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À BAGATELLE, où Virginie et Clarence étaient attendus le même soir, le bateau marquant un arrêt à deux milles de la plantation, la vie, comme le fleuve majestueux, suivait pour les Blancs son cours tranquille et pour les Noirs son rythme laborieux. Le printemps, au bord du Mississippi, passait pour la saison la plus agréable. Le soleil était chaud, mais la fraîcheur de la terre et de la jeune végétation adoucissait l’effet de ses rayons. L’herbe était déjà haute dans les prairies, les chênes portaient des feuilles neuves et la mousse espagnole, repoussée par des millions de petites mains végétales, s’écroulait en brindilles rosées. Les arbres se débarrassaient ainsi de leurs fourrures parasites.

Les cotonniers sortaient déjà des sillons. Avec leurs feuilles pétiolées vert tendre, ils ressemblaient, bien alignés jusqu’à l’horizon, à de minuscules pieds de vigne, étirant sous le sol alluvionnaire leurs longues et fines racines. À l’aisselle des ramifications fragiles, des bourgeons dodus et brillants annonçaient par leur retour ponctuel la récolte future. Ils donneraient, dans une quarantaine de jours, des fleurs blanchâtres, qui peu à peu se coloreraient de rose, puis de jaune ou de rouge. Cette splendeur ne durerait que trois jours et, dès la chute de la corolle, la capsule commencerait à grossir pour atteindre la dimension d’un œuf de poule brun et luisant, un peu pointu. À l’intérieur de celle-ci, tandis que la plante grandirait jusqu’à devenir un arbuste de plus d’un mètre, mûriraient les semences, recouvertes d’un duvet soyeux. Et, deux mois plus tard, les parois coriaces de ces fruits éclateraient en étoile sous la poussée interne des fibres. Alors apparaîtraient, comme des poussins sans tête, des houppes crémeuses : le coton.

Les premiers esclaves, amenés d’Afrique par les négriers anglais ou français, croyaient que le coton, pareil à une bourre laineuse, venait de moutons qui naissaient dans les arbres ! Avec le temps, le mythe avait disparu, mais la plante-à-laine, qui demandait tant de soins, méritait ce respect que l’on doit aux mystères de la nature.

Viendrait enfin, peu avant l’automne, le temps de la cueillette, et chaque jour il faudrait passer et repasser dans les champs, pour arracher aux plantes les fruits mûrs, que l’on tasserait dans de grands paniers ronds. Le moindre vent soufflerait les flocons, qui se plaqueraient sur les vêtements et les coiffures. Ce serait la fête dans toutes les plantations, l’hommage au Roi-Coton, cet or blanc cueilli par des mains noires, que les bateaux emporteraient plus tard, vers l’Europe ou les États du Nord, où il deviendrait robes et chemises.

Pour le moment, les esclaves, soumis à la routine, sarclaient et binaient autour de la plante, pour que le terrain soit net et propre au jour de la cueillette. Les vieux, qui avaient pratiqué le démariage des plants, inspectaient les tiges pour détecter la présence éventuelle d’un des plus grands ennemis du cotonnier : le ver rose. Plus tard, quand la floraison serait terminée, ils détruiraient les plants atteints par les insectes et, si le maître l’ordonnait, s’en iraient raser tous les végétaux et arbustes pouvant, dans les environs de la plantation, servir d’abri ou de nourriture aux parasites. Mais si le « black-arm{22} » se mettait à pourrir les capsules, sans la moindre raison apparente, ce serait un signe de malheur et il faudrait s’attendre à toutes les catastrophes.

Mais au printemps on était encore loin de la période des alarmes et les esclaves chantonnaient, cette année-là, une mélodie à la mode, Old Daddy, dont le rythme lent s’accommodait des travaux du jour. En avançant dans les champs, ils faisaient se lever des couples de cardinaux dérangés dans leurs amours, chassaient les aigrettes somnolentes, provoquaient la fuite glissante de petits serpents verts.

