stephenson tire cinq voitures de voyageurs entre Liverpool et Manchester. Quand tout marche bien, on parcourt les trente-quatre miles en deux heures et quinze minutes, arrêts compris. C’est extraordinaire, non…, le progrès ! »

Le marquis prit un air dubitatif. Il ne connaissait que par ouï-dire le chemin de fer qui, depuis 1830, transportait du charbon dans les environs de Charleston (Virginie) et celui de la Delaware Hudson Company assurant un service semblable entre le port de Honesdale et les mines de Carbondale. M. Mosley, avec fierté et un rien de chauvinisme, fit un cours sur ce qu’il appelait « la grande aventure du rail ». Il expliqua comment un horloger de Wylan, nommé George Stephenson, né dans un bourg situé au nord de l’Angleterre, était devenu ingénieur et fabricant de locomotives. Comment en 1829, au cours d’une compétition organisée à Rainhill par la Compagnie du Chemin de Fer de Liverpool à Manchester, sa « Fusée » avait battu les trois autres machines engagées, en parcourant, à la vitesse fabuleuse de quarante-six kilomètres à l’heure, un mile et demi.

« Le chemin de fer, c’est l’avenir, marquis, croyez-moi. J’ai déjà investi un peu d’argent dans une aciérie qui fabrique des rails, car des sociétés cherchent crédits et capitaux pour construire wagons et locomotives. Le Parlement est assailli de demandes de création de lignes et les spéculations sur les terrains susceptibles de recevoir les voies ferrées et les gares vont vite !

— Je sais qu’il existe aussi de grands projets du même genre dans le nord des États-Unis, Mosley, mais je crains qu’ils soient des pièges à gogos. Et puis je me suis laissé dire que le chemin de fer était préjudiciable à la santé, que la vitesse provoquait des suffocations et je ne sais quoi encore. Sans compter les risques d’explosions de ces bouilloires sur roues… – nous en savons quelque chose en Louisiane avec les bouilloires des bateaux… C’est dans un de ces accidents que la pauvre Corinne Tampleton a trouvé la mort… », conclut Adrien, pensif.

Mosley avait horreur des évocations de ce genre.

« Je suis impardonnable, dit-il, de vous faire veiller alors que vous êtes fatigué… Mais je vous montrerai notre chemin de fer et, même, je vous ferai rencontrer George Stephenson et son fils Robert, si vous le souhaitez. Vous verrez que ce ne sont ni des fous ni des utopistes. »

M. de Damvilliers, ayant regagné son appartement, ouvrit doucement la porte qui faisait communiquer celui-ci avec la chambre où reposait Virginie. Un chandelier à la main, il s’avança à pas feutrés jusqu’au lit. Sa femme dormait, les lèvres entrouvertes. Ses longs cils soulignaient d’une frange ombreuse le dessin de ses paupières closes. Il admira un instant le visage si parfait dans sa forme, puis remonta le drap sur une épaule nue et s’en fut comme il était venu, heureux et prodigieusement confiant dans cet avenir que Mosley voyait voué au chemin de fer.

Le courtier, qui, dès le lendemain, offrit un cocktail en l’honneur de ses hôtes, afin de leur présenter la gentry affairiste et industrielle de Manchester, sut organiser le séjour des Américains avec tact et intelligence, ce qui lui valut de la part de Virginie un surcroît d’estime. Pendant qu’elle se rendait à des « tea-parties » données par des ladies bizarrement accoutrées et croquait, dans les salons les plus huppés, des sucreries colorées et écœurantes, Adrien visitait des usines de tissage, des filatures, des fabriques, suivant avec intérêt la transformation du coton qui, pour lui, demeurait un produit de la terre, même sous forme de toile, de drap ou de voile à chemises. C’était l’époque où Carlyle philosophait : « Le travail est sain. Tout travail, même filer le coton, est noble. Le travail seul est noble. » Car on travaillait dur à Manchester. L’indolence sudiste eût paru ici un dévergondage. Les couturiers, les négociants, les banquiers, les commissionnaires ne traitaient pas leurs affaires à domicile, mais se rendaient chaque matin à leur « office », aussi tôt levés que les milliers d’ouvriers et d’ouvrières qui se hâtaient dès les premières heures du jour vers les usines.

