11

UN matin, le coton fleurit.

On le sut à Bagatelle par un esclave, qui vint à l’heure du breakfast apporter en courant l’heureuse nouvelle. Il se tenait, un peu essoufflé, au seuil de la maison et avec un immense sourire, en triturant un vieux chapeau aux ailes rongées, il lança :

« Maître, les fleurs sont là… maintenant ! »

Pour être bien sûr d’être compris et parce qu’il ne savait quoi dire de plus, il le répéta trois fois.

Adrien de Damvilliers s’approcha du Noir et, avec l’air satisfait de l’homme qui vient d’apprendre que sa femme lui a donné un nouvel enfant, il envoya à l’esclave une bourrade chaleureuse, en guise de remerciement.

Ainsi, une fois encore, comme depuis tant d’années, l’or blanc était dispensé à Bagatelle. Quelle meilleure preuve de la bienveillance divine pouvait-on souhaiter ?

Le marquis appela Maman Netta et fit remettre au messager un énorme cake et une cruche de sirop d’érable pour sa famille. Il y ajouta une pièce d’or que le Noir reçut avec reconnaissance. Adrien continuait en effet, au fil des printemps, la tradition instaurée par son grand-père. L’esclave qui, le premier, arrivait à la maison du maître pour annoncer la floraison des cotonniers avait droit à une récompense. N’entraient en compétition que les chefs de famille. Le champion du jour s’appelait Télémaque. Il était né dans la plantation et sa femme l’avait pourvu de dix enfants. Il chantait admirablement le Gloria à la messe du dimanche et ne rechignait jamais à la besogne. Le marquis fut heureux qu’il ait emporté la palme… et le cake.

Aussitôt, Adrien de Damvilliers et Dandrige montèrent à cheval pour se rendre dans les champs. Ils invitèrent Virginie et Mignette à les suivre dans un cabriolet. Mignette était excitée comme un enfant auquel on va montrer un spectacle exceptionnel !

Les hommes, partis au grand galop, attendirent que le buggy les eût rejoints à la lisière des champs. Tous, avant de mettre pied à terre, considérèrent un moment en silence la mer verte des cotonniers maintenant parsemés de points, jaunes, roses ou blancs, qui étaient des fleurs. D’heure en heure, des milliers de corolles allaient s’ouvrir pour, en moins de deux jours, composer un massif éphémère, prodigieux sourire d’une nature domestiquée, esclave pressée par d’autres esclaves. La terre faisait ainsi savoir aux hommes qu’elle acceptait de leur servir une nouvelle part de richesse.

Adrien, au milieu des Noirs respectueux et qui appréciaient l’aubaine d’une interruption du travail, s’avança entre les plants qui atteignaient la hauteur de ses hanches. Il choisit deux fleurs, les cueillit délicatement, en porta une à Virginie, l’autre à Mignette.

« La première fleur de coton donne du bonheur pour l’année », dit-il.

Et, avec une grâce un peu pataude, le maître de Bagatelle esquissa une courbette.

Tandis que les deux femmes regagnaient la maison, Dandrige et Adrien s’entretinrent avec les contremaîtres. Le responsable, qui commandait aux autres, était un Allemand rougeaud, tirant en permanence sur une pipe de maïs. Les esclaves le craignaient, car, bien qu’il ne possédât pas de fouet comme la plupart des contremaîtres des autres plantations, il distribuait parfois des coups de botte dont les fesses des paresseux gardaient les marques une bonne semaine. Le marquis constata qu’il n’y avait pas de mauvaises herbes autour des cotonniers, propreté indispensable pour une bonne récolte. Ce résultat était obtenu grâce à des sarclages répétés, car le soleil, aidé par les averses tropicales, facilitait la croissance rapide d’une verdure parasite qui volait la nourriture des plants.

Désormais, il fallait surveiller en permanence chaque pouce de terrain, pour prévenir toutes les offensives des prédateurs. Adrien fit les recommandations d’usage et, accompagné de Dandrige, s’en fut voir où en était l’indigo.

Le marquis avait une tendresse particulière pour cette plante tinctoriale, qui avait fourni aux Damvilliers les bases de leur fortune. Claude-Adrien, le premier marquis, avant de s’embarquer pour la Louisiane avec en poche le titre de propriété donné par le Régent pour dix mille acres à Pointe-Coupee, avait pris des renseignements sur les possibilités de culture aux bords du Mississippi. On lui avait parlé de l’indigo, que certains appelaient anil, et qui fournissait une teinture bleue, dont l’Europe faisait une grande consommation. Sous Louis XIV, Colbert avait fait rédiger en 1671 des « instructions générales pour la teinture des laines ». Il tenait à encourager la culture de la garance, dont les racines pilées procuraient par macération une pâte, à teinture rouge sombre, très appréciée des tisserands. On en retrouvait la couleur dans les tuniques des chevau-légers de la Garde, dans celles des mousquetaires de la Maison Rouge du Roi, dans les culottes, les bas et les parements de bien d’autres régiments.

