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POUR revenir à Bagatelle, en février 1835, les Damvilliers prirent le chemin des écoliers. Ils avaient vu, à La Nouvelle-Orléans, les aménagements de la cité : le nouvel hôpital, avec ses trois étages et ses deux ailes, pouvant accueillir cinq cent quarante malades ; l’infirmerie Franklin ; l’orphelinat de l’association charitable des pompiers ; les sièges des banques les plus prospères : Banque du Canal, des Carrolitos, de la Bourse, de la Louisiane, d’Orléans, des Artisans et Commerçants, de l’Union, de l’Atchafalaya, dont les actifs se montaient au total à soixante-cinq millions de dollars. On leur avait montré aussi le grand collège Jefferson, tout juste achevé, le canal du lac Pontchartrain au Mississippi et le chemin de fer, long de cinq miles, qui reliait le lac à La Nouvelle-Orléans, trajet que des « chars à vapeur parcouraient en vingt minutes ». Ils voulurent se rendre compte aussi des progrès réalisés en basse Louisiane, et sur le chemin de leur maison, de détour en détour, leur confiance dans l’avenir du Sud se trouva renforcée.

Quittant la ville, ils firent en carrosse le tour du lac Pontchartrain pour visiter à Madison (paroisse de Tamany) les élevages de bestiaux. Puis, en allant sur Baton Rouge, où ils devaient reprendre le vapeur, ils s’arrêtèrent à Springfield (paroisse de Livingston). Au milieu de la forêt de cyprès, des cultivateurs faisaient pousser du blé, du maïs, des oranges et même des figues. Près de cette petite ville, ils entrèrent dans une manufacture où l’on fabriquait, avec la graine du cotonnier, une huile meilleure que l’huile de baleine et ne coûtant qu’une piastre le gallon. Avec les résidus de la graine, on engraissait vaches et chevaux.

« Ainsi, rien n’est perdu », observa, pratique, Adrien.

À Baton Rouge, les belles casernes du gouvernement, protégées par des fortifications, leur permirent d’apprécier la valeur du bras séculier de l’Union et la hauteur des murs du pénitencier, qu’on venait d’achever, les convainquit que les malfaiteurs et les esclaves punis ne s’en évaderaient pas facilement.

À travers le pays, des villes naissaient d’une rue tracée dans des clairières, qu’élargissaient sans cesse défricheurs et bûcherons, au milieu des forêts de chênes, de frênes, d’érables, de peupliers. De lourds chariots, attelés de quatre ou six bœufs, transportaient au long des pistes le matériel et les produits indispensables à la vie de ceux qui, chaque jour, arrachaient à la nature vierge des arpents de bonne terre que leur sueur féconderait. Déjà, le coton devenait de si bon rapport, dans ces zones nouvellement conquises, que les esclaves achetés neuf cents dollars deux ans plus tôt avaient gagné deux tiers de leur valeur. Les émigrants nouveaux venus, des Allemands surtout, travailleurs obstinés et méthodiques, nettoyaient rivières et bayous, labouraient de l’aube au crépuscule, conscients, comme le fermier du bon La Fontaine, qu’un trésor était caché dans cette terre qu’aucune bêche n’avait jamais entamée.

Toute cette activité remplissait Adrien d’allégresse.

« Voilà la force du Sud, c’est la mise en valeur de nos territoires. Plus il y aura de bras occupés à ces travaux, plus il y aura d’abondance et de biens pour tous. Contre cela, les politiciens ne peuvent rien. Toujours les producteurs l’emporteront sur les oisifs et les spéculateurs. »

À La Nouvelle-Orléans, le marquis de Damvilliers avait été informé d’un incident qui n’était pas de nature à diminuer le mépris que lui inspiraient les mœurs politiques, même sudistes.