Adrien, à qui le spectacle de cette activité donnait le vertige, s’en ouvrit à Mosley.

« Mais ces gens ne prennent donc pas le temps de Vivre ?

— Ici tout le monde travaille librement, marquis, c’est ce qui est beau. Nous n’avons pas d’esclaves noirs, nous. Ces gens, qui passent quinze heures dans les fabriques ou les bureaux, reçoivent un juste salaire dont ils disposent à leur gré.

— À voir leur mine et leur dégaine, ils me paraissent moins heureux et plus fatigués que mes nègres, Mosley. Et que font-ils quand ils sont sans travail ?

— Le travail ne manque pas, croyez-moi, et seuls les fainéants pâtissent. Le maître, ici, c’est l’argent, comme partout. Pour en avoir, il faut le gagner.

— Mais les faibles, les estropiés, les malades, les vieux, que deviennent-ils ? Qui s’occupe d’eux ? Chez nous, ils sont assurés d’un toit et d’une portion de porc au maïs jusqu’à leur mort, même s’ils ne font pas grand-chose.

— Ces gens auxquels vous faites allusion sont, chez nous, à la charge de leurs parents… et puis il y a l’hôpital ! On n’a pas le temps de s’occuper des improductifs !

— L’esclavage, fit Adrien mélancoliquement, que vos philosophes condamnent, me paraît offrir une meilleure sécurité de vie. La liberté, c’est bon finalement pour ceux qui ont les moyens de l’assumer. Ces gens ne sont libres qu’en apparence. Je peux vendre mes nègres à un autre planteur, qui les prendra en charge et les fera travailler ; vos industriels peuvent renvoyer leurs ouvriers et les laisser dans le dénuement. Pour moi, ces gens ne sont pas libres, ce sont comme on dit chez nous des esclaves sans maîtres !

— Il y a une chose que vous devez comprendre, marquis, dit Mosley posément. La liberté de ces hommes et de ces femmes, c’est l’espérance. Vos esclaves n’ont aucune chance de sortir de leur condition. Ils meurent comme ils naissent, tandis que nos ouvriers peuvent s’élever par leur travail, comme tout citoyen, gagner plus, devenir contremaîtres et, s’ils font des économies, propriétaires de quelque chose. Regardez M. Stephenson, ce n’était qu’un ouvrier horloger. Aujourd’hui, c’est un industriel.

— Mais ces gens qui tendent la main au coin des rues, espérant leur pain de la charité publique, ces femmes en haillons, ces marins manchots ou unijambistes, ces vieillards adossés aux façades, quelles espérances peuvent-ils avoir ?

— Ceux-là sont les rebuts, les déchets de notre société. Souvent, ils n’ont que ce qu’ils méritent, on ne peut s’intéresser à eux. L’Angleterre grandit, avance vers le progrès et la richesse. Les traînards, les poids morts sont livrés à eux-mêmes. C’est la loi du monde nouveau !

— Une loi assez peu juste, fit Adrien en désignant un enfant d’une dizaine d’années, écrasé sous le poids d’un ballot deux fois plus lourd que lui. Jamais je n’oserais obliger un petit nègre à porter une charge pareille !

— Vous êtes un sentimental, marquis, et vous savez bien qu’il existe chez vous des plantations où l’on peut voir pire spectacle. Personne n’oblige ce gosse à porter un tel poids…, non, personne ne l’oblige à faire ce travail ; il peut, s’il veut, aller jouer aux billes !

— Oui, il peut aller jouer aux billes, mais s’il ne fait pas ce travail, hein, bernique pour manger…

— Demandez-le-lui ! » fit Mosley, excédé.

Le marquis s’approcha du gosse, qui pour se reposer s’était adossé à une barrière sans lâcher sa charge.

« Comment t’appelles-tu ?