Vêtus d’une chemise de toile écrue et d’un pantalon court, effrangé dans le bas et retenu à la taille par une cordelette, les hommes, penchés sous leur chapeau de paille délavée, ressemblaient à de grands tournesols secs. Les femmes, le corsage ouvert, leur jupe attachée entre les jambes, un chiffon de couleur noué sur leurs cheveux drus, progressaient, accroupies, avec des lenteurs qui risquaient de provoquer un rappel à l’ordre des contremaîtres. Atteints eux aussi par cette langueur printanière qui les incitait parfois à flatter de la main une jeune croupe, ces gardes-chiourme tiraient sur leur pipe de maïs en poursuivant des rêves érotiques. L’esclave ainsi caressée au passage, comme un animal familier, se croyait aussitôt autorisée à ralentir son rythme de travail. Quelques-unes, plus audacieuses ou que le printemps tourmentait, sans qu’elles en aient conscience, allaient jusqu’à sourire à leurs surveillants.

En cette saison, le maître de Bagatelle n’exigeait pas plus de dix heures de travail par jour et acceptait de voir les champs déserts le samedi après-midi comme le dimanche. Il permettait aussi aux enfants de consacrer deux semaines, sous la surveillance des vieillards, à la remise en état des huttes de bois qu’ils habitaient avec leurs parents. Ils blanchissaient les murs extérieurs à la chaux, ce qui passait pour un bon moyen de se préserver des maladies comme la malaria, la fièvre jaune et le choléra. À l’intérieur, ils colmataient les fissures du plâtre qui recouvrait les cloisons, raclaient les planchers, lavaient tout ce qui était lavable. Des couvreurs d’occasion rapetassaient, avec des planches fournies par les contremaîtres, les brèches faites dans les toitures par les pluies ou les ouragans de l’hiver.

Dans ces habitations, à pièce unique le plus souvent, dont les dimensions ne dépassaient pas quinze pieds sur vingt, s’entassaient des familles comptant parfois jusqu’à dix enfants. Le mobilier, une table bancale et des tabourets que l’on sortait dès la belle saison, quand il fait bon vivre dehors à l’ombre des cyprès, des chênes-saules ou des pacaniers, faisait l’objet de rafistolages. Fin mai, le grand village des esclaves, avec ses huttes blanches, supportées par de courts pilotis, faits de rondins solides, toutes pourvues d’une minuscule véranda où folâtraient la volaille et les chiens, aurait belle allure.

Quand la toilette des maisons serait achevée, le maître viendrait, non pour inspecter – cette tâche était dévolue aux contremaîtres et à l’intendant – mais comme un invité. Il donnerait alors aux mères les plus soucieuses de propreté et d’hygiène une poignée de piastres, de quoi acheter un autre cochon par exemple, ou des outils pour cultiver le lopin de terre alloué à chaque famille.

Car Bagatelle, dans le monde inquiet des esclaves, avait la réputation d’une bonne plantation. Comme son père avant lui, Adrien de Damvilliers avait interdit les châtiments corporels. À Bagatelle, on ne fouettait ni ne bastonnait les esclaves. On ne les privait pas non plus de nourriture et les rations de maïs et de porc salé étaient correctement servies. Aux Myrtes, chez les Tampleton, non seulement les contremaîtres étaient libres d’utiliser le fouet, mais ils appliquaient à l’occasion le paddle, si douloureux et humiliant pour les Noirs. Le supplice – car on ne pouvait appeler autrement cette pratique – consistait à frapper sur les fesses et les cuisses du malheureux, convaincu de quelque larcin, avec une planche cloutée. La victime, recroquevillée sur le flanc autour d’un bâton coincé derrière les genoux pliés et au creux des coudes, se trouvait immobilisée, incapable de parer les coups, les mains jointes liées à hauteur des tibias serrés.

Le marquis, fort de ce que tout le monde savait ses esclaves les mieux traités – on osait même dire les plus heureux – de la paroisse, avait un moyen sûr de punir les chapardeurs, les fainéants et les insolents. Il les vendait tout simplement et à bon marché, ce qui ne pouvait valoir au coupable que de tomber sous la férule des maîtres les plus avares et les plus durs.

La punition était ainsi longuement appliquée par d’autres et la conscience du maître de Bagatelle demeurait en repos. Quant aux esclaves « partis marrons », il ne les faisait que mollement rechercher après avoir publié, comme tous les autres planteurs, un avis et un signalement dans les journaux de La Nouvelle-Orléans et de Natchez. Quand, d’aventure, quelqu’un les lui ramenait pour toucher la récompense, le marquis les livrait aussitôt à la justice. Puisqu’il existait des lois, il laissait aux juges le soin de les appliquer, mais refusait d’assister à la bastonnade publique, qui ne manquait pas de sanctionner de tels délits. Il avait à plusieurs reprises expliqué à Clarence Dandrige que la vue d’un homme étreignant, dos nu, un gros poteau, muni de menottes et recevant de la part du bastonneur vingt ou trente coups bien appliqués, lui soulevait le cœur.