M. Alicée Labranche, président de la Chambre des représentants, ayant reçu au moment de prendre place dans son fauteuil des coups de canne d’un nommé Grymes, brandit un revolver et tira à bout portant sur son agresseur. Fort heureusement, l’épaisse doublure de la redingote de M. Grymes arrêta la balle. Rendu furieux, le rescapé sortit à son tour un pistolet d’arçon chargé de quatre balles. Il en mit deux dans la main du président et effleura d’une troisième la tête du législateur qui, saisi de terreur, tomba sans connaissance. La quatrième balle s’enfonça dans un mur en passant entre les oreilles de deux honorables représentants ! Le président prit la fuite, poursuivi hors de la Chambre par M. Grymes qui, muni d’une deuxième arme, manifestait hautement l’intention d’en finir avec son adversaire. M. Labranche n’était parvenu qu’avec peine à se soustraire à la fureur de M. Grymes, qui n’avait reçu de ses pairs qu’une petite réprimande.

« Ce sont des mœurs de bandit de grand chemin, avait commenté le marquis, et vous voudriez que je me fasse élire pour fréquenter des gens pareils ? »

Après ce voyage instructif, Adrien et Virginie retrouvèrent avec joie le calme de Bagatelle, leurs enfants et leurs champs de coton, qu’il faudrait bientôt ensemencer. Le printemps 1835 fut extraordinairement pluvieux. Les paroisses de Pointe-Coupee et de West Feliciana devinrent de véritables cloaques. Certains petits fermiers du « poulailler » durent évacuer leur maison, Fausse-Rivière menaçant de recouvrir leurs terres. Les dames de la bonne société hésitaient à se déplacer d’une plantation à l’autre, tant les cabriolets, même les plus légers, couraient le risque de s’embourber.

Mais un homme était toujours sur les grands chemins, son grand manteau ruisselant d’eau recouvrant à demi la croupe de son cheval, son feutre gris ramolli et déformé : le marquis de Damvilliers. Adrien aimait la pluie, que Virginie détestait. S’il acceptait de demeurer sur la galerie à regarder tomber les fortes averses, dès que celles-ci diminuaient d’intensité, il annonçait :

« Je vais faire une petite trottade… »

Et rien ne pouvait le retenir. Résigné, son cheval s’ébrouait au sortir de l’écurie, puis pataugeait sur les levées d’où Adrien aimait voir le fleuve vibrer de milliers d’ondes circulaires, sous les grosses gouttes. Parfois Dandrige, pour plaire à son ami, participait à ses chevauchées. Protégé par un poncho, coiffé d’un vieux panama qu’il secouait par moments pour l’alléger de l’eau qui en alourdissait les bords relevés, il galopait botte à botte avec le marquis, le visage fouetté par l’ondée. Leurs silhouettes d’apocalypse, se profilant entre les bosquets, inspiraient aux enfants des esclaves une sainte terreur.

« Z’attraperont la mort à couri’ comme ça sous l’eau, pronostiquait, en secouant la tête, la grosse Anna. Je vas leu’ fé un grand café à l’eau-d’ vie… »

Et le vieux James bougonnait, imaginant déjà les bottes crottées qu’il faudrait sécher et lustrer pour l’équipée suivante. C’est au retour d’une de ces trottades que le maître fut pris d’un malaise. Les joues en feu, les tempes battantes, il porta la main à son cœur.

« J’ai comme une brûlure, là », dit-il à Virginie penchée sur lui, alors qu’il reposait dans un fauteuil du salon.

Murphy, prévenu par un esclave, vint ausculter Adrien. Le médecin donna un avertissement.

« Attention, par un temps pareil on peut gagner un bon refroidissement. Passé la quarantaine, on ne court plus les chemins sous la pluie que si l’on est obligé ! »

Trois jours plus tard, redevenu gaillard, le maître de Bagatelle se remit en selle. Entre-temps, la pluie avait cessé. La terre gorgée d’eau fumait sous le soleil déjà chaud. Dans les champs, les cotonniers, qui semblaient n’attendre qu’un signal, pointaient leurs dards verts dans les sillons. Tout paraissait rentré dans l’ordre naturel. On oublia le malaise du maître et le mauvais temps.

C’est au moment où l’on s’apprêtait à la cueillette qu’une nouvelle inquiétante parvint à Bagatelle. Dandrige, observateur plus attentif que le marquis, avait remarqué chez les esclaves occupés dans les champs des conciliabules qui cessaient brusquement à son approche. Il lui sembla que les Noirs chantaient moins ; lançaient peu de quolibets, paraissaient, malgré leurs sourires, inquiets et méfiants. À l’hôpital de la plantation, il posa quelques questions d’un air indifférent, pour savoir si la fièvre jaune ou le choléra n’avaient pas fait leur apparition dans les cases. Ce fut à Sainte-Marie, chez Armand et Clovis, les deux Noirs émancipés devenus forgerons, qu’il sut la raison de cette tension à peine perceptible.