L’indigo, de la même façon, servait à teindre les tissus des uniformes des soldats du roi de Prusse, pays où l’on semblait avoir une prédilection pour cette couleur.

Pendant qu’à Paris M. Law avait quelques ennuis, qu’on fermait la rue Quincampoix, qu’à Marseille la peste resurgissait comme un fléau, qu’à Londres la Compagnie des Mers du Sud déposait son bilan, Claude-Adrien avait rendu visite à Frédéric-Guillaume Ier, roi de Prusse depuis 1713. Le Roi-Sergent, dont on connaissait l’intérêt pour la chose militaire, venait d’abolir le servage sur les terres nobles de son duché, devenu royaume. Ce souverain despotique, coléreux, et à l’occasion intempérant, reçut aimablement le gentilhomme français venu lui proposer un contrat inattendu. Damvilliers s’engageait à fournir aux Prussiens de quoi teindre les tissus destinés à la confection des uniformes de leurs soldats, à un prix qui tiendrait compte des investissements à opérer en Louisiane. À la troisième bouteille de vin du Rhin, Frédéric-Guillaume, bourru mais sans façon et pour qui un thaler était un thaler, estima qu’il y allait de l’avenir de son intendance de traiter avec ce seigneur français, aventureux et plein d’idées. La devise du monarque prussien n’était-elle pas Ein Plus Machen – Faire un profit ? Claude-Adrien s’était donc embarqué pour les Amériques, avec un contrat de fournisseur du roi de Prusse et une méthode pour fabriquer des pains de teinture bleue, à partir d’une plante qu’il n’avait alors jamais vue. Ainsi, les grenadiers géants du « Rotes Leibbataillon » et les « liebe blaue kinder » (chers enfants bleus) de Frédéric-Guillaume Ier allaient porter des habits dont la couleur avait été préparée, aux bords du Mississippi, par un Français, qui se disait que travailler pour le roi de Prusse ne signifiait pas œuvrer sans bénéfices !

Claude-Adrien avait même été décoré par le souverain prussien, dont le successeur reconduisit le contrat, jusqu’au jour où le coton se révéla, pour les gens de Bagatelle, une culture plus rentable.

En conservant quelques arpents d’indigo, dont il vendait la substance aux tisserands du Massachusetts et de Pennsylvanie, Adrien de Damvilliers, troisième du nom, avait voulu continuer une culture traditionnelle. Si elle ne permettait plus de grands profits, elle maintenait tout au moins en état de marche des installations qui pourraient, un jour peut-être, servir plus largement les intérêts de la plantation.

Les indigotiers, eux aussi, avaient fleuri. Ils dardaient au milieu de leurs feuilles composées de petites flammes roses et rouges, qui donneraient naissance à des gousses en forme de haricot recelant les graines. Quand le moment serait venu, on arracherait les plantes, qui seraient broyées à la meule et mises à macérer, puis à fermenter, dans des cuves. Le liquide soutiré, agité à l’air, serait alors décanté après un long repos et, devenu pâte, découpé en pains que l’on ferait sécher sur des claies.

L’indigo représentait autrefois la culture principale de la Louisiane. Elle avait été abandonnée pour celles du coton et de la canne à sucre, mais, dans les hautes terres des Attakapas et des Opiloussas, certains planteurs avaient replanté des indigotiers au moment de la baisse des prix du coton. La production d’indigo demeurait cependant très restreinte et ne s’élevait guère au-delà de la quantité nécessaire à la consommation de la Louisiane et des États voisins.

Adrien de Damvilliers, qui s’était assuré pour son indigo des débouchés chez les industriels du Nord, comme autrefois son aïeul chez le roi de Prusse, paraissait satisfait de voir le « carré de bleu » en pleine prospérité. Les vieux Noirs qui y travaillaient faisaient figure de privilégiés, car la plante demandait beaucoup moins de soins que le cotonnier. Comme le maître était de belle humeur, il ordonna que l’on fasse porter à ces esclaves quelques bouteilles de « root-beer{38} ».

Alors qu’il avançait avec Dandrige vers la maison, leurs chevaux allant au pas, le marquis crut bon d’informer l’intendant de la décision de Virginie, qui souhaitait demeurer à Bagatelle sans fixer de limite à son séjour.

« C’est une bonne chose, Dandrige. Je craignais qu’elle ne s’ennuie avec nous, qui ne sommes pas gais, ni l’un ni l’autre, mais je vois avec plaisir qu’il n’en est rien. Elle s’est fait des relations, on l’invite un peu partout et certains jeunes messieurs commencent à lui conter fleurette. J’ai l’intention, d’ailleurs, de donner un barbecue pour remercier nos amis de l’accueil qu’ils ont réservé à ma filleule. Ne croyez-vous pas que cela plaira à Virginie ?