Souvent un « marron » repenti, qui lui était rendu après avoir été jugé, le dos déchiré par la canne du bourreau, le suppliait de le reprendre. Dans ces cas-là, le marquis se montrait toujours intraitable. Il faisait soigner le supplicié par le docteur Murphy qui visitait chaque matin l’infirmerie de la plantation, puis, l’esclave rétabli, le vendait la moitié de ce qu’il avait coûté.

Un tel système valait à M. de Damvilliers de nombreuses critiques de la part des autres planteurs de la région. Ceux-ci estimaient que la « faiblesse » du maître de Bagatelle était de nature à encourager les revendications, voire les rébellions des esclaves, lesquels devaient être traités avec plus de rigueur. Mais le marquis, dont le père et le grand-père avaient pratiqué la main-d’œuvre servile pendant près d’un siècle, avait assez de caractère pour ne pas changer sa façon de faire. Bagatelle était la plantation la mieux tenue de la haute Louisiane et, quand la cueillette exigeait que l’on travaillât quinze ou seize heures par jour, il obtenait de ses esclaves le meilleur rendement. Comme il aimait à tenir ses comptes exactement, M. de Damvilliers pouvait fournir à quiconque la preuve qu’un esclave de capacité moyenne était chez lui « amorti » en moins de six ans. Alors que la moyenne de production des Noirs était, ailleurs, de mille deux cents livres de coton par an, on atteignait deux mille livres à Bagatelle. Et encore se montrait-il généreux en employant un esclave par dix acres de son domaine.

Un autre élément forçait le respect, tout en irritant bon nombre de planteurs. À Bagatelle, le maître n’avait pas de concubine noire et on ne lui connaissait pas de bâtards. Les jolies servantes qui peuplaient la grande maison pouvaient sans crainte, quand il le demandait par les nuits chaudes, lui apporter jusqu’à son lit une boisson fraîche, sans risquer de se voir tirer dans la couche du maître pour un bref intermède amoureux. Si les défenseurs de la morale admettaient ces pratiques très courantes, en estimant que la vertu des femmes blanches se trouvait ainsi protégée, les Noires élues par un maître célibataire, elles, n’en tiraient pas grand profit. Quant aux enfants qui naissaient de ces accouplements, contraints ou acceptés, ils ne faisaient que grossir le troupeau des esclaves et le fouet des contremaîtres ne les épargnait pas, dans les champs de coton, même s’ils avaient la peau un peu plus claire que les autres.

M. de Damvilliers n’exigeait pas, comme beaucoup de planteurs, que tous ses esclaves soient des « sambos{23} », mais il respectait une situation qui, d’après lui, avait été établie par la Bible : les Noirs constituaient une race inférieure et non perfectible ; ils étaient incapables de se gouverner eux-mêmes, manquaient de moralité, mentaient facilement, se montraient volontiers hâbleurs et ne savaient même pas subvenir à leurs besoins ; Dieu les avait créés ainsi imprévoyants et fétichistes, mais, comme il fallait bien qu’ils aient, dans la création, une utilité, capables de travailler là où les Blancs et même les Indiens ne pouvaient suffire à la besogne ; les Blancs ayant des terres à cultiver se devaient donc de les nourrir, de les loger et de les soigner correctement, en échange de travaux simples mais pénibles ; il ne servait à rien de les brutaliser et la pire des punitions qu’on puisse leur infliger était, d’après le marquis, de les rejeter des plantations où ils trouvaient subsistance et sécurité.

Et tout cela paraissait assez clair pour que le maître de Bagatelle se sente le droit d’éluder toutes les questions que posaient les étrangers, les Français surtout, avec leurs notions européennes de liberté, de dignité, de choix, de condition : elles ne pouvaient en aucun cas s’appliquer à un pays comme le Sud des États-Unis, où l’on avait besoin de plus de bras que de têtes.