Par des voies mystérieuses, les esclaves avaient appris, avant tout le monde, ce que les journaux de La Nouvelle-Orléans ne révélèrent que le 16 août, au lendemain du troisième anniversaire de Marie-Adrien : une conspiration d’esclaves avait été découverte, justifiant l’arrestation à Baton Rouge de quatorze Noirs accusés d’y avoir participé. Le journal L’Abeille faisait état de l’inquiétude qui régnait à La Nouvelle-Orléans : Le Conseil de ville s’est assemblé, lisait-on dans ses colonnes, pour sa séance ordinaire. Après la lecture du procès-verbal de la dernière séance, M. Farlane déposa une motion pour procéder à huis clos à la prise en considération de quelques mesures d’intérêt général. Cette motion ayant été adoptée à l’unanimité, les portes du Conseil furent fermées et ne se rouvrirent que vers huit heures et demie du soir. Nous avons appris que cette séance secrète avait pour but d’employer les moyens convenables pour maintenir la paix et l’ordre, en dépit des tentatives faites par les abolitionnistes et leurs agents. Le quotidien rappelait à cette occasion une proclamation faite par le gouverneur du Mississippi, M. Runnel, le 18 juillet 1835, ainsi conçue :

« Attendu qu’il est représenté au gouverneur qu’il y a une bande de Blancs sans aveu qui traversent le pays dans le but de soulever les esprits ;

Attendu qu’il a aussi été représenté au gouverneur que quelques-uns de ces individus ont fait des aveux de nature à exciter les craintes les plus sérieuses de l’existence d’une conspiration fort étendue et qui demande de notre part une surveillance infatigable et toute l’énergie dont nous sommes capables ;

Le gouverneur invite tous les citoyens à supprimer les mouvements insurrectionnels et à s’assurer des suspects. Au besoin, l’État délivrera des armes au peuple. »

Clarence prévint Adrien.

« C’est pourquoi nos nègres sont peureux. Il ne manque pas d’excités pour voir partout des comploteurs. Il serait bon qu’aucun de nos esclaves ne sorte seul de la plantation. »

Et il envoya un contremaître accompagner Bobo, qui devait se rendre à Bayou Sara prendre livraison de quelques marchandises.

Dans les jours qui suivirent, on dit avoir découvert à La Nouvelle-Orléans un dépôt clandestin de mille cinq cents fusils ! Du coup, la population se mit en état de défense sans avoir pu vérifier l’exactitude d’une information que les gens raisonnables et de sang-froid ne prirent pas au tragique. « Notre réveil sera celui du lion », proclamait le belliqueux Courrier de la Louisiane. Un journaliste qui « avait mal parlé », des miliciens, dont les excès de zèle contribuaient à affoler les Orléanais, faillit être pendu sans autre forme de procès ! On se mit à chasser les sympathisants de l’abolitionnisme comme au Moyen Âge on chassait, en Espagne, les hérétiques. Une parole exprimant quelque pitié pour les Noirs injustement soupçonnés, le mot « liberté » entendu dans la conversation la plus innocente, devenaient autant de crimes sur l’appréciation desquels il était inutile de recourir à l’avis des magistrats !

Bientôt, le complot n’ayant pas eu de suite, la tension retomba et les travailleurs reprirent leurs chants.

Les Damvilliers, loin de toute cette excitation, s’étaient davantage émus de la découverte au bureau de poste de Charleston d’un important stock de brochures anti-esclavagistes envoyées par les abolitionnistes du Nord. Aussi, quand, à la fin de l’année, le président Andrew Jackson, qui, onze mois plus tôt, avait échappé de justesse à un attentat perpétré par le peintre Richard Lawrence, interdit aux services postaux de distribuer le matériel de propagande anti-esclavagiste, furent-ils, comme tous les planteurs du Sud, satisfaits par un abus d’autorité qu’en bons démocrates ils auraient dû désapprouver.