— Certainement, si vous n’estimez pas que votre veuvage est encore trop récent. »

Le marquis parut réfléchir.

« Vous me rappelez là, Dandrige, une chose que j’avais oubliée. Entre nous deux, la franchise a toujours été de règle. Tantôt je vous considère comme le frère que je n’ai pas eu, tantôt comme un ami. Ce que le frère n’admettrait pas, l’ami peut le comprendre. J’ose vous dire qu’il ne m’arrive que très rarement, maintenant, de penser à cette pauvre Dorothée. C’est triste, Dandrige, mais elle a traversé ma vie en laissant moins de souvenirs qu’une bonne récolte de coton ! »

Clarence apprécia la sincérité du marquis.

« Il faut dire, observa-t-il, que votre femme s’absentait si souvent qu’on était, si vous me permettez de le dire, habitué à ne pas la voir !

— Oui, et même quand elle séjournait à Bagatelle j’avais l’impression qu’elle n’y était pas. Il a suffi que Virginie remette le vieux décor en place pour que soient effacées huit années de vie qu’il faut bien appeler conjugale. »

Puis il ajouta, rêveur :

« C’était une douce créature, mais nous n’avions en commun qu’une éducation, ce qui apparemment n’est pas suffisant pour faire un couple. »

Et, après un nouveau silence :

« Je me moque du qu’en-dira-t-on, Dandrige. Nous donnerons ce barbecue pour Virginie. On ne vit pas dans un cimetière ! »

Clarence estimait Adrien pour la clarté de ses décisions et sa loyauté envers lui-même et les autres. La devise des Damvilliers, « Passer outre », définissait exactement l’attitude d’un terrien qui, ayant en lui-même une confiance rustique, savait trancher en toutes circonstances, sans tenir compte des conventions hypocrites. De tels hommes étaient rares dans la société des planteurs, où l’on passait le plus clair de son temps à s’interroger sur ce qui était bien ou mal, non en fonction de croyances ou de goûts personnels, mais par souci d’approbation sociale.

Cette conversation permit à l’intendant d’évaluer l’importance qu’avait prise Virginie dans la vie de Bagatelle. Aucune décision d’ordre domestique n’était arrêtée sans son avis. Elle composait les menus avec Maman Netta, visitait l’hôpital des esclaves, surveillait les fournisseurs et recevait les hôtes de passage, s’ingéniait à éviter au marquis tous ces petits soucis qu’un homme sans femme doit assumer. Quant à Mignette, le maître l’avait maintenant adoptée. Très vite, il avait renoncé à la traiter comme une domestique. Méfiant comme un paysan face aux inconnus, Adrien avait d’abord observé le comportement de la servante de Virginie. Puis, ayant apprécié les rapports entre celle-ci et sa maîtresse, il s’était rendu compte que les relations des maîtres avec les serviteurs devaient être bien différentes à Paris de celles qui pouvaient exister dans le Sud esclavagiste. Aussi, quand sa filleule, avec un grand luxe de précautions oratoires, avait suggéré que « la gentille Mignette, qui lui était attachée comme une confidente de Molière », vienne prendre ses repas à la table familiale, il avait immédiatement acquiescé. S’adressant à la jeune fille, il l’avait lui-même priée de se considérer comme une invitée. Cette promotion, en flattant Mignette, avait réjoui Virginie, laquelle souffrait secrètement de voir sa dévouée suivante soumise à un statut sans rapport avec ses qualités et ses mérites, ce qui la déclassait aux yeux des esclaves attentifs à l’incompréhensible hiérarchie sociale des Blancs.

Dandrige, s’il n’avait pas été surpris par cette évolution, s’était souvenu sans méchanceté, mais avec un peu d’ironie, de cette servante de Byron, qui avait joué un rôle assez trouble dans les relations de l’écrivain et de sa femme. Le jour où Mignette prit place à la table du maître, il avait le soir même retrouvé le texte du poète : « Née au grenier, élevée à la cuisine, écrivait le lord, ensuite promue en grade et appelée à orner la tête de sa maîtresse ; puis pour je ne sais quel service, que l’on ne nomme pas et qu’on ne peut deviner qu’au salaire, élevée de la toilette à la table de ses maîtres…, elle dîne dans l’assiette qu’autrefois elle lavait. » On ne pouvait, bien sûr, comparer « la gentille Mignette » à cette Mrs. Charlemont qu’évoquait Byron. Clarence fut un peu honteux de ce rapprochement, qui n’était que jeu intellectuel. Il se montra empressé auprès de la suivante de Virginie, comme s’il se fût agi d’une héritière. La jeune fille, que le regard clair et froid de M. Dandrige impressionnait plus que la grosse voix de M. de Damvilliers, retrouva sa spontanéité naturelle. Les repas de Bagatelle en furent égayés.