Quant aux Anglais, qui s’apitoyaient sur le sort des esclaves, après avoir fait des fortunes en les conduisant en Amérique depuis les côtes d’Afrique où ils les avaient capturés comme du bétail, ils n’avaient qu’à regarder chez eux. Son ami le commissionnaire Mosley ne lui avait-il pas dit qu’à Manchester, la ville des grandes filatures, soixante pour cent des citoyens ne savaient pas signer leur nom ; que des gens habitaient, dans les faubourgs de Londres, des cabanes où il n’aurait pas osé faire coucher ses chiens ; que des milliers de jeunes filles tiraient l’aiguille vingt heures sur vingt-quatre pour pouvoir manger ; que des enfants de moins de dix ans traînaient du charbon dans les mines douze heures par jour, à trois cents pieds sous terre, sans jamais voir le soleil !

En achevant son déjeuner, seul devant la grande table, dans la salle à manger de Bagatelle, Adrien de Damvilliers se mit à penser à cette filleule qu’il connaissait fort mal et qui allait tomber dans la grande maison en deuil, comme une fleur de tulipier sur un étang gris.

À vrai dire, le marquis aspirait davantage au retour de Clarence Dandrige qu’à l’arrivée de Virginie. Il la logerait dans la chambre du haut et mettrait à son service Rosa, une petite esclave noire, frêle et rieuse, petite-fille de la cuisinière qui gouvernait pratiquement la maison depuis fort longtemps. Cette maîtresse femme, qui portait le madras comme un cerf porte ses bois, apparut, pour s’enquérir, les poings sur ses hanches rebondies, de la raison pour laquelle le maître avait dédaigné son jambon cuit et négligé les patates{24} qui l’accompagnaient avec une sauce au safran.

« Le maître n’est pas malade ? interrogea la matrone en roulant de gros yeux inquiets.

— Je n’avais pas faim, Maman Netta, fit le marquis, mais tout va bien ! »

Puis, pour couper court aux commentaires que laissait percevoir la moue de la brave femme, il demanda :

« As-tu préparé la chambre du haut pour la demoiselle ? Elle n’arrivera peut-être pas ce soir ni demain, mais il faut que tout soit prêt.

— J’ai mis des draps brodés, maître, et des fleurs sur la commode et j’ai brûlé une poignée d’herbes pour donner bonne odeur. »

M. de Damvilliers acquiesça, puis il ajouta pour lui plaire, car elle adorait faire valoir ses recettes :

« Il faudra, Maman Netta, faire de la bonne viande à la demoiselle et aussi des saucisses avec du pudding à la cannelle… À Paris, elle devait manger bon, tu sais !

— On lui fera voir, maître, que par chez nous y a pas meilleure casserole que Maman Netta. Mais vous, maître, vous pourriez prendre le matin un peu d’huile de graine, avec une feuille de menthe trempée, ça vous ferait du bien au corps… et c’est pas parce que m’ame Marquise s’en est allée qu’il faut vous abandonner comme ça ! »

Adrien de Damvilliers sourit à cette femme, qui lui donnait déjà, trente ans plus tôt, « de l’huile de graine avec une feuille de menthe trempée » quand elle constatait, en vidant les seaux, que le petit maître n’avait pas…

« Laisse-moi tranquille avec tes médecines, Maman Netta, et sers-moi plutôt le café avec un zeste d’orange, dans mon cabinet. »

Maman Netta s’inclina et, malgré ses soixante-dix ans bien sonnés et ses cent cinquante livres, s’en fut d’un pas vif vers la cuisine.

À la fin de l’après-midi, pour passer le temps, le marquis descendit aux écuries afin de donner des ordres qu’il aurait aussi bien pu faire transmettre au palefrenier par James, le maître d’hôtel, lequel devait somnoler dans quelque coin. En pénétrant dans le bâtiment derrière la grande maison qui abritait les écuries, M. de Damvilliers interrompit sans aucun doute la sieste de Bobo, un Noir gigantesque qui, à force de vivre avec les chevaux, hennissait comme eux quand il ne savait que dire. Le palefrenier apparut, couvert de brins de paille, mais le maître eut la gentillesse de ne pas le remarquer. Il inspecta les harnais, tous luisants et nets, puis les mors, les gourmettes, les grelots, les étriers aussi brillants que les couverts de vermeil qu’on ne sortait que les soirs de grand dîner. Il s’assura de la souplesse des selles posées sur leur chevalet et alla même jusqu’à s’approcher des couvertures qui fleuraient le camphre, comme une pharmacie. Bobo, croyant à une inspection en règle, se tenait près de la porte, ne sachant que faire de ses mains.

. « Tu vas atteler la grande voiture, dit le marquis, et tu iras à Pointe-Coupee voir à l’arrivée du Prince si M. Clarence s’y trouve avec une demoiselle.

