13

À BAGATELLE, on attendait l’arrivée d’Abraham Mosley. Rendue à sa quiétude après les drames qui s’y étaient succédé, la plantation ressemblait à ces vieux navires rescapés d’une tempête qui, vaille que vaille, reprennent la mer avec leur équipage dénué d’enthousiasme. La visite du vieil ami, qu’on n’avait pas vu depuis longtemps, constituerait un dérivatif, rappellerait à tous que le monde existait et évoluait au-delà des limites du domaine et des rives du Mississippi.

L’élégante Gratianne étant retournée à La Nouvelle-Orléans, Julie, languide et discrète, traînait sa mélancolie, de la maison au parc. Son peu d’aptitude aux études et cette « faiblesse de cœur », qui avait incité le docteur Murphy à déconseiller, pour elle, le pensionnat, faisaient de cette jeune fille fragile et craintive un être résigné. Sa présence, au temps où tous les enfants Damvilliers animaient la vieille demeure, passait le plus souvent inaperçue. Depuis qu’elle restait seule avec le petit Charles, on la remarquait davantage, comme on découvre les personnages secondaires sur une scène abandonnée par les héros. Brodant des napperons ou peignant des porcelaines avec application, elle pouvait s’enfermer pendant des heures dans un silence complet, sans faire plus de mouvements qu’il n’était nécessaire.

Depuis son enfance, on lui répétait : « Ne cours pas, ne saute pas, ne te mets pas en sueur, évite les courants d’air. » Le cheval lui était interdit, comme les longues marches au soleil et les danses prolongées. Si bien que, pour prévenir des malaises qui ne se manifestaient pas, on avait fait d’elle un être sans résistance ni appétit. Après avoir été une fillette laide, elle était devenue une adolescente d’une beauté mièvre. Quand elle sortait maintenant avec sa mère, pour la sempiternelle promenade en buggy, ou les visites au cimetière de Sainte-Marie, on la voyait toujours enveloppée dans un châle, même aux plus fortes chaleurs, convaincue d’avoir, comme disait son père, « le sang pauvre » ; elle redoutait le vent et se dissimulait à la moindre ondée.

Les jeunes gens qui l’approchaient lui parlaient comme à un enfant ou à une infirme. Son teint d’ivoire mat, ses lèvres dont le rouge virait parfois au violet, ses yeux sombres et les palpitations rapides qui soulevaient sa poitrine étroite à la plus petite émotion les incitaient à une extrême courtoisie. Dans ce milieu où l’on appréciait les références florales, Adèle Barrow comparait « la pauvre petite » à « un lis tardif à tige de cristal ».

Au fils d’un planteur plus hardi que les autres, qui s’était risqué au cours d’un pique-nique à lui dire qu’il la trouvait jolie, elle avait répondu, étonnée :

« Vous croyez ? Vous devez vous tromper, monsieur ! »

Le lendemain, le garçon lui avait fait porter un recueil de poèmes. Personne ne savait si elle l’avait jamais ouvert.

Anna et les autres domestiques continuaient à l’appeler, comme quand elle était petite, « m’amselle Pom Pom », bien qu’elle ne chantonnât plus qu’en dehors de tout auditoire. Parce qu’elle n’émettait que rarement des opinions sur les gens et sur les choses, M. de Vigors, sexagénaire faunesque, la trouvait sournoise, alors qu’elle n’était que secrète. Virginie, irritée par son manque de vitalité, la houspillait souvent sans raison. Près de cette femme resplendissante, Julie tenait le rôle de faire-valoir. Elle s’en contentait, admirant une mère à laquelle ni les chagrins ni les épreuves n’avaient enlevé une once de séduction.

Alors qu’on lui déniait tout don – ses peintures sur porcelaine se révélaient d’une grande insignifiance et les lettres qu’elle écrivait à sa sœur d’un style correct jusqu’à la platitude – le vieux jésuite chargé de lui inculquer les quelques notions indispensables à une fille de planteur se disait convaincu de son intelligence et étonné par son intuition, la sûreté de ses goûts, la douceur de son caractère. Mignette Barthew semblait apprécier cette délaissée, qui s’animait à son contact.

