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UN après-midi de l’automne 1838, Clarence, qui lisait, sur la galerie de Bagatelle, dans L’Abeille que le Great Western avait mis quinze jours seulement pour traverser l’Atlantique, fut brusquement tiré de sa lecture par le galop d’un cheval. Il leva les yeux de son journal et vit arriver à bride abattue, sous les chênes, la marquise de Damvilliers. « Quelle cavalière ! » pensa-t-il, imaginant une galopade pour le plaisir. Il fut détrompé quand Virginie, arrêtant son cheval au pied de l’escalier, lui lança, un peu essoufflée, mais autoritaire :

« Vite, Clarence, prenez une arme et suivez-moi, des nègres sont en train de battre un Blanc. »

Le temps d’aller décrocher sa carabine et d’enfourcher le cheval amené par Bobo à l’injonction de sa maîtresse et le couple filait sur la levée. Virginie entraîna l’intendant jusqu’à une clairière hors du domaine, puis lança son cheval sur un petit chemin.

« Nous sommes sur les terres de Patrick O’Neill, cria Dandrige tout en galopant, il n’aime pas qu’on entre chez lui sans être annoncé ! »

Sa voix se perdit dans le vent de la course. Virginie ne se retourna même pas pour lui répondre.

Les Damvilliers ne fréquentaient pas Patrick O’Neill, un Irlandais sale et mal embouché, propriétaire de la plantation Olivia. Personne n’invitait jamais ce petit planteur et il ne recevait jamais personne. Il vivait en concubinage notoire avec deux ou trois Noires et s’enivrait en leur compagnie. On le disait irascible et brutal. « S’il nous voit, il est certain qu’il se montrera grossier », pensa Clarence. Après un coude du chemin, les cavaliers tombèrent enfin sur le spectacle que Virginie voulait montrer à l’intendant. Scène curieuse en vérité et, de mémoire de planteur, jamais vue en Louisiane. Un Blanc, couvert d’ecchymoses, gisait ficelé comme un jambon, sur un minuscule chariot que tiraient deux Noirs, riant et se moquant de leur victime.

Clarence dépassa, sans ralentir, l’étrange convoi et mit son cheval en travers du chemin. Les Noirs s’arrêtèrent, surpris.

« Libérez cet homme tout de suite, dit-il sèchement.

— On l’emmène à m’sieur O’Neill, m’sieur…, tenta d’expliquer l’un des Noirs.

— Libérez cet homme tout de suite. »

En répétant son ordre, l’intendant avait armé son Infield. Il n’avait pas à entendre d’explication. Rien n’autorisait, en quelque circonstance que ce soit, un Noir à porter la main sur un Blanc. Un tel acte, devant n’importe quel jury du Sud, méritait la peine de mort.

Le prisonnier, descendu de la charrette, fut débarrassé de ses liens. Il avait quelque peine à se tenir debout. Virginie et Clarence reconnurent tout de suite qu’il s’agissait d’un de ces « cous-rouges », coureurs de bois. Au visage et aux mains maculés de l’individu, sans doute peu recommandable, ils devinèrent que c’était un charbonnier. L’homme, maintenant, jurait dans une langue inintelligible aux gens de bonne éducation.

Comme il levait le poing pour frapper un des Noirs, Clarence lui cria :

« Ne les touchez pas ! Liez-leur les mains dans le dos, le jury de Sainte-Marie s’occupera d’eux !

— Prêtez-moi votre fusil, m’sieur, que je leur fasse leur procès tout de suite, fit l’homme.

— Non, intervint Virginie, nous les livrerons au shérif, c’est la loi. La justice sait traiter les nègres qui s’attaquent à un Blanc…, quel qu’il soit… »

L’homme consentit enfin à faire le récit de l’aventure qui l’avait conduit à la position déshonorante où Clarence et Virginie l’avaient trouvé.

« Ces deux fils de porc m’ont sauté dessus alors que je coupais du bois, en criant que la forêt appartenait à leur maître. J’avais laissé mon fusil au pied d’un arbre. Ils devaient guetter le moment où je serais désarmé.

— Il ne ment pas, dit Mme de Damvilliers, c’est ce que j’ai vu.

— Oui, m’sieur, osa dire un des agresseurs du charbonnier, il coupait le bois de m’sieur O’Neill et m’sieur O’Neill y veut pas qu’on laisse les cous-rouges couper son bois. »

Virginie et Clarence firent comme s’ils n’avaient pas entendu. L’intendant pointa sa carabine sur le Noir, ce qui suffit à le faire taire.

« Allez chercher votre fusil, fit-il à l’homme du bois, et conduisez ces nègres à Sainte-Marie, chez le shérif. Vous lui raconterez ce qui est arrivé et lui direz que Mme la marquise de Damvilliers et M. Dandrige sont prêts à témoigner de ce qu’ils ont vu. Mais surtout ne les touchez pas », ajouta-t-il en fixant le charbonnier de son œil froid.

L’homme disparut en bougonnant.