— Oui, maître.

— Tu mettras ta redingote et tes gants blancs.

— Oh ! oui, maître !

— Je suis content, Bobo, tout est propre. Tu as bien travaillé. Il faudra choisir une jument pour la demoiselle, si elle veut monter les jours prochains. Tu pourrais lui donner Flassy et une selle anglaise, la neuve.

— Oui, maître, quand la demoiselle voudra, ce sera prêt… Mais la selle neuve est peut-être un peu dure, hein, pour une demoiselle, fit Bobo en ponctuant cette remarque d’un hennissement aimable.

— Alors tu choisiras toi-même, quand elle te le demandera. Mais peut-être ne monte-t-elle pas, la demoiselle.

— Ou p’t-être qu’elle monte l’amazone, comme m’ame Marquise !

— On verra, Bobo, on verra plus tard. Va te préparer.

— Oh ! oui, maître. »

Bobo, enchanté de revêtir sa belle livrée et de sortir la grande voiture attelée des deux demi-sang, disparut dans le fond de l’écurie, vers son modeste logement.

Le marquis siffla Mic et Mac, les deux dalmates de Clarence, qui, en l’absence de leur maître, erraient dans le parc comme des âmes en peine, et décida de marcher par la longue allée de chênes, jusqu’au chemin longeant la berge du fleuve.

Ces arbres, sous lesquels le maître de Bagatelle s’avançait, venaient tout juste d’avoir cent ans. Ils avaient été plantés par son grand-père, le jour de l’achèvement de la grande maison des Damvilliers. C’était en 1730 et Claude-Adrien de Damvilliers avait alors quarante ans. C’est pourquoi il avait dressé là quarante chênes de Virginie, de part et d’autre d’une large avenue dont il avait sans doute prévu qu’elle deviendrait imposante. Dans les terrains alluvionnaires, dont le Mississippi entretenait l’humidité, les arbres s’étaient développés librement et en parfaite harmonie. Un homme eût été incapable d’enlacer le tronc d’un de ces centenaires, dont les feuillages couvraient d’une ombre dense, l’été venu, l’allée de terre au bout de laquelle la simple maison blanche semblait prétendre au titre de château.

Jacques-Adrien, le troisième marquis – car tous les aînés recevaient au baptême, en plus de leur prénom, le prénom du fondateur de la dynastie par lequel on les désignait communément quand ils devenaient à leur tour chefs de famille – avait grandi sous ces arbres. Il connaissait chacun de ces troncs qui, tous semblables aux yeux des passants, comportaient, pour lui, des particularités évidentes. Ainsi, le troisième chêne à gauche, en partant de la maison, avait une grosse loupe. Il se souvenait d’y avoir appuyé sa joue pour pleurer le jour où son père lui avait annoncé qu’il s’en irait bientôt à l’école des pères jésuites de La Nouvelle-Orléans. Le sixième à droite penchait, comme pour faire confidence à celui qui lui faisait face de l’autre côté de l’allée. Le treizième, toujours à droite, donnait des glands roux, plus gros que ceux des autres, et la mère de Jacques-Adrien les disait salutaires pour les douleurs des membres. Sous le premier, près de la maison, il avait un jour de 1822 demandé à Dorothée Lepas de devenir sa femme. À son côté, là jeune fille avait parcouru l’allée de chênes et au retour – au même endroit – elle l’avait autorisé à solliciter officiellement sa main. Quant aux racines des deux chênes les plus proches du fleuve, elles avaient un peu soulevé la terre. Quand on franchissait la barrière en cabriolet, le soubresaut des roues se répercutait dans tout le corps. On entrait à Bagatelle.

Le deuxième marquis, Marc-Adrien, avait, sa vie durant, montré plus de goût pour les fleurs que pour les arbres. On lui devait la présence derrière la maison d’une roseraie et de deux magnolias à grandes feuilles, autour desquels des azalées géantes et des buissons de gardénias prospéraient, un peu anarchiquement.