— Timmy.

— Et que portes-tu ?

— Des draps pour l’hôtel Bertram.

— C’est lourd ?

— Ben, pas trop, fit le gosse, méfiant devant la sollicitude suspecte de cet étranger bien vêtu, qui avait retiré son chapeau de soie et passait sa main gantée de daim dans des cheveux frisés comme de la chicorée.

— Et combien gagnes-tu ?

— Quinze shillings par semaine, m’sieur, je suis coursier.

— Que font tes parents ?

— J’en ai pas… Mais faut que je me sauve, m’sieur, je vais me faire attraper.

— Laisse-moi soupeser ton paquet, Timmy, je voudrais savoir comme tu es… fort ! »

Sans grand plaisir, le gosse s’exécuta. Adrien souleva le ballot de linge.

« Il est plus lourd que toi, fit-il avec un sourire.

— J’ sais pas, m’sieur, mais si je m’en vas pas, je vas perdre ma place.

— Eh bien, Timmy, va et prends ça, c’est un dollar américain en argent. »

Le gosse mit la pièce dans sa poche sans la regarder, chargea son ballot et, sur ses jambes grêles, s’esquiva en trottinant.

« Vous voyez, marquis, qu’il ne se plaint pas, cet enfant, et qu’il est consciencieux », commenta Mosley en regardant le petit portefaix s’éloigner.

Qu’aurait dit M. de Damvilliers s’il avait vu les enfants travaillant dans les mines… Mais le courtier estima que cet homme d’un pays de soleil et d’espace n’était pas préparé à un tel spectacle. Il ne lui proposa pas de visiter une houillère où il avait des actions. Il aurait trouvé que l’Angleterre, exemple de libéralisme, traitait ses ouvriers plus mal que les esclaves du coton.

« Je vais vous conduire au Club du Négoce, fit-il en prenant le bras du marquis devenu pensif. On vous servira un bon sherry et vous rencontrerez des gens qui comptent !

— Je ne suis pas mécontent tout de même d’avoir rencontré un gosse qui ne compte pas, Mosley. Je saurai quoi dire aux quakers de Boston, quand ils viendront nous donner des leçons de liberté ! »

Et il ajouta, sans évaluer l’outrecuidance de sa phrase :

« C’est égal, Mosley, si j’étais anglais, je serais socialiste ! »

Le courtier sursauta.

« Vous dites cela parce que le petit Timmy a la peau blanche, marquis, et que vous n’êtes pas habitué à voir travailler durement les Blancs !

— Peut-être, consentit Adrien ; les nègres, c’est autre chose ! »

Au cours de ses promenades dans la ville, qui comptait déjà plus de trois cent mille habitants, M. de Damvilliers révisa le jugement qu’il avait hâtivement porté au soir de son arrivée. Dans leurs tons gris, les rues paraissaient moins tristes qu’il ne l’avait estimé et le décor des cheminées d’usines ne manquait pas d’une certaine originalité. Cependant, la rareté des arbres l’étonnait. Ceux que l’on voyait dans les jardins ou sur les places avaient le même aspect chétif que le petit Timmy ; comme Adrien, ils devaient avoir du mal à respirer dans une atmosphère qui ternissait en une matinée un jabot de chemise. Les maisons des bourgeois, bien construites, sobres d’aspect, le surprenaient par l’étroitesse des façades. Mais Mosley lui avait expliqué que, le prix des terrains étant élevé, on préférait prendre ses aises en hauteur. Ces solides bâtisses abritaient des intérieurs cossus, où abondaient les beaux meubles, les tapisseries et les tableaux.

« Ces Anglais, estima M. de Damvilliers, ne souhaitent pas étaler leur fortune aux yeux du peuple. Ils en réservent les signes pour l’intimité. »

Chaque soir, quand il retrouvait Virginie, les époux échangeaient de longs commentaires sur les aspects de ce pays, où, ils en tombèrent d’accord, on étouffait dans la pierre et la brique. Aussi furent-ils satisfaits quand Mosley, les ayant confiés à son cocher et à un valet, les mit en voiture pour Londres, après leur avoir tracé un itinéraire touristique qui les amènerait dans la plus grande ville du monde, en passant par le jardin de l’Angleterre, les Cotswolds.