Le jour où les journaux annoncèrent qu’un immense incendie avait détruit, entre le 16 et le 18 décembre, à New York, six cent soixante-quatorze maisons, Virginie réclama avec enthousiasme une deuxième portion de porc aux navets. Adrien, qui s’apitoyait sur le sort des victimes de l’incendie, s’interrompit et jeta à sa femme un drôle de regard. Elle laissa fuser un petit rire du bout des lèvres et revint à son assiette bien garnie.

Quand, à la fin du repas, elle reprit du gâteau et demanda que l’on remplace pour elle le café par un verre de madère, Adrien haussa les sourcils. Il connaissait ces symptômes, deux fois constatés.

« Dois-je comprendre que vous attendez un troisième enfant ? »

Elle fit au marquis une moue câline.

« Exactement… J’ai toutes les raisons de penser qu’il naîtra au mois de juillet prochain… Si c’est un garçon, Clarence consentira peut-être à le tenir sur les fonts baptismaux ?

— J’en serai fier.

— Ce sera un bon moyen pour vous attacher définitivement à Bagatelle », dit le marquis, que la nouvelle comblait d’aise.

Il fit apporter du vin de Champagne et l’on célébra l’événement.

Ce fut un garçon. Il vint au monde avec un à-propos patriotique admirable, le 4 juillet 1836, jour du soixantième anniversaire de l’indépendance des États-Unis. Adrien lui trouva un crâne disproportionné, déjà pourvu de quelques cheveux roux et soyeux, mais il déclara qu’un garçon né ce jour-là ne pouvait faire qu’un Américain exemplaire. Virginie lui donna la vie sans difficulté, avec l’assistance désormais admise de Planche, qui fit observer que « l’enfant avait le signe de l’eau ».

« Ce sera donc un marin. Il s’en ira porter en Europe le coton de Bagatelle que Marie-Adrien fera pousser ! » se réjouit Adrien.

Murphy et Clarence échangèrent un regard rapide par-dessus le berceau. Ils n’aimaient guère, l’un et l’autre, les mystérieuses appréciations de la sage-femme grise.

Pierre-Adrien, second fils donné au marquis, comme une assurance supplémentaire de voir se perpétuer son nom, venait au monde dans un temps où le Sud connaissait de nouvelles inquiétudes. Le Texas était en effervescence et dans les Florides les Indiens se montraient peu disposés à émigrer en Arkansas, où le gouvernement fédéral entendait les expédier. Depuis que les colons américains, attirés par les conditions faites à ceux qui voulaient mettre en valeur les terres fertiles du Texas, s’étaient installés, à la suite de Stephen Austin, sur les anciens territoires espagnols, beaucoup de citoyens du sud des États-Unis considéraient que ceux-ci devaient revenir à l’Union.

En 1835, les colons, déjà nombreux, s’étaient rebellés contre les autorités mexicaines et avaient entrepris, les armes à la main, de conquérir leur indépendance. En 1836, à Fort Alamo, cent quatre-vingt-sept Texans assiégés par quatre mille soldats mexicains résistèrent du 23 février au 6 mars, avant de succomber sous le nombre. Leur chef, le colonel William Basset Travis, dans une proclamation exemplaire, avait fait savoir que ses hommes n’accepteraient que « la victoire ou la mort ». Parmi les victimes de ce siège se trouvaient le déjà célèbre David Crockett et Jim Bowie, qu’on ne tarda pas à considérer comme des héros. Devenus maîtres, malgré cette défaite, des territoires où poussaient maintenant maïs, patates et canne à sucre, les colons demandèrent leur rattachement à l’Union. Les Nordistes, peu soucieux de renforcer l’influence du Sud esclavagiste, refusèrent. Les Texans constituèrent alors une république indépendante, dont l’existence risquait d’être précaire, la France et l’Angleterre convoitant ses richesses et les Mexicains se disant prêts à reconquérir une région qui leur avait été enlevée de vive force.

Stephen Austin, venu à La Nouvelle-Orléans pour acheter des armes, avait facilement recruté une centaine d’aventuriers dont il entendait faire des soldats-paysans. Le Sud tout entier approuvait la courageuse attitude des Texans, dont les domaines, sans ces satanés Nordistes, auraient constitué l’embryon d’un nouvel État… esclavagiste !