En marchant sous les frondaisons, Adrien découvrit qu’il compterait bientôt quarante ans, l’âge où son grand-père avait confié à cette terre durement défrichée la promesse de ces grands arbres que les ouragans fouettaient parfois sans leur arracher d’autre plainte qu’un bruit de cuirasse froissée. Il se souvint que dans cette allée il avait vu courir Virginie, une fillette un peu pâle, aux yeux trop grands, dont les longs pantalons de dentelles dépassaient toujours d’une robe rose et qui, parfois, s’éclipsait pour réapparaître le visage barbouillé de mûres écrasées. Comme Clarence l’avait fait à La Nouvelle-Orléans, il tentait d’imaginer la visiteuse attendue. Adrien n’avait pas très bonne opinion de la tante Drouin, chez qui la jeune fille avait passé ses années parisiennes. Il lui était revenu, par des relations de hasard, des bruits un peu fâcheux. La femme de l’armateur fortuné fréquentait, disait-on, les milieux artistes. On lui connaissait des amants et il lui arrivait de ne pas vivre sous le même toit que son mari pendant des mois, M. Drouin résidant à Nantes où il avait ses affaires et voyageant souvent en Angleterre.

À cette école, la fille de Guillaume Trégan avait dû apprendre une foule de choses dont les filles des planteurs d’ici ne devaient même pas soupçonner l’existence. Adrien de Damvilliers sentait confusément qu’il pourrait être intimidé par cette inconnue et que le mieux serait de renvoyer la demoiselle en France dès qu’il lui aurait remis l’héritage de son père, quelques milliers de piastres, peu de chose en vérité. Il atteignit ainsi la barrière, toujours ouverte. C’était un bel après-midi doré comme il les aimait. Le Mississippi semblait immobile, grand miroir abandonné entre les prairies et les champs de coton. Le fleuve lui était aussi familier que les chênes et Bagatelle, au creux d’un méandre où les eaux parvenaient comme celles d’un lac, paraissait ancré pour l’éternité.

À pas comptés, les chiens furetant à sa gauche et à sa droite sans le perdre de vue, le troisième marquis de Damvilliers revint vers la maison. Posée à bonne distance du fleuve, derrière le paravent déployé des arbres séculaires, c’était une arche tranquille, heureusement échouée. Autour d’elle, les massifs de fleurs et les gazons s’étalaient comme les volants d’une robe de bal, dont la traîne se perdait dans l’horizon des champs de coton. De cette demeure Adrien ne pouvait s’éloigner sans souffrir le chagrin de l’exilé. Comme son père, il y était né, dans un grand lit de chêne blanc, fabriqué autrefois par les esclaves du grand-père. Dans ce même lit il mourrait, si Dieu le voulait bien. Mais il n’y avait aucune raison pour que Dieu ne veuille pas.

Au bout de l’allée, émergeant de l’ombre verte, la maison s’imposait comme une grande bâtisse rectangulaire, sous un toit à quatre pentes, couvert de tuiles plates et moussues, d’où émergeaient quatre chiens-assis et, aux extrémités de l’arête faîtière, deux cheminées trapues en brique rouge. Une large galerie, ceinte d’une balustrade de bois découpé, courait à hauteur de l’unique étage. Terrasse aussi bien que déambulatoire, abritée par une large avancée du toit reposant comme un dais sur de frêles colonnettes, elle figurait le pont principal de l’arche. Comme l’entrée principale de la demeure, une double porte vitrée à petits carreaux, toutes les pièces de quelque importance ouvraient sur cette véranda par des portes-fenêtres. Le soir, à l’heure du punch, on s’y balançait dans des rocking-chairs en faisant gémir le plancher élastique. Les jours de pluie, on pouvait y écouter, à l’abri, le crépitement de l’averse et regarder les gargouilles cracher tout leur soûl dans les tonneaux, tandis que la terre chaude, suffoquant sous la douche comme un enfant capricieux que l’on asperge pour le calmer, exhalait une odeur de jungle primitive, sous les arbres fouettés. Les nuits d’été, on y goûtait la fraîcheur.

Cette galerie reposait elle-même sur une série de grosses colonnes cylindriques montant du sol comme des troncs et constituées par des briques triangulaires, à base courbe. L’argile dont elles étaient faites avait été pétrie par les mains de Claude-Adrien et cuite par ses esclaves, dont il avait fait des maçons, entre deux récoltes d’indigo.

Un large escalier de bois, qui s’incurvait sous le poids du marquis et dont il fallait régulièrement refaire les marches, montait à travers des buissons de myrtes jusqu’à la galerie, entre deux rampes de teck, lustrées par les glissades des enfants de trois générations de maîtres et d’esclaves.