Dandrige, lui, voyait en Julie une future vieille fille, capable de se nourrir de rôties et de thé, en lisant des romans anglais et en s’appliquant à des travaux de tapisserie ! Peut-être même serait-elle un peu pateline et médisante, car il avait surpris parfois dans son regard une vague ironie, dont il ne voulut savoir à qui ou à quoi elle s’appliquait. En attendant, il la considérait, comme tout le monde à Bagatelle, ainsi qu’un être végétal, gracieux et inoffensif.

Depuis le dernier séjour de Mosley à la plantation, la mort, cette mégère importune dont l’évocation donnait au joyeux courtier de Manchester d’irrépressibles frissons, avait emporté Adrien et ses deux fils. Quand l’Anglais s’engagea, à bord d’un cabriolet de louage, dans l’allée de chênes, il s’était composé une tête de circonstance, bien que le décor, qu’il affectionnait, lui parût inchangé. Il fut bien aise de faire la connaissance du colonel de Vigors, bon vivant, chaleureux et franc, qui ne faisait pas étalage de tristesse.

Comme chaque fois qu’il venait en Louisiane, le courtier apportait des cadeaux : une trousse à broder en argent pour Julie, des albums à colorier au petit Charles, un curieux porte-plume contenant une réserve d’encre au colonel ; à Virginie, une demi-douzaine de peaux d’hermines achetées à Beaver House, au siège de la Hudson Bay Company, et pour Dandrige le Dictionnaire de la Fable en deux volumes, imprimé à Paris par Le Normant, libraire rue des Prêtres, près de Saint-Germain-l’Auxerrois.

À sa filleule Gratianne, il destinait une pièce de shantung venue des Indes. Un peu déçu de la savoir enfermée pour plusieurs mois chez les dames ursulines, il se promit de lui rendre visite, si Mme de Vigors l’y autorisait.

Abraham Mosley, toujours aussi « bombé », jovial et sûr de lui, étalait une prospérité physique qui reflétait, affirmait-il, celle de son pays. John Bull triomphant, il ne tarissait pas d’éloges pour le gouvernement britannique, qui avait assuré la victoire du libre-échange, achevé la conquête des Indes, rétabli. la liaison avec la Chine, étendu la colonisation aux lointaines contrées de l’Australie, du Cap et de la Nouvelle-Zélande et affirmé la vocation industrielle d’une nation de vingt-sept millions d’habitants qui, par son seul génie et la supériorité de sa flotte, dominait un empire de plus de vingt millions de kilomètres carrés, répartis sur tous les continents, et peuplé de deux cent quarante millions de gens de toutes races. Abraham Mosley n’eût pas été plus fier de la noble Angleterre s’il avait occupé le trône de Victoria. Il affirmait avoir en dix ans quintuplé sa fortune. Il exultait à la seule pensée de l’augmenter encore et plaignait les Américains de n’avoir pas compris, en 1776, qu’en choisissant l’indépendance ils avaient renoncé à partager la gloire d’Albion.

La présence de ce gros homme aux mains potelées, à la gaieté communicative, aux manières distinguées chassa de Bagatelle les séquelles des deuils. Virginie organisa des réceptions afin qu’il puisse rencontrer les planteurs et se remit au clavecin et au piano pour meubler les soirées. Mosley portait une attention particulière à Julie. Cette jeune fille pâle et réservée l’intriguait. En connaisseur, il appréciait sa grâce timide, la sveltesse de son corps. De la même façon que cet homme puissant et sanguin goûtait fort les miniatures, les petits saxes, les bibelots fragiles, qu’il maniait avec d’infinies précautions, il entourait Julie d’attentions, s’efforçant de l’amuser par d’impayables histoires de ladies snobs ou de maisons hantées. Mlle de Damvilliers, peu accoutumée à autant de prévenances, y prenait plaisir, consentait à chanter d’une voix fluette O Susanna et, dans les réceptions, acceptait le bras du courtier, assez fier de promener cette fleur de serre, étrange et périssable comme une orchidée. Il décida même Virginie à lui confier sa fille pour un bref voyage à La Nouvelle-Orléans, au cours duquel il rendrait visite à Gratianne, sa filleule. Imilie, bien sûr, servait de chaperon à m’amselle Pom Pom. Tout heureuse était la servante de voir enfin sourire sa petite maîtresse.