Les conflits ouverts avec les Indiens des Florides troublaient par contre quelques consciences. Chasser de leurs terres ancestrales des gens qui ne demandaient qu’à vivre en paix paraissait à quelques esprits éclairés une action peu conforme aux principes de la Constitution. Par des traités dans lesquels la ruse avait été opposée à une confiance due à l’ignorance, les Indiens se trouvaient frustrés de leurs droits. L’ayant compris, ils s’étaient révoltés et au début de l’année 1836 les Séminoles avaient enlevé Fort King, battu les troupes fédérales et ravagé les Florides. Leur chef Oceala avait tué de sa main le général Thompson et invité les Creeks à se joindre aux Séminoles pour combattre l’Union.

Le gouvernement de Washington prit les moyens de mater la rébellion et, tandis que Pierre-Adrien de Damvilliers vivait ses premiers jours, la bonne société de La Nouvelle-Orléans visitait, comme une curiosité, un camp installé près de la ville où deux mille quatre cents Creeks se trouvaient parqués comme du bétail. Les belles dames s’y faisaient conduire en carrosse pour tenter d’apercevoir le chef Neah Emath, un vieillard de quatre-vingt-dix ans, fier comme un aigle. Il avait autrefois donné pas mal de fil à retordre au général Jackson. L’armée devait accompagner ces guerriers, apparemment résignés, et leurs familles de l’autre côté du Mississippi, où des territoires leur étaient réservés. En attendant, leur rassemblement « sur une plage fangeuse » constituait une attraction estivale appréciée des Orléanais.

Six mois plus tard, au début de Tannée 1837, les mêmes dames dénuées de charité chrétienne qui s’étaient procuré d’équivoques émotions en allant voir les Indiens nus accueillaient avec de grandes démonstrations de piété Mgr Blanc, nommé évêque de La Nouvelle-Orléans, en remplacement un primat belge emporté par la fièvre jaune. Débarqué de la Joséphine, brick en provenance du Havre, l’évêque trouva ses ouailles fort émues par la faillite de la maison Hermann, Briggs et Cie dont le passif atteignait la somme fabuleuse de sept millions de piastres, soit trente-cinq millions de francs. Il constata également que tous ces bons catholiques se livraient aux spéculations les plus éhontées, suivant en cela l’exemple de la municipalité, qui avait revendu un million de piastres un domaine acheté six mois plus tôt quarante-cinq mille. À des miles autour de la ville, on se disputait à coup de millions de bank-notes des marais où il y avait constamment trois pieds d’eau – qu’on promettait d’assécher – divisés en lots.

Sur les plans tracés par des architectes, au service des spéculateurs fonciers, on voyait de magnifiques rues, des squares, des bâtiments, des quartiers entiers, ce qui donnait à penser que cette Nouvelle-Orléans imaginaire pourrait accueillir un million d’habitants. La multiplication des banques, la valeur fictivement gonflée des produits créaient un climat d’intense excitation. Ceux qui gardaient la tête froide, comme les frères Mertaux, avocats « à l’ancienne mode », conseillaient à leurs clients et à leurs amis de s’abstenir d’engagements mirobolants. Le consul de France, observateur impartial, écrivait à son gouvernement : Il n’est pas nécessaire d’avoir fait un long séjour aux États-Unis pour s’apercevoir que l’esprit de conquête et d’envahissement travaille déjà cette société ; une cupidité insatiable et l’orgueil, ce vice de tous les parvenus, font que chacun se trouve à l’étroit même au milieu de mille acres de terre. Il rêve d’en posséder ailleurs de meilleures et c’est pour cela que l’on voit aujourd’hui le Kentucky et le Tennessee désertés pour le Texas.

Tous ceux qui disposaient de fonds semblaient pris d’une véritable frénésie d’achats. Les négociants ne pouvaient plus suffire à la demande. Leblanc et Haydel écoulaient des quantités incroyables de porto, de madère, d’absinthe, de moselle, de champagne Hock. Tode et Barrière – 20, rue de Chartres – proposaient de nouvelles flanelles pour l’été, arrivées de France. Des médecins, comme le docteur Théophile Gaillardet, de la faculté de Paris, ouvraient des cabinets ; on manquait d’arpenteurs et de maçons ; l’encanteur Dutillet, installé à l’angle des rues de Chartres et Saint-Louis, ne pouvait fournir des esclaves à tous ceux qui voulaient en acquérir pour augmenter leur domesticité.

