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LA révérende mère Jean-Philippe du Saint-Sauveur – Marguerite de Bonnifet avait pris pour nom, en entrant en religion, le prénom de deux de ses frères morts en bas âge – se révéla pour Clarence une compagnie agréable. Cultivée et perspicace, la religieuse s’intéressa aux travaux de l’intendant portant sur l’histoire des Damvilliers. Elle rappela l’installation des ursulines à La Nouvelle-Orléans, à laquelle le premier marquis Claude-Adrien n’avait pas été étranger. Botaniste et fervente d’histoire naturelle – car, disait-elle, la contemplation et l’étude de la nature suffisent à démontrer l’existence de Dieu – elle fit avec Clarence de longues promenades en buggy. Chaque matin, pendant son séjour, elle se rendit à l’hôpital de la plantation, plaisantant volontiers avec ce mécréant de Murphy, qui ne lui reprochait que de ne pas boire de whisky.

Pour Virginie et Adrien, elle fut le plus discret des chaperons, sachant fort bien que sa présence n’avait été sollicitée que pour éviter les ragots et satisfaire aux usages. C’était une grande femme à la voix sonore, à la démarche vive. Son habit, son voile et sa collerette empesée lui conféraient une sorte de majesté. Les esclaves domestiques la regardaient au début comme une apparition un peu inquiétante, mais leur méfiance tomba quand ils s’aperçurent qu’elle ne donnait jamais aucun ordre, faisait elle-même le ménage de sa chambre et appréciait les recettes d’Anna. Rompue aux contacts de la vie en communauté, qui ne sont pas toujours empreints de charité chrétienne, habituée aux mœurs et aux caprices des filles de planteurs dont elle avait dirigé l’éducation, la religieuse observa le comportement de Virginie et s’en déclara satisfaite.

« Ce sera un bon ménage, dit-elle à Clarence au cours d’une promenade. Le cousin Adrien a l’âme claire comme une source et Virginie me paraît fort capable d’assumer les charges d’une grande maison. Je vois avec plaisir que Paris ne l’a pas gâtée, mais lui a donné ce brillant, ce piquant qui font si souvent défaut aux jeunes filles de notre État. »

La révérende mère faisait volontiers les oraisons auxquelles l’astreignaient les règles de son ordre en se promenant dans le parc. Les écureuils et les pies s’étonnaient de cette grande silhouette noir et blanc sans en être effrayés. Adrien, qui la regardait déambuler depuis la véranda, la comparait au chevalier du guet.

Les cotonniers étaient déjà vigoureux quand le grand barbecue – on avait envoyé plus de deux cents invitations pour le premier samedi de juin – fit converger vers Bagatelle les attelages des planteurs. Certaines familles arrivaient de fort loin pour participer à la première fête de l’année. Les femmes arboraient des toilettes neuves et s’attendaient à être remarquées ; les jeunes hommes comptaient découvrir parmi leurs amies d’enfance, plus âgées d’une saison, des cavalières nouvelles. Les Barrow eux-mêmes s’étaient déplacés. Clément, dont l’infirmité requérait la présence permanente d’un robuste esclave, toujours prêt à le soutenir, accompagnait ses sœurs. Les Tampleton, encore endoloris par la mort de Corinne, effectuaient à cette occasion leur première sortie en famille. Percy était venu avec Isabelle, sa femme. On vit même apparaître à leur côté un invité que personne n’attendait : le beau Willy, qui, bénéficiant d’une permission, saisit l’occasion de revoir celle qui l’avait éconduit, ce qui l’autorisait à promener un air chagrin que les gens prenaient pour de la gravité militaire.

Cette fois-ci, on danserait dans la maison, des averses pouvant survenir à tout instant, mais un grand buffet avait été dressé sous les chênes. Le marquis de Damvilliers, très à l’aise dans une redingote gris souris, ayant noué sur sa chemise à jabot empesé une cravate de soie mousseuse et mauve, faisait les honneurs. Virginie portait une robe de dentelle anglaise à volants, d’une simplicité qui plut à la mère supérieure des ursulines. Sous la coiffure « à la Sévigné », le visage de porcelaine rosé et les grands yeux turquoise de la jeune fille lui donnaient, plus que jamais, la beauté conforme aux canons sudistes, fixé par les portraits que peignait cinquante ans plus tôt, pour les riches familles, Josef de Salazar, dont les œuvres académiques ornaient de nombreux salons de planteurs, comme ceux des Forstall ou des Mathew.