Au retour sur le bateau, Mosley fit sur le ton de la plaisanterie une confidence à Julie :

« Autrefois, quand on m’a demandé d’être le parrain de Gratianne, j’avais dit à votre père, le marquis : « Un jour, peut-être, pour faire comme « vous, j’épouserai ma filleule. » C’était façon de rire, bien sûr. Mais aujourd’hui, bien que je la trouve d’une beauté égale à celle de votre mère, si je devais choisir entre les demoiselles de Bagatelle, c’est vous, Julie, que je choisirais.

— Oh ! merci, monsieur Mosley, fit Julie en rougissant… Mais…

— Mais je suis déjà un vieux monsieur, n’est-ce pas, et je le regrette !

— Ce n’est pas ce que je voulais dire, monsieur Mosley, je pensais seulement que Gratianne mérite mieux que moi d’être remarquée !

— Je n’aime pas les jeunes filles qu’on remarque, Julie. La plupart des hommes ne savent pas reconnaître la vraie beauté, celle qui se cache et qu’il faut révéler à elle-même. »

Ce n’était que badinage. Enchantée de son voyage à La Nouvelle-Orléans, où Mosley l’avait emmenée au théâtre pour lui montrer une danseuse nommée Lola Montés, dont les aventures avaient défrayé la chronique demi-mondaine en Europe, Julie de Damvilliers s’étonnait de ne pas ressentir cette fatigue et ces malaises que lui promettait sans cesse Imilie.

« Vous vous couchez trop tard, m’amselle Pom Pom, gourmandait la gouvernante.

— Laissez-la donc vivre un peu, intervenait Mosley ; regardez-moi, je ne me suis jamais couché avant minuit… »

Le courtier anglais, qui ne passait ordinairement que deux mois à Bagatelle, ne parlait pas de départ.

« Nous ferez-vous l’amitié de passer avec nous les fêtes de fin d’année, monsieur Mosley ? demanda un soir le colonel de Vigors.

— Cela dépendra, colonel, d’une affaire pour laquelle je n’arrive pas à me décider.

— Prenez votre temps, vous êtes ici chez vous, et si je puis vous aider dans cette affaire…

— Oh ! oui, vous pourriez. Vous et Mme de Vigors pouvez tout !… dans cette affaire… qui n’est pas exactement une affaire ! »

Le colonel, qui sirotait un mint-julep divinement dosé par Anna, posa son gobelet d’argent givré sur un guéridon.

« Si nous pouvons tout, cette affaire, qui n’est pas exactement une affaire, me paraît réglée, monsieur Mosley, mais dites-moi au moins de quoi il s’agit !

— J’aimerais mieux, pour ne pas avoir honte deux fois, le dire en présence de votre femme.

— On va la faire venir », dit le colonel, intrigué.

Quand Virginie se fut installée sur le sofa, dans l’attitude d’une dame de la bonne société qui attend le commencement du spectacle, Mosley se racla la gorge, caressa d’un index fébrile le flanc de son gobelet et commença :

« C’est un peu difficile et j’ai autant peur de vous voir rire que de votre courroux…

— …

— Voilà, j’ai envie d’épouser votre fille !

— Gratianne ? répliqua aussitôt Virginie.

— Non, pas Gratianne. Julie, madame.

— Mon Dieu, monsieur Mosley, vous n’y pensez pas sérieusement ; vous voyez comment elle est !

— C’est une enfant, intervint le colonel, que la surprise fit se précipiter sur son mint-julep pour se rafraîchir.

« Bien qu’elle paraisse plus mûre que son âge, elle vient tout juste d’avoir quatorze ans, poursuivit-il après une gorgée.

— Mais on m’a dit que, par ici, on marie les jeunes filles très tôt !

— C’est vrai, concéda Virginie, et vous m’embarrassez beaucoup, monsieur Mosley. Si vous m’aviez demandé Gratianne, je n’aurais pas été étonnée, mais Julie, vraiment… »

Le courtier, le visage empourpré jusqu’aux oreilles, se lança alors dans une longue démonstration des qualités et mérites de Julie, faisant l’éloge de sa grâce, de son maintien, de sa douceur et d’une beauté que lui, Abraham Mosley, avait perçue. Il termina en expliquant que sa fortune ferait de la jeune fille une des premières dames de Manchester et qu’eu égard à sa fragilité de constitution il se sentait capable de la dorloter comme un tanagra !