Par de modestes vallées, ils descendirent, avec la sage lenteur que le cocher imposait aux beaux chevaux de Mosley, jusqu’à Stratford upon Avon. Évitant Birmingham, ses usines et ses houillères, contournant le « Pays noir », ils se régalaient de paysages à demi roussis par l’automne, de montagnettes, de villages aux toits de chaume, tout en appréciant le confort d’une berline bien suspendue, qui fleurait bon le cuir neuf. Adrien retrouvait sa gaieté dès qu’il s’éloignait des villes et que ses regards pouvaient explorer jusqu’à l’horizon le moutonnement des collines. À Stoke on Trent, ils logèrent dans un relais de poste, à l’enseigne de « la Couronne et l’Ancre », découvrirent les poteries du Staffordshire et s’aimèrent dans un grand lit dont les draps rudes sentaient les prés.

Ils entrèrent enfin dans le « pays de Shakespeare », dont Virginie connaissait intimement les œuvres. En ce mois de novembre particulièrement doux, alors que de fines pluies lavaient périodiquement un ciel où couraient d’inoffensifs nuages, entre lesquels, par des trouées bleues, le soleil se frayait un chemin, la campagne anglaise leur apparut dans toute sa maturité automnale. Certains matins, elle s’essayait à l’hiver, derrière un paravent de brumes, puis réapparaissait dans les éclaircies de la demi-journée encore parée des tons chauds de l’été, comme ces comédiennes qui reviennent en scène au moindre rappel.

« Je comprends que Clarence ait parfois la nostalgie de ces tendres paysages, fit Adrien, et nous aurions dû rendre visite à son père, cela lui eût fait plaisir.

— Il ne nous l’a pas demandé, objecta Virginie.

— Dandrige ne demande jamais rien, ne l’avez-vous pas remarqué ? C’est l’homme le plus discret que je connaisse. Sans lui, je n’aurais pu abandonner Bagatelle aussi longtemps. Actuellement, il doit surveiller l’égrenage du coton et l’expédition de la mélasse, tout en dirigeant les travaux de restauration que vous lui avez confiés. Je l’imagine allant jouer au billard chez les Barrow, ou lisant dans la grande maison vide. Peut-être s’ennuie-t-il de nous. Il faudra lui écrire. »

Les Damvilliers élurent domicile à Broadway, dans le Worcestershire, au milieu d’un rassemblement de collines arrondies, à quinze miles de Stratford upon Avon. « De là, leur avait dit Mosley, vous pourrez visiter quantité de sites réputés et l’auberge “The Lygon Arms” est une des meilleures d’Angleterre. » Broadway était un gros bourg, renommé pour ses foires et qui s’étendait de part et d’autre d’une allée d’arbres séculaires, derrière lesquels étaient alignées, parfaitement conservées et entretenues, de belles maisons du XVIe siècle.

Quant à l’auberge The Lygon Arms, c’était une demeure historique, qui servait déjà de relais de poste en 1520. Derrière l’étroite façade s’élevant en triangle sous la pente des toits, l’intérieur n’était qu’un vaste labyrinthe de couloirs, d’escaliers, de paliers, de recoins. Les chambres ouvraient sur la campagne, dans une ambiance monacale. Partout, de très vieux meubles fleurant la cire, des sièges de bois aux accoudoirs lustrés par l’usage, des tableaux, des gravures, des objets, qui semblaient avoir, depuis le Moyen Âge, conservé leur place familière. C’est là qu’avait logé Cromwell, avant de livrer la fameuse bataille de Worcester, en septembre 1651.

L’aubergiste, un petit homme replet, qui avait tout de suite jugé de la qualité de ses hôtes, recommandés par M. Mosley, courtier connu de Manchester, qui ne manquait jamais de s’arrêter pour déguster un cuissot de chevreuil, leur donna aussitôt la chambre historique, autrefois occupée par l’animateur de la Révolution, qui envoya Charles Ier à l’échafaud.