Les douaniers ne se laissaient pas berner pour autant. Au mois de juin, ils avaient saisi deux bricks, le Vaillant, de Bordeaux, et le Zampa, de Nantes, qui transportaient clandestinement soixante-huit caisses d’eau-de-vie. La crise de moralité qui sévissait alors dans les affaires allait jusqu’à corrompre les sentiments des individus. N’avait-on pas vu un certain Joseph Brémond, de Nice, en Piémont, épouser une créole le plus légalement du monde alors qu’il était déjà marié dans son pays…

Le résultat de toutes ces folies ne se fit pas attendre. Soudain des négociants suspendirent leurs paiements et le bruit courut que les dettes des planteurs de coton s’élevaient à vingt-cinq millions de piastres. Les commissionnaires, dont la plupart consentaient des avances de douze mois sur la future récolte, avouaient collectivement un découvert de soixante-quinze millions de piastres. La dépréciation subite du coton sur les marchés d’Europe causait à ces gens des pertes considérables et les planteurs voyaient brusquement leurs revenus diminuer de 50 %. Les banques de La Nouvelle-Orléans n’osaient avouer qu’elles ne disposaient pas, pour balancer les soixante millions de billets émis, de plus de douze ou quatorze millions de dollars. La farine, qui valait quatorze dollars le baril en janvier, ne valait plus que six dollars en mai. Des spéculateurs ruinés ne résistèrent pas à l’attrait du suicide, comme le consul de Suisse, M. Théodore Nicolet, qui se tira un coup de revolver dans la tête.

En août, alors que la fièvre jaune faisait son apparition, l’argent était devenu si rare qu’il fallait donner cent quatorze dollars en billets pour en recevoir cent en espèces, les seize banques de La Nouvelle-Orléans ayant cessé leurs paiements.

Les Nordistes avaient beau jeu de se moquer d’une ville qui prétendait drainer toutes les affaires de l’Union et d’un État qui croyait détenir toutes les richesses. Ils citaient avec orgueil les statistiques prouvant la solide prospérité de l’État de New York où l’on comptait cent une banques, dix-sept caisses d’épargne, deux mille cent soixante et un hommes de loi, mille sept cent quarante-six bureaux de poste, deux mille huit cent soixante-seize médecins et chirurgiens, quinze compagnies d’assurances, deux cent cinquante-sept journaux (soixante-deux pour la seule ville de New York) et onze lignes de chemin de fer.

Ces chiffres auraient dû inciter les Louisianais à la modestie. Ils ne faisaient que les irriter. La plupart d’entre eux mettaient leurs difficultés au compte du président Jackson, qui avait supprimé la Banque des États-Unis et avantagé ainsi les banquiers de Wall Street. L’arrivée au pouvoir de Martin Van Buren, huitième président de l’Union, ne permettait pas d’entrevoir une attitude plus favorable au Sud, le nouveau locataire de la Maison-Blanche ayant annoncé son intention de poursuivre la politique de son prédécesseur. Dans le même temps, les abolitionnistes développaient leur propagande, si bien qu’il ne se trouva personne, dans le Sud, pour déplorer l’assassinat de Elijah P. Loveloy, un directeur de journal antiesclavagiste, tué par un propriétaire d’esclaves d’Alton, Illinois.

Car on craignait à nouveau les révoltes de Noirs. Le bateau à vapeur Briah Bervinmes avait apporté la nouvelle qu’une insurrection très étendue devait éclater au cours de la nuit du 7 octobre à Bayou Rapide, à quelques miles d’Alexandria, dans le centre de la Louisiane. Fort heureusement, des esclaves avaient dénoncé ce projet, deux jours avant la date fatidique. Une cinquantaine de nègres ont été arrêtés, annonçait le journal officiel de la Louisiane, neuf des principaux chefs ont été pendus, parmi lesquels étaient des hommes libres. Il y en a environ quarante à la geôle qui attendent leur jugement. Dans son édition suivante, le même quotidien complétait ainsi ses informations : Onze nègres ont été exécutés le 10 octobre à Alexandria et quatorze autres doivent l’être demain. Soixante-trois nègres suspects restaient en prison pour subir un nouvel interrogatoire. On affirmait que deux Blancs impliqués dans cette affaire avaient réussi à s’échapper, mais qu’ils étaient poursuivis de près ! On sut plus tard que la révolte devait éclater d’abord à Alexandria, puis à Natchitoches, avant de descendre à La Nouvelle-Orléans « pour en finir une fois pour toutes avec les Blancs » !