Virginie, moins perplexe que son mari, s’étonnait d’entendre décrire « m’amselle Pom Pom » avec des mots que les hommes utilisaient habituellement pour parler des femmes. Mosley venait de lui révéler que sa fille en était une et capable de séduire.

Le colonel, qui savait à quoi s’en tenir quant à l’attirance qu’exercent sur les hommes mûrs les adolescentes chez lesquelles on trouve réunis la fraîcheur un peu acide de la fillette et les charmes naissants de la femme, imaginait la gracile Julie dans les bras de ce petit homme rond, au regard facilement concupiscent.

Embarrassé, Mosley attendait un verdict qui tardait à venir.

« Vous voyez bien que nous n’avons pas ri et que nous ne sommes pas courroucés, monsieur Mosley, finit par dire Virginie, avec un grand sourire.

— Mais vous n’approuvez pas non plus.

— C’est difficile, émit le colonel ; comprenez qu’une mère soit déroutée par une telle demande… Julie est si… particulière et…

— Je ne suis pas déroutée, intervint vivement Virginie, coupant la parole à son mari ; M. Mosley est un parti… exceptionnel et, si Julie acceptait, je ne m’opposerais pas à une telle union. »

Cette fois-ci, le colonel aspira son mint-julep avec une vigueur qui lui amena de la glace pilée dans la bouche ! Il connaissait assez l’esprit de décision de Virginie pour comprendre qu’elle livrerait sa fille à l’Anglais, si tel était son choix. Il espérait que Julie, pour une fois au moins, rirait aux éclats et que le courtier viderait les lieux en emportant sa honte et ses pensées libidineuses.

Le hussard se trompait. Quand, le soir même, Mme de Vigors rendit visite à sa fille, déjà couchée, elle comptait bien convaincre Julie d’épouser M. Mosley. Surprise de voir arriver sa mère dans sa chambre, Julie s’assit sur son lit, imaginant une catastrophe. Virginie s’assit près de sa fille, arrangea les plis de sa robe, lui caressa les cheveux.

« J’ai une bonne nouvelle à t’annoncer, ma chérie. M. Mosley vient de nous demander ta main !

— Quoi, il veut se marier avec moi ! Quelle drôle d’idée !

— Et pourquoi, mon Dieu ! Beaucoup de gens se marient, non ?

— Oui, mais pas moi, j’en ai pas envie… et puis M. Mosley, maman, il pourrait être mon père.

— Et alors ? Ton père avait plus du double de mon âge quand je l’ai épousé.

— Mais M. Mosley a le triple du mien ! »

Un peu décontenancée par l’habile résistance de sa fille, Virginie abandonna le domaine des âges, où évidemment Mosley n’apparaissait pas en bonne position.

« Tu comptes rester vieille fille, fit-elle, un peu méprisante.

— Je ne sais pas… Si j’ai plu à M. Mosley, je peux plaire à d’autres, non ?

— Et à qui, mon Dieu ? Regarde-toi, maigre, triste et bécasse comme tu es, qui peut vouloir de toi ?… Crois-moi, ne laisse pas passer l’occasion d’un bel établissement. Que feras-tu dans la vie, quand je ne serai plus là ?

— Voyons, maman… Tu n’as jamais été aussi jeune et aussi belle…

— Nous avons assez souffert dans cette maison, dit Virginie en levant les yeux vers le ciel de lit, pour savoir qu’on ne peut faire de pronostics de longévité… M. Mosley n’est-il pas gentil et prévenant avec toi ?

— Très gentil et très prévenant, mais…

— Eh bien, alors, il faut que tu saches, ma chérie, qu’une femme, crois-en mon expérience, n’est vraiment heureuse et choyée que par un homme plus âgé qu’elle. Avant d’épouser ton père, j’ai refusé plusieurs jeunes gens…

— Oui, je sais, Willy Tampleton entre autres.