« J’ai l’impression d’habiter dans un musée », fit Adrien en tâtant le lit de bois noir, profond comme un tombeau.

La salle à manger de l’auberge, décorée de massacres de cerfs, d’armures, d’arbalètes, les impressionna vivement. Une haute cheminée, où l’on venait de jeter un tronc de chêne, occupait un mur, les autres portaient des armoiries et des devises peintes. Pour un homme épris, comme Adrien, de récits de chevalerie, ce fut un plaisir de dîner à la lueur de torchères, sous ces énormes poutres qui avaient retenti autrefois des rires des barons, lors des grandes agapes. Tandis que l’on venait de servir sur un chariot à dôme d’argent une selle d’agneau grillée, Adrien prit la main de Virginie.

« Quel bonheur pour moi que ce voyage ! fit-il. J’ai l’impression de vivre un rêve. Nous sommes seuls, naviguant dans un autre âge. Je voudrais, Virginie, que ces instants soient interminables ! »

Mme de Damvilliers n’était pas habituée à ces épanchements lyriques. Elle soupçonna le « claret » d’avoir délié la langue du planteur, mais, très sincèrement, elle ressentait pour son mari, depuis qu’ils avaient débarqué en Angleterre, une profonde tendresse. Elle lui tendit à baiser une main que le marquis prit avec dévotion. Tout en appréciant le regard intense dont le maître de Bagatelle la couvrait et qui promettait une nuit voluptueuse dans le lit de Cromwell, elle se souvint de la question de Clarence Dandrige : « Êtes-vous amoureuse, Virginie ? » Ce soir, si l’intendant avait eu l’indiscrétion de la renouveler, elle eût été bien près de répondre « Oui ».

Au cours des jours qui suivirent, ils visitèrent quantité de ruines historiques, puis se fixèrent à Stratford upon Avon, patrie de Shakespeare.

On affirma aux deux Américains que la maison à colombage de Henley Street où était né en 1564 le génial poète contenait encore les meubles qu’il avait connus enfant, au foyer de ses parents. Rares étaient les maisons du village dont les propriétaires ne possédaient pas un souvenir de l’auteur de Hamlet.

Pèlerins consciencieux, Adrien et Virginie se rendirent à l’église, pour voir un buste polychrome représentant le père d’Othello une plume d’oie à la main, rasé de frais, rose, gentil, dodu, portant moustache et barbiche de greffier. Virginie acquit, chez un antiquaire, une assiette de faïence à l’effigie du dieu local et Adrien acheta, à prix d’or, pour l’offrir à Clarence, une édition ancienne du Roi Lear ayant appartenu, lui affirma le vendeur, à ce duc de Marlborough qui, le 13 août 1704, remporta, en Bavière, la victoire de Blenheim. Au soir de ce pèlerinage shakespearien, ils logèrent dans une auberge rustique d’un inconfort qui affligea Adrien.

« L’Angleterre est un vieux pays qui a beaucoup de choses à raconter au voyageur, mais expliquez-moi pourquoi, Virginie, les lits y sont si durs et si étroits. »

Les rats qui hantaient leur chambre étaient gras et nullement impressionnés par la présence des Américains dans une pièce qu’ils occupaient, manifestement, depuis plusieurs générations. Virginie, qui contrairement à la plupart des femmes ne poussait pas de cris à la vue des rongeurs, émit l’hypothèse que l’un d’eux, vieux, pelé et lent, pouvait être contemporain de Shakespeare. Blottie dans les bras de son mari, elle s’assoupit, tandis que le marquis, une canne à portée de la main, veillait, comme Mars sur le repos de Vénus.

« Une femme ne peut donner plus belle preuve de confiance que de s’endormir, au milieu des dangers, sur l’épaule de l’homme qu’elle aime », avait dit Virginie en fermant les yeux.

Adrien passa à Stratford upon Avon une nuit blanche mais heureuse.