Sur l’un des Noirs condamnés au supplice on avait trouvé une lettre du philanthrope Arthur Tappan, ce qui ne pouvait manquer de faire tort au parti abolitionniste.

À peine l’émotion retombée à La Nouvelle-Orléans, où l’on s’efforçait avec un sang-froid retrouvé de conjurer les conséquences de la crise, née des folles spéculations du début d’année, un autre événement mit en effervescence le quartier français et, partant de là, de nombreuses plantations. La seconde municipalité de la ville venait de demander au maire « de ne plus rédiger ses messages que dans la langue légale, c’est-à-dire l’anglais ». Aussitôt, une polémique éclata dans la presse, agitant les salons, comme les boutiques. Le Courrier de la Louisiane, porte-parole traditionnel des intérêts français, ne fut pas le dernier à s’engager dans la querelle linguistique. Les hommes du Nord, les Yankees, put-on y lire, veulent déposséder les Louisianais de la langue de leurs pères… Mais les Louisianais ne céderont pas ! La motion de la seconde municipalité, celle du quartier dit « américain », suscita tant d’opposition qu’elle fut finalement retirée.

À Bagatelle, ces nouvelles diverses parvenaient atténuées par l’écoulement du temps. Elles fournissaient à Dandrige et au marquis des sujets de conversation d’après dîner. M. de Damvilliers, qui vendait son coton et sa mélasse au comptant, ne redoutait pas les conséquences de la crise ; les esclaves dans la paroisse de Pointe-Coupee ne manifestaient aucune tendance à la révolte, ni même à la désobéissance ; le Texas était loin, les Indiens aussi. Seule l’outrecuidance des élus de La Nouvelle-Orléans proposant que l’anglais soit la seule langue officielle avait mis le marquis de méchante humeur.

« L’anglais est une langue de commerçants, commode pour les affaires ; mais le français demeure la langue des sentiments désintéressés, la langue des diplomates, de tous ceux qui s’opposent aux mercantis et aux barbares, c’est la langue des gens qui pensent ! »

Dandrige, qui avait appris à parler simultanément les deux langues, le français avec sa mère, l’anglais avec son père, ne partageait pas l’avis d’Adrien.

« Vous pensez que l’anglais est la langue du commerce parce que vous avez appris le commerce avec les Anglais et vous estimez que le français est la langue des sentiments parce que vos parents vous ont appris en français à voir, à aimer et à sentir. Vous ne pouvez tout de même pas dire que Shakespeare, Milton, Byron ou Sheley s’expriment comme des marchands !…

— Citez-moi un poète ou un prosateur yankee ! clamait le marquis, déviant la question. La langue qu’ils veulent nous imposer n’est pas celle de Shakespeare ni de Milton ; c’est celle des banquiers de la Cité et des débardeurs du port de Londres ! »

Quand on atteignait ce point de la discussion, Clarence jugeait préférable de changer de sujet. Il savait M. de Damvilliers persuadé de l’universelle supériorité de la langue de ses pères. Tous les écrivains anglais réunis ne le feraient pas changer d’avis.

Un soir d’octobre pluvieux et venteux, alors que Clarence évoquait avec Barthew, de passage à Bagatelle, la nomination d’un Louisianais comme ministre plénipotentiaire des États-Unis près la République du Texas, l’ouragan s’annonça, la vieille maison se mit à gémir de toutes ses encoignures. On entendit les fauteuils culbuter sur la galerie, on sentit vibrer les cloisons fouettées par la pluie. Les grands chênes, furieusement ébouriffés, lâchèrent des touffes de mousse espagnole que l’on vit s’envoler vers le fleuve. Mic et Mac, les dalmates de Dandrige, devenus vieux, dressèrent des oreilles inquiètes. Il fallut rabattre contre les fenêtres les épais volets de bois qu’on ne fermait pas d’habitude. Bagatelle, comme un vaisseau à la cape, se mit à faire le gros dos sous la tourmente. Le marquis offrit l’hospitalité à Barthew.