— Et d’autres… parce que j’avais compris que les maris jeunes sont difficiles à dominer… Toi, tu pourras faire de Mosley ce que tu voudras et… il est incroyablement riche ! »

Cette discussion mettait à rude épreuve les nerfs fragiles de Julie. Sous la batiste de sa chemise de nuit, sa chétive poitrine palpitait comme lorsqu’elle montait trop vite l’escalier. Virginie sentit que sa fille fléchissait.

« Tu sais que tu es malade, ma chérie, que tu dois être entourée de beaucoup de soins, qu’il ne te faut aucun surmenage. Je ne te donnerais pas à un homme qui n’aurait pas compris cela et qui n’aurait pas les moyens de te faire une vie douillette et exempte de soucis. »

Le débat entre la mère et la fille dura plus d’une heure. Au cours de celui-ci, Virginie, avec une intelligence diabolique, fit à sa fille un certain nombre de confidences qui révélèrent à m’amselle Pom Pom des aspects du mariage qu’elle ne soupçonnait pas. Elle lui décrivit Manchester, l’hôtel particulier de Mosley, son appartement de Londres, la High Society, les théâtres, le confort raffiné dans lequel vivaient les Anglais riches, les courses de chevaux, les musées pleins de trésors, la campagne ordonnée comme un parc et cette liberté, inconnue dans le sud des États-Unis, dont jouissaient les épouses britanniques.

Les parades de Julie, la fatigue aidant, se firent moins vives, moins catégoriques. Par le jeu de son incroyable volonté, Virginie introduisit peu à peu dans l’esprit de sa fille une idée qui, la veille, lui eût semblé dérisoire. Tel était l’ascendant de la dame de Bagatelle sur les êtres purs et démunis. Quand Mme de Vigors quitta la chambre, emportant l’acceptation résignée de Julie, celle-ci se laissa retomber sur son oreiller et, les yeux grands ouverts sur l’obscurité, se demanda longtemps si elle ne délirait pas, comme autrefois quand lui venaient des fièvres soudaines et exténuantes, qui faisaient sauter son cœur.

Dès le lendemain matin, Mme de Vigors eut un long tête-à-tête avec Abraham Mosley. Elle ne lui cacha pas que les négociations qu’elle avait menées la veille avaient toutes chances d’aboutir, mais qu’un délai était de rigueur avant qu’une réponse définitive soit donnée.

« Voyez-vous, monsieur Mosley, ma fille étant maintenant informée de votre demande doit y réfléchir posément. Nous ne sommes plus à l’époque où les mères imposaient un mari à leur fille. Il faut que la décision vienne de Julie seule. »

À l’issue de l’entretien, le courtier se découvrit des raisons péremptoires de se rendre dans le Nord et au Canada pour affaires. Il prit aussitôt congé, annonçant son intention de repasser par Bagatelle dans trois mois, à la fin de mars probablement, avant de regagner l’Europe. Il baisa la main de Virginie et secoua, frénétiquement celle du colonel, satisfait de voir s’éloigner, avec l’Anglais, la perspective d’un mariage qui lui procurait peu de satisfactions.

Mosley ne revit pas Julie avant son départ. Cette dernière, ayant passé une nuit blanche, fit savoir qu’elle garderait la chambre toute la journée, mais elle fit transmettre par sa mère « beaucoup d’amitié » au courtier. Virginie crut devoir ajouter au message que sa fille regrettait ce départ brusqué et souhaitait vivement revoir M. Mosley au printemps. C’est donc l’espoir au cœur et assez gaiement que le voyageur prit le bateau pour Saint-Louis, d’où il gagnerait New York.

Pendant les semaines qui suivirent, on évita soigneusement de parler mariage à Bagatelle. Julie reprit ses pinceaux et s’absorba dans la décoration de bonbonnières et de boîtes à poudre, cadeaux de fin d’année destinés aux demoiselles Tampleton, ses amies. Elle peignit aussi pour Dandrige un porte-montre et tressa, avec de fines lanières de cuir, un couvre-livre pour son beau-père.

