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APRÈS la mort de Pierre-Adrien, Bagatelle mit des mois à émerger de la stupéfaction où l’avait plongée la disparition d’un être jeune, qui ne grandirait pas sous les chênes plantés par ses ancêtres.

Comme pour ajouter au chagrin des soucis matériels, les affaires se détérioraient. Le commerce de La Nouvelle-Orléans passait pour décadent. On en rendait responsable le chemin de fer qui, ne craignaient pas d’affirmer certains, ferait bientôt du Mississippi un fleuve inutile. Déjà le chemin de fer du lac Érié atteignait la longueur de 450 miles, celui qui de New York conduisait vers le nord s’allongeait sur 327 miles et le « Baltimore and Ohio Railroad » comptait 179 miles. On projetait de construire une ligne Chicago-La Mobile et une autre qui traverserait le pays des Appelousas sur 166 miles et dont la construction coûterait 10 000 dollars par mile. Déjà on avait vendu dans des paroisses de Louisiane pour 80 000 dollars d’actions dont les acheteurs comptaient retirer un dividende de 8 à 10 %. Ce chemin de fer devait franchir des contrées qui avaient produit, en 1850, 110 800 boucants de tabac, 193 000 barils de mélasse et envoyé à La Nouvelle-Orléans 40 000 têtes de bétail. Tout cela échapperait peut-être, à l’avenir, au commerce orléanais. D’autre part, en donnant de la valeur aux terres qu’il parcourait et dont un cinquième seulement étaient cultivés, le chemin de fer attirerait des fermiers et des planteurs qui n’hésiteraient pas à envoyer directement leurs produits vers le nord.

Le vieux Tampleton affirmait :

« Un jour on prolongera ce chemin de fer à travers le Texas et La Nouvelle-Orléans sera ainsi reliée à l’océan Pacifique. C’est tout simplement une affaire de temps ! »

Quant au chemin de fer de la Louisiane, il reliait déjà, par une voie de 140 miles, Jackson à Madisonville, sur le lac Pontchartrain, station située à 28 miles de La Nouvelle-Orléans.

Les frères Mertaux, que Dandrige consulta, se montrèrent moins pessimistes que les planteurs. La Nouvelle-Orléans devait accepter le chemin de fer, non comme concurrent du Mississippi, mais comme une route supplémentaire pour drainer les produits du Sud vers ses entrepôts.

Le blé, les farines que l’on expédiait en Angleterre ne feraient le détour par New York que si l’on ne savait pas démontrer l’avantage des transports fluviaux. Les porcs venant des élevages de Cincinnati – on en expédiait 3 000 bateaux par an – étaient pour un bon tiers destinés à l’Angleterre et à la France, comme les 50 000 barils de bœuf salé qui prenaient chaque année le chemin de Liverpool. Le plomb, produit maintenant par le Wisconsin, un nouvel État entré dans l’Union en 1848, et par Galena, une ville de l’Illinois, fournirait aux commissionnaires Orléanais de bons bénéfices, puisqu’ils en avaient acheté et vendu en 1850 410 000 saumons. Depuis que l’on disposait de machines à vapeur perfectionnées pour extraire le jus de la canne à sucre et qui avaient, peu à peu, remplacé les « moulins à bêtes », on cultivait « la rubanée » sur les deux rives du Mississippi jusqu’à 60 lieues au nord de La Nouvelle-Orléans. Sur les 46 paroisses que comptait la Louisiane, 24 produisaient du sucre, 130 boucants par habitant en moyenne. Certes, la canne constituait une culture aventureuse en raison des changements de température, des gelées inattendues, des pluies tardives, des inondations soudaines, dans un pays sur lequel il tombait en moyenne 1 780 millimètres d’eau par an, mais le jeu en valait la chandelle, puisque les expéditions de sucre étaient passées, de 1840 à 1850, de 120 à 240 000 boucants.

Le coton, lui, souffrait de la concurrence de l’Inde et de l’Amérique du Sud. Le développement de la canne avait, dans le même temps, fait monter le prix des esclaves, que l’on payait maintenant de 800 à 4 000 dollars. Étant donné les conditions dans lesquelles on les entretenait, leur travail revenait aux planteurs à trois francs par jour. Aussi en voyait-on moins sur le port et dans les rues de La Nouvelle-Orléans. Ils étaient remplacés par des étrangers blancs, tandis que bien souvent des femmes irlandaises suppléaient les Noirs dans la domesticité intérieure. Pour certains travaux spéciaux, on commençait d’ailleurs à préférer la main-d’œuvre blanche, plus habile à dresser les levées au long des fleuves, à creuser les canaux, à cuire les briques d’argile.