Quelques jours plus tard, Clarence proposa même à Mignette de lui apprendre à monter à cheval, ce qu’elle accepta, et l’on vit souvent l’intendant trotter au long du fleuve au côté de Virginie et de sa « demoiselle de compagnie », dont le bonheur tout neuf réjouissait le cœur vide d’un homme qui, tout comme Adrien de Damvilliers, savait à l’occasion « passer outre ».

Les capsules des cotonniers venaient à peine d’atteindre la taille d’une grosse noisette, que l’on apprit à Bagatelle l’arrivée de la fièvre jaune à La Nouvelle-Orléans. Les chaleurs humides de l’été ranimaient chaque année ce fléau, qui causait des ravages considérables dans la grande ville du Sud. Aussi, quand, fin juin, les gazettes annoncèrent quelques cas de décès, survenus à l’hôpital de charité, les gens aisés commencèrent à quitter leurs résidences urbaines, pour se répandre dans les campagnes, réputées plus saines.

Les médecins ignoraient alors la façon dont le fléau se propageait{39}. Ils constataient simplement que les Européens et les gens du Nord, fraîchement débarqués en Louisiane, fournissaient le plus gros contingent de victimes. La maladie se déclarait brutalement par une très forte fièvre, des maux de tête et des douleurs lancinantes dans le bas du dos, que les praticiens appelaient « coups de barre ». Les malades vomissaient et montraient des visages congestionnés. Ceux qui, après trois ou quatre jours, sentaient leur fièvre tomber avaient toutes chances de guérir. Les autres, qui se mettaient à vomir des matières sombres et sanguinolentes et dont la peau prenait un ton jaune, tandis qu’ils maigrissaient à vue d’œil, étaient condamnés à mourir dans des souffrances que la médecine se révélait incapable de calmer. Le traitement, peu efficace, consistait à coucher le malade dans une pièce dont on fermait hermétiquement portes et fenêtres. Comme il fallait qu’il ait chaud, on le roulait dans d’épaisses couvertures puis on le purgeait et le saignait. On lui faisait avaler des tisanes bouillantes, infusions de menthe, de sassafras ou d’ellébore et on lui appliquait sur le ventre des emplâtres d’orties ou des compresses de rhubarbe. Les Noirs prévenaient la maladie à leur manière, en portant autour du cou un collier d’araignées, en mâchant des herbes ou en buvant de la liqueur de serpent. Quand les fiévreux échappaient à la mort, on mettait leur guérison sur le compte de pratiques qui procuraient aux charlatans plus de dollars qu’aux médecins honnêtes. Les agonies étaient cruelles et l’on citait le cas d’un moribond qui, incapable de supporter ses douleurs, avait brisé le ciel de son lit avant d’expirer sur le plancher de son appartement en poussant des cris effrayants.

Bientôt, la fièvre moissonna trente, puis cinquante vies par jour et l’on commença, à Bagatelle, à brûler dans la maison des herbes sèches que Maman Netta rapportait du village des esclaves. La fumée âcre et purificatrice faisait pleurer Virginie et Mignette. Cette dernière n’osait pas dire sa frayeur, car on annonçait maintenant que la fièvre « remontait la rivière ». On citait les noms de notables terrassés par le mal et, dans les villages, on entendait la clochette, agitée par un enfant de chœur, marchant devant le prêtre, qui se hâtait de porter l’extrême-onction aux mourants. Le docteur Murphy raconta, un soir où Adrien de Damvilliers l’avait convié à dîner, que, dans une plantation au sud de Baton Rouge, quatre-vingt-quinze esclaves sur trois cents avaient péri en moins d’une semaine.

Le fléau, comme chaque année à La Nouvelle-Orléans, provoquait une interruption quasi totale des affaires. Certains planteurs risquaient, de ce fait, la faillite. C’est à cette époque que le consul de France, qui tenait son gouvernement au courant de l’état sanitaire du pays, écrivait au ministre des Affaires étrangères : « Tel qui, par le nombre de ses esclaves, offrait à ses créanciers une sécurité vivante, ne trouve plus que difficilement à négocier des obligations, qui, par la mort possible des esclaves, peuvent perdre d’un jour à l’autre une grande partie de leur valeur réelle. »