Quand elle aperçut Willy, Virginie réprima un sursaut. Le lieutenant d’artillerie se montra tristement amical, comme savent l’être les gens résignés et de bonne éducation.

« Vous ne jugez pas ma présence importune ?

— Nullement, Willy. Je suis et reste votre amie. Et, ajouta-t-elle pour le préparer à une nouvelle qui ne pouvait que le peiner, vous apprendrez tout à l’heure quelque chose de plus… »

Ed Barthew, qui, s’approchant pour saluer Virginie, avait entendu la fin de sa phrase, se retourna vers Mignette venue au bras de son mari.

« Que va-t-elle nous annoncer ? questionna-t-il. Vous devez être dans le secret de la princesse, madame Schœler ?

— Dans le secret de la princesse, non…, fit-elle, espiègle… Mais dans celui de la marquise… peut-être…

— Vous voulez dire que Virginie pourrait épouser le…

— Chut, ne soyez pas si pressé… et gardez vos déductions pour vous, cher maître. »

Mais quand un moment plus tard, estimant que la plupart des invités étaient arrivés, le marquis, du haut de la véranda, frappa dans ses mains pour réclamer silence et attention, Ed Barthew fut des rares initiés sachant ce que le maître de Bagatelle allait annoncer aux gens de son monde.

« Mes amis, commença Adrien d’une voix forte, je veux que vous soyez les premiers à connaître une nouvelle qui, je pense, vous réjouira. J’ai décidé de me marier… »

Un murmure approbateur et enjoué parcourut l’assistance. Parmi tous les regards levés vers le marquis, Clarence repéra celui de Willy Tampleton, indifférent. « Le pauvre garçon ne se doute de rien », pensa l’intendant, tandis que M. de Damvilliers attendait que toute l’attention de l’auditoire lui revînt pour continuer.

« Et je vais maintenant, reprit le marquis, rayonnant, emphatique comme un bonimenteur de foire sur son estrade, je vais vous présenter ma fiancée… »

La foule retint son souffle, les cous se tendirent et, quand la porte de la maison s’ouvrit et que Virginie apparut sur la galerie, il y eut un bref instant d’étonnement, vite submergé par les applaudissements.

« Vous connaissez tous Virginie, lança le marquis en tendant la main à sa gracieuse filleule, qui, en comédienne consommée, rougissante et les cils palpitants, esquissait une révérence qui relança les vivats du public.

— Un baiser ! un baiser ! » crièrent quelques jeunes gens, soutenus par le chœur des invités.

Le marquis, après un temps d’hésitation, s’exécuta avec une franchise pataude, Virginie avec la fougue contrôlée qu’autorisait la circonstance.

« Je vous invite tous maintenant à vous réjouir ; avec nous… et un verre à la main. »

Dans le brouhaha qui, sous les chênes, succéda à cet intermède théâtral, dont le marquis, estima Dandrige, s’était élégamment tiré, sans doute dans une mise en scène de Virginie, personne, sauf l’intendant et Ed Barthew, ne se soucia des réactions du lieutenant Tampleton. Tandis que les gens se pressaient autour des fiancés pour exprimer les félicitations d’usage, que les jeunes filles, exubérantes et toujours émoustillées par la perspective d’un mariage, embrassaient Virginie, que les hommes glissaient à l’oreille du marquis des appréciations qui lui mettaient aux joues le rouge de la gêne, Clarence repéra l’ancien soupirant de Virginie. En compagnie du docteur Murphy, il vidait des verres de champagne avec l’avidité de ceux qui désirent atteindre rapidement l’euphorie qui précède l’ivresse et confère aux choses et aux événements une fluidité particulière.

Ed Barthew, qui avait aperçu le médecin, son complice habituel, se retrouva au côté de l’intendant, en train de marcher vers le buffet. L’avocat, dont la mèche rebelle barrait le front comme un accroche-cœur, paraissait au mieux de sa forme.

« Étonnant, non, ce mariage-surprise ?

— Étonnant pour qui ?

— Pas pour vous, bien sûr ! Mais pour nous autres, et en particulier pour ce pauvre Willy, qui m’a l’air parti pour se soûler. Lui aurait-on appris à boire dans l’armée ou, une fois de plus, sacrifie-t-il au conformisme le plus banal qui veut qu’un homme de qualité tente de noyer son chagrin dans le vin ?