On fêta Noël en famille et le petit Charles, qui, à sept ans, se montrait éveillé et plein de vie, fut comblé de cadeaux. Virginie aimait à faire, depuis la mort de Marie-Adrien, de longues promenades solitaires. Elle déclinait souvent les invitations qu’on ne manquait pas de lui adresser et passait des heures au piano à jouer les pièces que son fils aîné interprétait autrefois pour elle. On lui voyait un sourire las et, fréquemment, elle s’enfermait dans la chambre du « petit marquis », veillant à ce que tous les bibelots, les objets, les pierres dures et les lampes que ce dernier avait rassemblés au cours de sa vie à Bagatelle demeurassent aux places qu’il leur avait assignées. Elle utilisait comme signet ces pétales de magnolia, bruns et secs, que son fils plaçait entre les pages de ses livres. Parfois elle ouvrait l’armoire aux vêtements, palpait les étoffes, puis s’asseyait dans le fauteuil et se prenait à imaginer sans amertume le corps noir de la jolie Bessy sur le dessus-de-lit en dentelle blanche, attendant le bon plaisir du jeune maître.

Seul le petit Charles paraissait capable de la distraire. Par temps sec, quand le soleil d’hiver illuminait d’une clarté froide de grands espaces de terre brune, entre les forêts à demi dévêtues, elle l’emmenait en promenade avec le buggy. Ces escapades réjouissaient l’enfant et, plus encore, le colonel de Vigors, qui voyait de jour en jour son fils prendre à Bagatelle la place qui lui revenait.

Au cours de ces sorties, Virginie parlait à Charles du métier de planteur, des exigences de la terre, du bonheur qu’il pourrait lui procurer en prenant plus tard la charge de Bagatelle.

« Mais papa m’a déjà acheté une plantation à Saint-Francisville, disait l’enfant.

— Et alors, on la joindra au domaine de Bagatelle, Charles, et tu seras, si tu le veux, le plus grand planteur du pays.

— Moi, j’ veux bien, mais il faut d’abord que j’apprenne, que j’aille dans les écoles, en France. Papa veut que je sois avocat, comme M. Barthew. Il dit que c’est mieux pour les affaires.

— Bien sûr, bien sûr, papa a raison, mais j’aurai de la peine quand tu t’en iras étudier. »

Et Virginie, tenant les rênes d’une seule main, attirait son fils contre sa poitrine, l’embrassait, remontait la couverture de fourrure pour le protéger du froid.

Charles découvrait la tendresse de cette femme parfumée aux mains si douces, dont l’indifférence l’avait inconsciemment fait souffrir. Le mot « maman » prenait à ses yeux une autre signification, il s’emplissait de sourires, d’attentions, de gestes câlins. Il ne le prononçait plus de la même façon. Virginie lui appartenait comme il lui appartenait. Il goûtait enfin, près de sa mère, cette chaleur et cette sécurité dont l’enfance a besoin. Il était heureux car il ne pouvait comprendre qu’il devait à la mort de ses deux demi-frères le bonheur d’être à part entière le fils de Virginie.

Le colonel se passionnait à la même époque pour les événements qui se déroulaient en France. Le coup d’État du 2 décembre, organisé le jour anniversaire de la bataille d’Austerlitz par le prince-président Louis-Napoléon Bonaparte, avait, semble-t-il, réussi. Les politiciens bavards et hâbleurs avaient été mis au pas, après avoir tenté de soulever Paris et la province. On annonçait quantité d’arrestations, mais un plébiscite avait donné l’occasion au peuple de se prononcer. Bien que républicain, M. de Vigors, qui appréciait par-dessus tout l’ordre et l’autorité, ne voyait pas d’un mauvais œil le pouvoir aux mains du neveu de son idole. Il croyait naïvement que, derrière un tel drapeau, la France allait retrouver le goût de la gloire et le sens de la grandeur.

Au mois de janvier 1852, il exultait. Le plébiscite du 21 décembre 1851 avait donné 7 349 000 oui, contre 646 000 non. Le pays faisait donc confiance à celui qui, avant de dissoudre l’Assemblée, avait rétabli le suffrage universel.