Quand ils ne pouvaient trouver chez les encanteurs de la ville des esclaves à acheter, les planteurs de coton allaient en chercher en Virginie où la « reproduction » paraissait être le but principal de quelques grands propriétaires, dans un État qui, eu égard à son climat et à la nature de ses cultures, aurait fort bien pu se passer de main-d’œuvre servile.

Article noble entre tous, le coton louisianais se vendait cependant fort bien, encore qu’on ait enregistré entre les saisons de 1848-1849 et 1849-1850 une diminution des exportations de 1 142 382 balles à 837 723 balles{60}. À 450 dollars la balle, cette culture demeurait rentable, même si tous les esclaves adultes n’avaient pas ramassé en 1850, comme ceux de Pleasant Hill, dans le Mississippi, de 120 à 170 livres de coton par jour, alors que les enfants de neuf à treize ans en cueillaient de 40 à 60 livres.

Le négoce Orléanais, qui avait fini par s’accommoder du tarif douanier imposé par le Nord, vivait aussi des importations directes de l’Europe. La France envoyait des armes, des articles de cuivre et de bronze, des cuirs et peaux, des draps, de la mercerie, des gants, des chapeaux, des bijoux, des porcelaines, des selles et des bottes, des malles, des vins, des liqueurs, des cristaux, de la verrerie. En 1850, les Orléanais avaient reçu du Havre pour près d’un million et demi de francs de soies et de taffetas que l’on retrouvait sur les élégantes de la ville ou des campagnes.

Tandis qu’il voguait sur la Belle-Assise, un grand navire armé par MM. de Rothschild et ayant pour capitaine M. Erussart, un marin renommé, Marie-Adrien avait vaguement évoqué les problèmes économiques avec deux gros négociants de La Nouvelle-Orléans qui, comme lui, revenaient de Paris. Ce genre de conversation l’ennuyait prodigieusement, car il ne parvenait pas à s’intéresser aux affaires. Sujet à des migraines de plus en plus fréquentes, il était incapable de fixer son attention sur ces thèmes. Le développement des chemins de fer, la nécessité de construire des manufactures textiles pour diminuer la dépendance du Sud par rapport au Nord, comparer des engrais ou des races bovines lui paraissait aussi futile que de commenter l’hypocrisie des armateurs yankees, lesquels, tout en se déclarant hostiles à l’esclavage, vivaient tout de même indirectement du travail des esclaves, puisque le Sud fournissait à l’Union les trois quarts des produits qu’elle exportait et ne possédait qu’un septième du tonnage commercial américain.

De la même façon, Marie-Adrien envisageait sans plaisir le jour prochain où il lui faudrait prendre en main les destinées de Bagatelle. Il avait déjà décidé de laisser à Dandrige, excellent intendant, toutes ses prérogatives afin de pouvoir se consacrer à des activités qui l’enthousiasmaient davantage que la culture du coton ou de la canne à sucre. D’ailleurs, le grand projet qu’il avait de construire une nouvelle demeure, dont il rapportait les plans dans ses bagages, l’occuperait pendant au moins deux ans. Sa mère et les autres devraient le comprendre et l’admettre. Ayant une fortune, il entendait en user pour bâtir un manoir, qu’il remplirait d’œuvres d’art et de meubles précieux, et dont le luxe éclipserait tout ce qu’on pouvait voir en Louisiane, y compris Oaklawn Manor, sorte d’immense temple grec construit en 1800 par Dunleith, à Franklin, pour Alexander Porter, un immigré irlandais. Il laisserait Bagatelle à sa mère et à ses sœurs. Les palais romains, vénitiens et florentins paraissaient autrement nobles et élégants que ces grandes maisons de bois où les planteurs croyaient indispensable de vivre dans les meubles de leurs pères, au milieu d’une bimbeloterie disparate, plus abondante que précieuse. Ses bagages contenaient déjà quelques objets rares découverts chez les antiquaires : une pendule Louis XVI, notamment, au timbre de cristal, au cadran-balancier suspendu entre les cornes d’une lyre de bronze doré et sculpté ; un service de verres, soufflé spécialement pour lui à Murano ; des assiettes de Sèvres d’une redoutable fragilité ; une paire de vases en lapis-lazuli, commandés autrefois à Bernardo Buontalenti par un Médicis.

Ses meubles, en cours de fabrication chez un ébéniste de Londres, seraient confectionnés avec du bois de citronnier, dont la chaude blondeur ferait oublier à Marie-Adrien l’acajou sombre et lustré que les Louisianais semblaient préférer aux autres essences.