« M’sieur O’Neill, y sera pas content », fit le Noir qui avait déjà pris la parole.

Comme si rien n’avait troublé le silence de la forêt, Clarence fit avancer son cheval pour bavarder avec Virginie, tournant résolument le dos aux deux Noirs attachés à la charrette et convenablement entravés. Derrière les deux cavaliers, les esclaves échangeaient des mimiques inutiles, se persuadant de leur bonne foi, dans cette sale affaire.

Deux jours plus tard, le juge Clairborne envoya un messager à Bagatelle pour solliciter les témoignages promis. Il prit soin de préciser dans sa convocation que, le cas des « nègres rebelles » étant simple, la présence de l’intendant suffirait. Il n’était pas utile de déranger Mme la marquise de Damvilliers.

« J’irai, dit Virginie, vous n’avez pas vu comment ces nègres ont traité ce pauvre charbonnier. »

Au jour de l’audience, Mme de Damvilliers, portant une robe gris-perle, ample dans le bas comme l’exigeait la nouvelle mode, un spencer noir et un minuscule chapeau à voilette, orné d’un chou de tulle mauve, se présenta devant le jury, accompagnée de Mignette, venue en curieuse, dans un manteau puce ouvert sur un corsage blanc. Elle avait posé sur ses boucles de cuivre clair un chapeau à la Pamela, un peu démodé, mais convenant à la modestie d’une jeune veuve. M. Dandrige arborait une jaquette gris-brun sur un gilet de soie d’un ton plus clair et un pantalon à sous-pied faisant paraître ses jambes minces encore plus longues qu’elles ne l’étaient. Quand il ôta son feutre gris-perle à larges bords, en entrant dans le tribunal, les demoiselles admirèrent ce beau Cavalier, son profil de faucon, son regard direct, sa chevelure légèrement ondulée et la distinction qui émanait de toute sa personne. Plus d’une pensa que la marquise de Damvilliers avait bien de la chance d’être escortée par un tel intendant.

M. Patrick O’Neill se tenait au premier rang du public, rubicond, mal fagoté dans un carrick fatigué, botté de cuir comme un postillon et roulant des yeux injectés de sang. Il avait annoncé son intention de défendre ses esclaves. Les jurés de la Cour criminelle saluèrent tous d’un signe de tête les témoins importants, s’étonnant peut-être que le marquis de Damvilliers n’accompagnât pas sa ravissante épouse. Ils ignoraient qu’Adrien se trouvait, pour affaires, à Natchez, dans le Mississippi.

Le procès fut rondement mené. Le charbonnier, un nommé Van Haslen, Hollandais, ancien marin – probablement déserteur – raconta sa mésaventure. Sa colère tombée, il s’exprimait plus posément que prévu. L’attorney lui fit préciser la façon dont les Noirs s’y étaient pris pour s’emparer de sa personne, combien de coups il avait reçus et s’ils avaient montré à son égard des intentions homicides.

« Si j’avais résisté, ils m’auraient tué, pour sûr, fit le charbonnier. Ils étaient comme des dogues après moi et ils riaient en disant que leur maître serait heureux de me fouetter comme un pauvre nègre ! »

Un murmure d’indignation parcourut l’assistance. Patrick O’Neill haussa les épaules.

Virginie, invitée à s’asseoir dans le fauteuil des témoins, confirma point par point la déclaration du charbonnier, sans accorder un regard à celui-ci. Clarence et Mignette remarquèrent qu’elle ne paraissait nullement impressionnée par l’appareil de la justice. L’attorney, avec une surabondance de formules polies, lui posa une seule question :

« Quand vous les avez vus se saisir du charbonnier, madame la Marquise, avez-vous eu le sentiment que la vie de celui-ci était en danger ? »

Virginie parut réfléchir un moment :

« Je n’ai pas eu ce sentiment, car les nègres devaient, si je compris bien leurs propos, ramener leur prise vivante à leur maître. Mais un accident est toujours possible quand un nègre porte la main sur un Blanc ! »

La salle approuva ce commentaire, que le juge aurait, normalement, dû récuser.

M. Dandrige fut bref, sobre et clair. Il raconta comment, prévenu par Mme de Damvilliers, il avait délivré le charbonnier.

« Vous étiez armé, monsieur l’intendant, remarqua l’attorney, c’est donc qu’à vos yeux il y avait danger ?

— J’ai suivi Mme de Damvilliers sans trop savoir de quoi il s’agissait. Elle m’a dit : « Prenez une arme. » J’ai emporté ma carabine. »

L’avocat de M. O’Neill, silencieux jusque-là, car il savait la cause mauvaise et il lui déplaisait de plaider pour des Noirs en faisant valoir les droits de son client, demanda à poser une question :

« M. Dandrige savait-il qu’il se trouvait sur les terres de M. O’Neill lors de son intervention ?

— Je le savais », répondit Dandrige.

L’avocat hésita, puis, sur une injonction de l’irlandais, compléta sa question :

« M. l’intendant ne pense-t-il pas qu’au lieu d’intervenir directement il eût été préférable de prévenir M. O’Neill de ce qui se passait chez lui ?