M. de Vigors avait presque oublié l’existence de Mosley, quand arriva un télégramme annonçant le retour du courtier anglais pour la semaine suivante. Virginie, elle, n’avait pas oublié. Si son attitude vis-à-vis du petit Charles avait évolué spontanément, l’enfant comblant un vide sentimental, celle qu’elle affichait à l’égard de Julie relevait d’une stratégie subtile. Depuis le départ du courtier, Virginie, au cours de ses tête-à-tête avec sa fille, n’avait jamais négligé de lui dépeindre les avantages d’un bon établissement à l’étranger pour une fille de santé fragile, à laquelle le climat de la Louisiane ne convenait pas. Elle ne manquait pas de commenter les mariages dont elle avait connaissance dans la paroisse, laissant entendre que, peu à peu, toutes les jeunes filles de l’âge de Julie prenaient mari, que bientôt tous les garçons constituant des partis convenables seraient mariés et qu’il ne resterait plus que des fils de planteurs viveurs, désireux de faire une fin, pour demander la main de Julie. Ces considérations laissaient la jeune fille pensive et augmentaient la sensation qu’elle avait toujours eue d’appartenir à une caste particulière. Ce n’était certes pas celle des laissées-pour-compte comme les demoiselles Barrow, mais elle s’apparentait tout de même, malgré sa jeunesse et à cause de sa mauvaise santé, à la catégorie des filles qui ne trouvent pour époux que les hommes dont les autres n’ont pas voulu.

Au cours de l’hiver, Mme de Vigors s’était mise à traiter l’adolescente en grande personne. Quand Julie sollicitait naïvement, avec des mines de fillette indécise, un conseil pour choisir une tenue à l’occasion d’un bal ou d’une réception, ou se montrait incapable de donner correctement des ordres aux lingères, Virginie la gourmandait.

« Il est temps, Julie, que tu décides d’un certain nombre de choses, que tu saches organiser ta vie quotidienne. Je ne serai pas toujours près de toi pour penser à ta place. Ma pauvre chérie, que feras-tu si tu épouses un jour un homme qui ne puisse pas t’assurer une nombreuse domesticité ? Pense qu’à ton âge il y a des jeunes femmes qui ont un intérieur à tenir, un train de maison à gérer ! »

Ainsi, en apprenant le retour prochain de Mosley, Virginie n’eut-elle aucune peine à enlever la décision de Julie. Depuis le départ du courtier, cette dernière avait éprouvé à plusieurs reprises le sentiment désagréable de devenir peu à peu une étrangère à Bagatelle, une sorte de passager en surnombre. Elle finit par admettre que le moment était venu pour elle de franchir une nouvelle étape de sa vie, comme toutes les autres jeunes filles se trouvant dans la même situation.

« Mosley revient, Julie. Que lui dirons-nous ? » Virginie posa cette question du ton gentiment excédé d’une mère qui est prête à entendre une réponse stupide. Julie, qui tirait l’aiguille devant son métier à tapisserie, demeura silencieuse, se troubla, se piqua l’index.

« Nous devons lui donner une réponse, Julie. Je m’y suis engagée… et dès son arrivée. Si tu refuses catégoriquement, ce n’est pas la peine de lui laisser défaire ses bagages. Il repartira tout de suite…, fâché probablement, car un homme de sa qualité sera mortifié par notre attitude… Tant pis, faudra trouver un autre courtier sérieux pour nos cotons… Ce ne sera pas facile par les temps qui courent. Mais, enfin, Dandrige se débrouillera… »

Tout en suçant son doigt, Julie imaginait la plantation avec ses hangars pleins de coton invendable, et ce par sa faute ; M. Mosley claquant la porte ; Dandrige et M. de Vigors la regardant de travers ; et encore la dernière des Tampleton se mariant avant elle. La jeune fille se redressa, respira à fond et dit enfin d’une voix qu’elle aurait voulue forte et enjouée :

« Mais, maman, tu ne me laisses pas parler… J’accepte. Oui, j’accepte d’épouser M. Mosley, quand tu voudras. »

Virginie se leva et vint embrasser sa fille.

« Enfin, Julie, te voilà raisonnable. Je crois que c’est une bonne décision que tu prends là. »

Puis elle soupira :

« C’est toujours un arrachement pour une mère de donner sa fille, mais c’est un sacrifice que toutes doivent faire, pour le bonheur de leurs enfants. Les saintes Écritures ne disent-elles pas à peu près : « Tu t’en iras avec ton mari et tu laisseras ton père et ta mère » ?

Julie, penchée sur sa tapisserie, considéra une grosse larme qui venait, sans même qu’elle l’ait sentie couler, de tomber sur une fleur de laine jaune où elle resta accrochée comme une goutte de rosée.