Comme chaque année aussi, les médecins ouvraient à nouveau le vieux débat : « La fièvre jaune est-elle contagieuse ? » « Oui », disaient ceux du Nord. « Non », affirmaient les membres de la Société médicale française de La Nouvelle-Orléans. On préférait faire confiance à ces derniers. Le docteur Murphy, lui, ne se prononçait pas. « Ayez de l’hygiène, disait-il à ses pratiques, cela ne peut pas faire de mal, et buvez un verre de bon whisky chaque soir, ça dissipera vos angoisses. Pour le reste, priez Dieu si vous y croyez. Et surtout ne me dérangez pas, je ne pourrais que vous dire… qu’il n’y a rien à dire ! »

Il fallait compter sur la nature pour chasser le fléau qu’elle avait apporté. Une forte pluie, un grand vent, on l’avait constaté, dissipaient les miasmes et l’automne faisait généralement disparaître cette maladie de l’été. En attendant, il fallait supporter l’épidémie, vivre dans l’inquiétude. Une migraine causait des alarmes sans nom, une simple indigestion faisait apparaître le spectre de la mort dans une famille, car on soupçonnait dans ces petites indispositions les signes avant-coureurs du mal.

Adrien de Damvilliers, qui avait vu sa femme emportée, hors saison, par la fièvre pernicieuse, ne changeait rien à ses habitudes de vie. Il paraissait plus préoccupé par une offensive des parasites qui menaçaient ses cotonniers, que par les nouvelles alarmantes qui, de plantation en plantation, arrivaient jusqu’à lui. « Depuis trois générations que nous sommes ici, disait-il, le mal nous connaît. Il a renoncé à nous attaquer. Un bon cigare fait plus pour assainir l’atmosphère que les herbes de Maman Netta… et ça sent moins mauvais ! » Quant à Virginie, toujours maîtresse d’elle-même, elle calquait son attitude sur celle de Dandrige, qui affectait de ne pas entendre les histoires que racontaient les gens inquiets. Elle avait interdit à Mignette d’évoquer le fléau, mais cette dernière passait des heures à s’en entretenir avec la petite Rosa qui, chaque matin, avait un nouveau ragot à rapporter. Pour dissiper ses pensées moroses, Mignette préparait des fils de laine pour Virginie qui avait entrepris un ouvrage de tapisserie. Elle affichait aussi une passion pour le cheval. Bobo était devenu son ami et complétait de ses conseils de palefrenier les leçons données par Dandrige. Elle obtint même la permission d’accompagner le Noir quand il conduisait les chevaux au maréchal-ferrant de Pointe-Coupee. C’est ainsi qu’elle fit la connaissance du robuste Alsacien qui allait tenir une place considérable dans son existence.

Il n’y eut qu’un décès suspect au village des esclaves. Une très vieille femme, qui succomba aussi discrètement qu’elle avait vécu, après une semaine de fièvre et de tremblements. Le docteur Murphy déclara péremptoirement qu’elle était morte de vieillesse, mais les esclaves ne le crurent pas. Pour eux, c’était la première victime de la « dengué », comme ils appelaient la fièvre jaune, et les pratiques superstitieuses réapparurent. On égorgea quelques poulets, on recueillit des crottes de mouton et les prières redoublèrent, car les Noirs tenaient à s’attirer la bienveillance de leurs génies ancestraux comme celle du Dieu des Blancs, qu’ils avaient fait leur, à la demande du maître.

Ce dernier, comme il se devait, décida d’assister aux funérailles de la vieille femme et Virginie proposa de l’accompagner. Ils se rendirent tout d’abord à la maison de la morte, qui reposait sur une planche, enveloppée d’un calicot blanc. Elle avait déjà l’aspect d’une momie, ses traits étaient crispés et autour d’elle se lamentaient ses enfants – elle en avait seize – et ses petits-enfants en âge de voir la mort. Un hangar à coton désaffecté pourvu d’un clocher servait d’église et le père Volbert, un jésuite de Pointe-Coupee, y officiait. On y transporta, ouvert, le cercueil que le prêtre fit fermer en sa présence avant de réciter l’office des morts. La foule sanglotait et Virginie, debout à côté de son parrain, trouva fort belles les lugubres mélopées qui succédèrent aux prières de l’officiant. Télémaque conduisait les chants, sortes de cantiques improvisés, où revenait le nom de la défunte, et bientôt des battements de mains rythmèrent les lamentations, sur un air qui n’avait plus aucun rapport avec une mélodie religieuse. Des voix aiguës de femmes, au bord de la transe, s’élevaient parfois et les larmes qui coulaient sur les visages n’étaient pas feintes. Le chagrin s’exaspérait à sa propre évocation. Virginie eut presque peur de ce déchaînement de tristesse, qui menaçait d’atteindre l’hystérie.