— Vous pouvez ne pas répondre à cette question, monsieur Dandrige, coupa le juge.

— Je répondrai, dit Clarence, qu’il y avait urgence et que, même si je m’étais trouvé sur les terres du président des États-Unis, j’aurais agi de la même façon ! »

Le public approuva chaudement.

« Parce qu’un Blanc était en danger, n’est-ce pas ? fit l’attorney.

— Parce qu’un homme était en danger, oui », compléta le témoin.

Le distinguo échappa à beaucoup de gens, mais Barthew, qui, dans le fond de la salle, suivait les débats, eut un sourire satisfait.

M. O’Neill fut catégorique.

« J’ai dressé mes nègres comme des chiens de garde, dit-il. J’en ai assez de voir les jeunes arbres de mes forêts transformés en charbon de bois par des voleurs. Ces deux-là – il désigna les accusés enchaînés dans le box – n’ont fait que m’obéir. Je n’ai pas, moi, les moyens de me payer des contremaîtres et un intendant pour surveiller mon domaine. Je suis maître à Olivia et je n’admets pas qu’on se mêle de mes affaires.

— En agissant ainsi, en envoyant vos nègres contre un Blanc, ne saviez-vous pas que vous incitiez vos esclaves à braver la loi ? demanda l’attorney. Il fallait vous saisir vous-même du charbonnier.

— Si je l’avais surpris moi-même à couper mes arbres, rit O’Neill avec colère, il ne serait pas là aujourd’hui, le charbonnier, croyez-moi ! »

Le public ne manifesta aucun sentiment. Les « cous-rouges » pillards, ivrognes et paresseux ne méritaient aux yeux des planteurs aucune indulgence.

« Le procès n’est pas là, fit le juge Clairborne. Si M. Van Haslen, sur lequel le tribunal n’a pas de mauvais renseignements, veut engager la responsabilité de M. O’Neill, il devra faire un autre procès.

— Et moi, je ne pourrais pas lui en faire un, à ce voleur, pour avoir coupé mes arbres ? fit l’irlandais, furieux.

— Vous pouvez et c’est même par là que vous auriez dû commencer. »

Il y eut un brouhaha indiquant que le public appréciait peu ces digressions, que les deux accusés entendaient sans les comprendre.

« On va les pendre, vous croyez ? fit Mignette à Barthew, venu s’asseoir près d’elle.

— Probable.

— C’est cet O’Neill qui est responsable !

— Sachez, madame Schœler, que lorsqu’il y a un nègre dans une affaire le responsable est tout trouvé. Si Mme de Damvilliers n’avait pas été témoin, les débats eussent duré cinq minutes. Ces nègres avaient porté la main sur un Blanc, c’était suffisant pour les faire condamner. »

L’avocat de l’irlandais plaida, sans conviction, que les accusés n’avaient fait qu’agir conformément aux ordres de leur maître, puis il ajouta que ces esclaves étaient de bons travailleurs, ayant coûté chacun à M. O’Neill mille huit cents dollars chez M. Faller, l’encanteur de Bayou Sara.

« C’est pour l’indemnité, fit à voix basse Barthew à Mignette. Si on pend les nègres, M. O’Neill aura droit à un dédommagement. À moins que le jury ne veuille le punir pour sa stupide conduite. »

Les débats touchaient à leur terme, quand le charbonnier se leva, demandant au juge la permission d’ajouter quelque chose. En d’autres circonstances, M. Clairborne lui eût imposé silence, mais la présence de la marquise de Damvilliers rendait l’audience exceptionnelle. Soucieux, devant la dame de Bagatelle, de montrer à la fois son autorité et une sagesse bienveillante, il autorisa le charbonnier à parler.

« Ça m’embêterait, dit l’homme en triturant son chapeau de paille effrangé, qu’on pende ces nègres !

— Cela ne regarde que la justice, monsieur Van Haslen, fit le juge sèchement.

— Peut-être, fit le charbonnier, mais ça m’embêterait qu’on les pende… »

Il y eut dans le public des rires et des commentaires ironiques. Décidément, ces « cous-rouges » méritaient bien le mépris qu’on leur marquait !

Mignette regarda Barthew.

« C’est un brave homme, dit-elle à l’avocat.

— Ou un imbécile », fit Barthew.

Le juge Clairborne, du haut de sa chaire, sourit à la marquise de Damvilliers comme pour montrer qu’entre gens de la bonne société on pouvait s’amuser de la naïveté d’un homme de la basse classe, dans une paroisse où l’on ne comptait qu’un Blanc pour soixante Noirs, ce qui justifiait la rigueur de la loi.

Mignette, qui avait remarqué la mimique du magistrat, se pencha vers Virginie.

« Que diriez-vous, madame, si le juge vous demandait votre avis ?

— Qu’on les pende », fit Mme de Damvilliers d’une voix sèche.

Et on les pendit.