Le premier marquis, bâtisseur émérite, qui se méfiait des termites et n’avait pas les moyens de se procurer de la pierre, s’était rabattu sur le matériau le plus abondant : le cyprès chauve. Ayant conquis sa plantation sur les cyprières, il n’avait pas manqué de troncs sans défaut. Depuis un siècle, malgré l’alternance des pluies d’automne et des sécheresses de l’été, la maison de bois résistait. À l’intérieur, les murs, à défaut de plâtre, avaient été recouverts de « bousillage », mélange de boue d’argile et de mousse séchée, qui conférait une isolation bien supérieure à celle que pouvaient offrir des matériaux plus modernes.

Telle qu’elle était, sans prétention, mais vaste et confortable, la demeure des Damvilliers pouvait s’enorgueillir d’être la plus ancienne de la région. Elle témoignait de la présence française dans ce site de Pointe-Coupee, que Le Moyne d’Iberville avait découvert lors de sa remontée du Mississippi, en 1699. On connaissait, au long du fleuve ou à l’intérieur des terres, d’autres maisons de plantations, bien plus belles et certainement plus neuves, mais Bagatelle possédait un charme particulier auquel les visiteurs ne restaient pas insensibles. Adrien en fréquentait beaucoup, qui avaient été bâties par des architectes ayant tous des idées bien arrêtées et de réelles compétences, mais il n’aurait voulu vivre dans aucune d’entre elles. N’ayant pas connu le hameau ancestral de Damvilliers-sur-Meuse d’où était parti son grand-père, il considérait que son fief, son marquisat, se trouvait là, sur la terre américaine.

Souvent, il avait apprécié les jardins bien dessinés et les petits salons de Oakley où résidait parfois John James Audubon, un autre Français, qui écrivait des livres sur les oiseaux et les plantes. Le naturaliste trouvait là, près de sa pupille Eliza, que tout le monde appelait « l’élégante du pays de Feliciana », une atmosphère douillette et luxueuse. Il connaissait aussi Cottage, une bâtisse de pur style espagnol portée par quatre piliers massifs de peuplier bleu. Le général Andrew Jackson, l’actuel président de l’Union, s’y était arrêté un soir de 1815, sur le chemin de Natchez, après avoir battu les Anglais à La Nouvelle-Orléans. Il admirait encore, tout près de Bagatelle, Olna, dont les proportions passaient pour les plus parfaites, et Live Oaks, dont le père du propriétaire, un certain Dickinson, avait été tué en duel par Andrew Jackson au cours d’une campagne politique dans le Tennessee.

À ces demeures quasiment historiques il préférait Egypt{25}, où avait eu lieu en 1810 le premier rassemblement des planteurs de la paroisse de Feliciana, décidés à rejeter les lois espagnoles, ou encore Virginia qui datait de 1790, année de sa naissance. Par contre, il jugeait prétentieuse la nouvelle résidence des Tampleton, les Myrtes, que des ouvriers venus de La Nouvelle-Orléans achevaient de décorer. Avec ses cent dix pieds de façade, les arabesques en fonte moulée de ses galeries, les ornements de plâtre distribués à profusion dans toutes les pièces, les poignées d’argent de ses portes et le papier peint qui recouvrait les murs du hall, suivant la mode bostonienne, elle ressemblait à un palais de comédie.

Adrien de Damvilliers se souvint à propos que les Tampleton organisaient à la fin du mois de mai leur grand barbecue de printemps, au cours duquel aurait lieu, suivant la tradition, la pendaison de crémaillère. Il décida qu’il s’y rendrait avec sa filleule, car ce serait une bonne occasion de présenter la jeune fille à la société de plantation à laquelle, de par sa naissance, elle appartenait.

Une demi-heure ne s’était pas écoulée que, revenu dans son cabinet de travail où, le nez sur les rayons de sa bibliothèque, il hésitait, comme quelqu’un qui veut s’oublier dans un livre, entre Les Voyages du jeune Anacharsis en Grèce, une belle édition de 1788 signée de Bure, et un ouvrage du botaniste John Bartram, il entendit le trot régulier des alezans sous les chênes. Il tira le rideau pour voir passer l’équipage. Bobo, son chapeau de castor lustré à plumet posé bien droit sur sa boule noire, conduisait comme un cocher de Buckingham. Hiératique à souhait, l’esclave paraissait assez fier d’aller seul, investi de la confiance du maître, vers Pointe-Coupee.

À la portière du grand landau laqué filant sur ses fines roues de hêtre verni, la couronne à huit fleurons des Damvilliers prenait dans le soleil des reflets d’or.