Adrien la rassura :

« C’est leur façon à eux d’enterrer leurs morts. »

Les filles de la défunte, la tête recouverte d’un carré de coton noir, dont une pointe dissimulait leur visage ruisselant de larmes, étreignirent soudain le cercueil avec de grandes démonstrations de douleur. Le prêtre attendit que cette exaltation soit calmée, puis il fit un signe aux porteurs, qui enlevèrent le corps. Cela eut pour effet de redoubler les lamentations et les cris. Puis on retrouva le soleil qui, révélant une foule aux vêtements multicolores, mit sur ce deuil une lumière de fête champêtre. En un instant le chagrin parut dissipé.

« Nous n’irons pas au cimetière, dit Adrien. Ils préfèrent que nous n’assistions pas à la mise en terre, car ils se livrent là à des incantations auxquelles même le prêtre ne comprend rien. Leur paradis et leur enfer ne sont pas les nôtres. Laissons-les aller. »

Les parents de la morte vinrent remercier le maître. Il décréta que, pendant le reste de la journée, la famille endeuillée serait dispensée de travail.

« Les nègres, commenta le marquis, tandis qu’il ramenait Virginie, sont des êtres sentimentaux, mais sans pudeur. Ils donnent, comme vous l’avez vu, libre cours aux mouvements de leur cœur. Ils ne savent rien faire calmement. Ce sont des enfants un peu menteurs et paresseux, souvent rusés comme sont les bêtes des forêts, dont ils ont conservé une partie des instincts. C’est pourquoi nous nous devons de les gouverner fermement. La liberté leur donne de l’arrogance, mais aucun bonheur ! »

Au lendemain de ces funérailles, la pluie se mit à tomber, violente et drue. Elle dura une semaine, l’averse prenant parfois l’allure d’une tornade, hachant les feuilles, piétinant les azalées et les rhododendrons, arrachant aux magnolias et aux tulipiers leurs tendres fleurs, transformant les chemins en bourbiers. Un soir, comme Dandrige et le marquis retiraient leurs bottes crottées sur la véranda, ils entendirent, venant du petit salon, un air de musique.

« C’est le clavecin de ma mère, dit vivement Adrien. Je ne l’avais pas entendu depuis vingt ans… Vous croyez aux fantômes, Dandrige ?

— Non, Adrien, je ne crois pas aux fantômes. Je crois, par contre, aux talents et à… l’intelligence de votre filleule.

— Allons voir ça », fit le marquis en enfilant prestement les chaussures bien cirées que le vieux James lui tendait.

Virginie s’était mise au clavecin, en entendant les pas des chevaux. L’accordeur, envoyé par Corinne Tampleton, avait fort bien fait son travail ; l’instrument rendait des sons justes et moelleux. Jamais la jeune fille n’avait touché un clavier de cette qualité. Les notes aigrelettes résonnaient dans cette maison de bois avec une brillance particulière, les phrases y prenaient une suavité quasi sensuelle. Elle jouait une gigue, extraite des Nouvelles Suites de pièces pour clavecin de Jean-Philippe Rameau. La partition portait le millésime de 1728. Vieille de plus d’un siècle, cette musique avait la fraîcheur des jeux d’eau de Versailles au temps du Roi-Soleil. Adrien et Dandrige, au seuil du salon, attendirent la fin du morceau pour manifester leur présence. Virginie, qui les savait là, jouait avec élégance, faisant scintiller les harmoniques dans le médium et l’aigu, tirant des bancs sonores de graves roucoulades et soulignant les triolets descendants, pleins d’une joie tonique. La tête inclinée sous ses cheveux d’or roux, la jeune fille ressemblait à une rêveuse sylphide dont la musique aurait été la voix surnaturelle. Ses doigts déliés couraient sur le clavier avec virtuosité, le léger mouvement des plis de sa robe de soie aventurine indiquait qu’un pied invisible marquait la mesure !

« Bravo ! Bravo ! » s’écria le marquis.

Puis il se précipita vers la musicienne, qui s’était retournée en affichant un air de surprise, confuse, au son de cette grosse voix d’homme.

« Permettez-moi de vous embrasser, Virginie, je n’ai pas connu une telle joie depuis longtemps. Vous êtes une fée, ma petite. Venez dans mes bras. »

Adrien donna à sa filleule trois gros baisers appuyés, à la mode campagnarde. Elle, soulevée de terre par un homme qui était plus habitué à cajoler les chevaux que les femmes, sentit sa poitrine écrasée contre un torse dur. Par-dessus l’épaule du maître, elle vit Clarence demeuré sur le pas de la porte, mains au dos, souverainement calme, qui regardait cette scène touchante sans émotion. Elle lut dans le regard de jade de l’intendant un vague contentement. Celui d’un parieur, qui devine qu’il a toutes chances de gagner son pari.