« Vous n’allez pas prendre la route avec un temps pareil et le bac pour Bayou Sara a dû interrompre son service. Restez donc avec nous. »

Virginie, qui attendait son quatrième enfant, donna des ordres pour qu’une chambre soit préparée et l’on passa la soirée à écouter les éléments se déchaîner sur la plantation. À l’aube, l’ouragan, poursuivant sa course dévastatrice, laissa Bagatelle moulue, comme un homme roué de coups. Quand le marquis sortit pour constater les inévitables dégâts, il piétina un tapis de feuilles et de branches hachées. Les pigeonniers avaient perdu quelques tuiles, la toiture de l’écurie où Bobo avait passé sa nuit à calmer les chevaux se soulevait comme un couvercle, une bonne douzaine de cases d’esclaves s’étaient couchées, repliées sur elles-mêmes comme des boîtes qu’un géant aurait écrasées. On avait vu pire.

« Nous n’avons eu que la queue de l’ouragan », commenta M. de Damvilliers quand Barthew prit congé.

La Nouvelle-Orléans montrait ce matin-là d’autres plaies que Bagatelle. Plusieurs édifices avaient été renversés, la colonnade de la Banque des Citoyens s’était écroulée. On donnait pour complètement perdus cinq bateaux à vapeur et l’un d’eux, poussé par la violence du vent jusque dans les terres, demeurait vautré dans la boue comme une baleine morte jetée au rivage. Un autre vapeur avait sombré au milieu du fleuve agité de tourbillons. Les maisons qui bordaient le chemin de fer de la ville au lac Pontchartrain se trouvaient réduites à des tas de bois et de briques. Refoulées sur plus de six miles, les eaux du lac Pontchartrain couraient dans les faubourgs. Le cimetière offrait l’aspect d’un vaste marais sur lequel flottaient une quinzaine de cadavres, enlevés au dépositoire où ils attendaient d’être inhumés. On comptait un million de dégâts. Adrien eut une peur rétrospective.

« Heureusement que nous ne sommes pas allés en ville cette année, sinon j’aurais tremblé pour l’enfant que vous portez ! Une frayeur suffit, paraît-il, à compromettre une naissance.

— Il faut plus qu’un ouragan pour m’effrayer, Adrien. Souvenez-vous de nos émotions quand nous sommes revenus d’Europe, j’attendais Marie-Adrien et il n’en a pas souffert !

— C’est vrai, reconnut le marquis. Vous êtes une femme courageuse et chaque jour je remercie Dieu de vous avoir choisie pour épouse. »

Virginie chercha le regard de Dandrige, qui dégustait son café à petites gorgées, et le trouva. Ils échangèrent un sourire, qu’Adrien ne vit pas. La même pensée leur était venue à tous deux : ce n’était pas Adrien qui avait choisi. Ils le savaient l’un et l’autre.

« Mais qu’importe, pensa Clarence en vidant sa tasse, elle a su prendre son bonheur, lui a su recevoir le sien. Le mariage de l’ambition et de l’amour donne parfois de bons résultats ! »

Longtemps ce soir-là, avant de s’endormir, Dandrige agita la question de savoir si Virginie était réellement amoureuse de son mari. Rien dans son attitude ne pouvait laisser supposer le contraire et cependant le fait qu’elle osât rappeler à un autre, même intime, par un seul regard, tout un passé de roueries indiquait la permanence de sa lucidité. Il en arriva à la conclusion que le marquis ne possédait de Virginie que ce qu’elle avait choisi de donner. Cela suffisait sans doute à satisfaire pleinement Adrien, mais lui, Dandrige, aurait voulu connaître ce qu’elle retenait par-devers elle et que son orgueil lui interdisait peut-être à jamais de livrer. Pour l’intendant, l’amour profond supposait une sorte d’abdication inconsciente de soi-même. Or Virginie n’avait pas abdiqué.