— Il semble avoir le geste assez spontané », observa Clarence en riant.

Comme les deux hommes approchaient du buffet vers lequel, les effusions terminées, la foule commençait à refluer, Willy Tampleton les interpella, l’œil déjà brillant et l’air agressif.

« Venez arroser ça, Dandrige : Virginie Trégan, marquise de Damvilliers, c’est une belle histoire d’amour, non ? »

Manifestement, le champagne commençait à faire son effet. Jamais on n’avait vu le digne Willy aussi provocant. Murphy lui tendit un nouveau verre, afin qu’il puisse accompagner Dandrige et Barthew. Le jeune Tampleton le vida goulûment, s’essuya la bouche d’un revers de main, ce qui surprit, et continua :

« Savez-vous, Dandrige, que je lui avais offert ma main et qu’elle l’a refusée ? Les Tampleton ne sont que des planteurs descendant d’un majordome anglais, tandis que les Damvilliers, hein, c’est autre chose. Ils ont été cocus par le roi de France… »

Les hommes et les femmes qui se pressaient autour des tables surchargées de victuailles et de boissons, entendant cette déclaration faite d’un ton gaillard et ironique, se regardèrent, mi-surpris, mi-amusés. Les uns sourirent, les autres parurent offusqués. Des femmes commencèrent à papoter, faussement indifférentes, quelques-unes au contraire se rapprochèrent, espérant des révélations complémentaires. Dandrige sentit que le scandale menaçait.

« Voyons, Willy, calmez-vous. Ce n’est ni le lieu ni le moment d’étaler votre déception. Vous n’avez rien à reprocher à qui que ce soit ici !

— Je ne reproche qu’à moi, Dandrige, de m’être conduit comme un imbécile. J’aurais dû comprendre que Mlle Trégan a des ambitions qui me dépassent, tout comme Corinne aurait dû le comprendre de vous ! »

Dandrige pâlit et, n’eût été l’état du lieutenant, il eût répliqué vertement, prêt à risquer le duel.

« Ne parlez pas de ce que vous ignorez, mon vieux, fit le docteur Murphy, et buvez ça… »

Il lui tendit un verre de gin étendu d’eau fraîche.

« Vous ne pensez pas, Willy, que vous avez assez bu ? » intervint durement Clarence, les maxillaires crispés.

Barthew, qui avait suivi l’algarade d’un air chagrin, se pencha vers l’intendant et, sans être entendu du lieutenant qui, docilement, buvait l’alcool à petits coups, le regard perdu dans les frondaisons :

« Laissez faire Murphy. Il va l’achever et nous irons le coucher dans une voiture, à l’ombre… »

Sans que personne s’en soit aperçu, Percy, sans doute prévenu par quelque invité que son frère « disait des bêtises », s’était approché. Fermement, l’aîné, l’air courroucé, prit le cadet par le bras.

« Viens avec moi, avant de te mettre un duel sur les bras ! »

Et il essaya de l’entraîner. Mais le jeune Tampleton se débarrassa d’un geste brusque de la main de Percy.

« Je dirai ce que je veux, à qui je veux et je me battrai si bon me semble, contre n’importe qui, hein », lança-t-il dans un hoquet en parcourant l’assistance d’un regard flou, où il voulait mettre de l’assurance et du défi.

Autour du petit groupe, les conversations avaient cessé et la voix pâteuse de Willy s’entendait à trente pas. Le marquis, qui, en compagnie de Virginie, s’entretenait avec Clément Barrow pour lequel on avait avancé un fauteuil d’osier, se redressa, dominant de la tête la foule tournée vers le buffet d’où venait l’éclat.

« Je vais voir ce qui se passe », dit-il, visiblement contrarié.

Virginie voulut lui emboîter le pas.

« Restez ici avec nos amis, Virginie, je reviens. »

Le ton était net, catégorique, comme un ordre. La jeune fille le comprit.

« Que se passe-t-il, Willy, mon champagne est mauvais ? » interrogea d’un air bon enfant le maître de Bagatelle, qui, en trois enjambées, avait franchi le cercle brusquement ouvert des spectateurs du petit scandale.