Mais le marquis, tout à son bonheur naïf, se faisait expliquer comment et où Virginie avait retrouvé le clavecin, qui l’avait accordé. Tout en écoutant le récit, fait avec beaucoup de modestie par la jeune fille, il passait ses grandes mains sur les flancs de l’instrument, comme s’il voulait retrouver de très anciennes sensations.

« Jouez-moi le deuxième rigaudon, Virginie, c’était le préféré de ma mère, vous savez, celui en majeur sur lequel on chantait…, voyons… Ah ! oui… Tra la la la, c’est toi que j’aime… Tra la la la, c’est pour longtemps… Pouvez-vous le retrouver ?

— Celui-là, parrain, je le sais par cœur… »

Et aussitôt elle attaqua le morceau demandé, sorte de dialogue vif et ironique, évoquant la plaisante poursuite d’un berger et d’une bergère au bord de l’amour, dans un tableau de Watteau.

« Encore, dit Adrien quand la dernière note se fut éteinte, rejouez-le ! »

Elle s’exécuta et quand ses mains retombèrent sur ses genoux, comme se posent des colombes, Dandrige vit une larme rouler sur la joue du maître de Bagatelle. La première, peut-être, qui tombait des yeux de ce Damvilliers auquel la mort de sa femme, il y avait quelques mois, n’avait arraché qu’un soupir résigné.

Le clavecin fut désormais l’instrument des joies domestiques. Son chant retrouvé avait coïncidé avec la fin de l’épidémie de fièvre jaune et l’éclatement dans les champs de coton des premières capsules libérant leurs fibres immaculées. La cueillette avait aussitôt commencé. Elle s’annonçait abondante et les esclaves passaient leurs journées à remplir les balles de flocons soyeux. Les jours de pluie, il fallait stimuler l’ardeur des Noirs pour ramasser les feuilles mouillées, qui eussent fait « rouiller » le coton en se plaquant sur le duvet. Du lever du jour à la nuit, la grande plantation vivait la récolte et l’on croisait sur les chemins au bord du Mississippi les charrettes de Bagatelle emportant à l’atelier d’égrenage des corbeilles d’or blanc.

Le marquis était triomphant, à sa manière. C’est-à-dire qu’il agitait son grand corps infatigable, comme si ses mouvements et ses déplacements pouvaient accélérer le rythme de la cueillette. Chaque jour, on le voyait dans les champs, surveillant les esclaves, pestant quand une touffe de fibres avait été prématurément enlevée, exigeant que l’on ramasse toutes celles qui tombaient des paniers, jurant quand le soleil ne séchait pas assez vite les plantes mouillées, exigeant à chaque instant des états et des comptes, houspillant les contremaîtres.

Parfois, il arrivait impromptu à l’atelier d’égrenage, se saisissait d’une poignée de graines, hurlait qu’on y laissait trop de duvet ou de mèche.

« Avec ce que vous laissez là, on remplirait vingt balles ! Je vais vous le faire égrener à la main, moi, si ça continue, le coton, comme vos pères, bande de fainéants ! On vous a donné des machines pour vous éviter de la peine, hein, c’est comme ça que vous vous en servez. Quel gaspillage !… »

Il exagérait, bien sûr, et il mentait effrontément !

Virginie voulut visiter l’égrenage et tout savoir d’une invention qui avait révolutionné la culture du coton. Dandrige lui expliqua qu’au temps où l’on égrenait le coton à la main il fallait une journée à un esclave habile pour arracher une livre de fibre aux graines vertes, dissimulées dans la capsule.

« Un seul hectare de cotonniers, dit-il, représentait environ quatre millions de graines, qu’il fallait « déplumer » une à une. Les esclaves y passaient l’hiver. C’était un travail d’une lenteur désespérante. »

Puis il raconta l’histoire du maître d’école Eli Whitney. Diplômé de Yale, le jeune homme, né en 1765, dans le Massachusetts, avait une passion : la mécanique. Pendant un voyage dans le Sud, ce garçon intelligent et ambitieux avait rencontré sur un river-boat du Mississippi la veuve d’un général, Mme Greene, qui possédait une plantation du côté de Savannah. Invité à visiter le domaine, il vit les Noirs employés à l’égrenage. Il entendit leurs chants mélancoliques rythmant le travail fastidieux. Son esprit inventif lui inspira aussitôt le principe d’une machine simple. Il s’agissait d’une planche hérissée de petits crochets, sur lesquels on pouvait passer et repasser la graine et lui arracher ainsi le coton. Les planteurs auxquels il montra son invention apprécièrent l’idée, mais observèrent que la perte était trop importante et que rien ne valait, pour l’égrenage, la main d’un esclave appliqué… et bien surveillé !