La vue du maître de Bagatelle, puissant et sûr de lui, décontenança Willy.

« Je n’ai rien à dire, monsieur, fit-il d’un ton penaud, ni pour le champagne ni pour le reste…, et je vous souhaite bien du bonheur… Moi, je m’en vais… »

Si Barthew et Percy n’avaient pas été là pour le soutenir, le beau militaire se fût étalé de tout son long comme une poupée de son.

« Conduisez-le dans la maison et qu’il se repose, ordonna le maître. Anna lui fera un café fort. »

Ayant parlé, il tourna les talons et rejoignit Virginie, demeurée près des Barrow.

« Le bonheur des uns peut parfois causer de la peine aux autres… », insinua Adèle d’une voix sucrée.

Mais un regard d’Adrien l’empêcha de poursuivre.

« L’incident est clos, dit-il à Virginie. Willy est ivre. Les artilleurs ne savent pas boire. On ne commente pas une chose aussi triviale. »

C’était sa façon d’avertir tout le monde que le maître de Bagatelle ne supporterait pas d’autres allusions à cette fausse note. On s’interrogerait certes dans les familles, les témoins de l’incident seraient sollicités de rapporter dans tel ou tel salon les propos exactement tenus par Willy Tampleton au jour des fiançailles du marquis, mais personne n’oserait s’en souvenir devant les gens de Bagatelle.

Tandis que, pensifs ou soulagés, les invités âgés reprenaient leurs conversations, roulant sur des futilités ou des considérations sans portée, sur le remariage du marquis, que les planteurs échangeaient des impressions sur les récoltes, déplorant unanimement l’abondance des pluies qui retardaient la floraison des cotonniers, que d’autres Commentaient l’évacuation des Indiens de l’Illinois où de bonnes terres allaient devenir disponibles, les jeunes gens et les jeunes filles se cherchaient et se trouvaient, formaient des couples qui, plus tard, participeraient au quadrille. Percy Tampleton avait emmené son frère derrière la maison. Calme et flasque, Willy s’efforçait à la dignité avec le sérieux exagéré qui caractérise le stade de l’ivresse consciente. Loin de la fête, l’aîné des Tampleton fit allonger le lieutenant dans un coin tranquille, au pied d’un arbre. Il lui cala sous la tête un coussin emprunté à un landau.

« Tu ne connais rien aux femmes, mon pauvre Willy, fit-il d’une voix douce, et, crois-moi, c’est plutôt une chance pour toi d’avoir échappé à Mlle Trégan.

— Mais je l’aime », avoua à mi-voix et d’un air lamentable le beau lieutenant, couché sur la mousse.

Sous son chêne, le col ouvert, la tunique déboutonnée, il ressemblait à une caricature de Bayard mourant et reprochant au connétable de Bourbon sa trahison.

« Foutaise, mon vieux », lui lança Percy en s’éloignant.

Il ne pouvait supporter de voir un Tampleton la lèvre tremblante et l’œil embué de larmes. Il faillit lui dire qu’il avait couché avec son idole comme avec une servante. Qu’elle s’était comportée à cette occasion comme toutes les autres femmes qu’il avait possédées, mais il se retint, peut-être pour ne pas augmenter le chagrin éthylique de son frère, mais aussi parce qu’il se demandait si cela était vraiment arrivé. L’inaltérable Virginie lui faisait un peu peur.

Celle qui inspirait tant de sentiments divers obtint au lendemain de cette journée, par ailleurs très réussie, les confidences de Clarence, qui, en tête-à-tête, lui narra par le détail la conduite de l’amoureux déçu.

« Quelle chiffe ! fit-elle d’un air méprisant. J’espère qu’il n’osera plus se montrer à Bagatelle.

— Je l’ai vaguement entendu murmurer qu’il allait se porter volontaire pour commander un détachement engagé contre les Indiens, dit Clarence.

— Qu’il aille se couvrir de gloire facile et me laisse en paix…

— Les flèches des Cherokees valent bien celles de Cupidon, avança Clarence d’un ton qui laissait deviner une certaine tendresse pour le lieutenant malheureux. Il saura mieux se tenir sur un champ de bataille que dans un boudoir.

— Le courage physique, conclut Virginie, n’a jamais été une preuve d’intelligence et les bons soldats sont souvent des imbéciles ! »

Dandrige estima l’épitaphe cruelle… et suffisante.