Whitney n’avait pas dit son dernier mot. Un peu plus tard, il présenta à Mme Greene et à ses voisins une autre machine composée de cylindres de bois tournant ensemble sur des axes parallèles par le moyen d’un engrenage et d’une manivelle. Certains cylindres portaient des crochets, d’autres des brosses. L’essai, cette fois, fut concluant. Les déchets représentaient une proportion acceptable par rapport au gain de temps enregistré.

L’inventeur, qui était aussi doué pour les affaires que pour la mécanique, demanda un brevet que George Washington, alors président de la République, signa, le 14 mars 1794. L’égreneuse connut tout de suite le succès. La Caroline du Sud vota 50 000 dollars de crédit à Whitney, la Caroline du Nord 30 000 et le Tennessee 10 000. La fortune était à portée du maître d’école, quand un autre inventeur, Hodgen Holmes, apporta à la machine de Whitney un perfectionnement d’importance. En remplaçant les crochets des cylindres par des rangées de scies, il réduisit le déchet – les fibres restant attachées aux graines – à une quantité négligeable. Eli Whitney prit fort mal la chose et refusa de vendre ses machines aux planteurs. Par contre, il les leur loua, demandant pour loyer un tiers du coton égrené, ce qui parut à beaucoup exorbitant. Le résultat fut que les machines de Holmes se répandirent, pendant que le premier inventeur se ruinait en vains procès contre son rival.

Adrien avait acheté une série de machines Holmes et s’en trouvait d’autant plus satisfait qu’une fois la récolte égrenée il louait son atelier à d’autres planteurs. En investissant dans cette affaire le modeste héritage de Virginie, il avait fait, pour sa filleule, un bon placement. Elle vit donc avec plaisir fonctionner les machines qui lui procuraient une rente.

Quand elle raconta cette visite à Corinne Tampleton, cette dernière s’amusa beaucoup à l’idée qu’une femme pouvait s’intéresser à ces choses, dont les hommes ne parlaient qu’entre eux. L’amitié entre les deux jeunes filles était maintenant solidement établie. Il ne se passait pas de semaine sans que l’on se rendît visite. Willy, prévenu par sa sœur, s’arrangeait toujours pour être présent les jours où Virginie venait aux Myrtes et souvent il accompagnait sa sœur à Bagatelle. On faisait de la musique, on prenait le thé en croquant des biscuits aux noix de pécan, on débitait aussi des fadaises, qui ne faisaient rire que ces jeunes gens insouciants. Le fils Tampleton faisait sa cour avec dévotion, sans même se rendre compte que Virginie, d’allure primesautière, mais d’esprit ordonné, savait toujours maintenir la conversation dans le domaine des généralités sans danger. On parlait des amours des autres, des héros de roman, on évoquait les passions célèbres des dames et chevaliers du temps passé. Willy trouvait dans tous ces propos transposables de quoi nourrir ses espérances, la belle Virginie un subterfuge pour tenir à distance, sans le décourager, un amoureux qu’elle finissait par trouver fade comme un sorbet.

Ses rapports étaient bien différents avec Percy. Celui-ci, en chasseur émérite, avait deviné en Mlle Trégan une amoureuse dissimulée, à qui une bonne éducation tenait lieu de vertu. Lui seul, de toute la famille, avait appris par une indiscrétion du capitaine Wrangler, rencontré par hasard à Natchez, les raisons du duel qui s’était déroulé sur le Prince-du-Delta. Il savait aussi comment la prude Virginie avait embrassé Ed Barthew. Elle s’était tout simplement conduite comme une fille et la conspiration du silence, due à l’hypocrisie plus qu’à la discrétion, qui incitait tous les témoins de l’événement à oublier cet épisode déjà lointain lui donnait à penser que la filleule du marquis n’attendait peut-être qu’une allumette pour s’enflammer. Deux fois déjà, il lui avait fait un bout de conduite sur la route de Bagatelle, pendant des absences de son frère, et son instinct lui disait que l’approche serait affaire de circonstance. Car il lui aurait déplu de reconnaître que cette femme, facilement dédaigneuse, habile dans l’art du persiflage et très capable de vous remettre ironiquement à votre place, l’intimidait plus que toutes celles qu’il avait séduites. Don Juan excité par la difficulté, mais incapable de dissimuler des élans provoqués par la chair et non par le cœur, Percy Tampleton ne voulait pas se découvrir trop vite. Comme il aidait, un soir, Virginie à monter dans son cabriolet, il avait risqué un serrement de main prolongé. Elle s’était dégagée promptement, avec un sourire et un petit claquement de langue qui signifiait : « Allons, allons, monsieur Tampleton, ça ne se fait pas ! »

Percy se disait qu’une jeune fille vraiment pure aurait fait mine de ne rien ressentir et de ne rien remarquer. Cette petite rebuffade, en indiquant que Virginie savait à quoi s’en tenir sur les désirs des hommes, l’encourageait à poursuivre, prudemment.