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AU jour du troisième anniversaire de sa mort, si Adrien de Damvilliers avait pu jeter un regard à travers la pierre du prétentieux mausolée familial – faculté dont Bobo, le cocher noir, croyait tous les Blancs doués – il aurait vu que seuls Dandrige et Pierre-Adrien étaient fidèles au rendez-vous. Tous les autres Damvilliers séjournaient à La Nouvelle-Orléans, avec M. et Mme de Vigors. À Bagatelle, Imilie veillait sur un bébé de trois mois, que Virginie avait mis au monde quelques jours avant Noël. Comme celle du marquis défunt, la descendance du colonel paraissait ainsi assurée. Plus fier que si on lui avait rendu un régiment de hussards et offert l’occasion d’une bataille, Charles de Vigors avait tenu à ce que son fils portât le même prénom que lui. Le docteur Murphy avait seul présidé au cinquième accouchement de Virginie, Planche ayant rejoint les verts pâturages de l’au-delà quelques jours avant la naissance de l’enfant, un gros garçon, bruyant et facile comme son père.

Le colonel, auquel les Noirs n’inspiraient qu’une confiance mitigée, et qui ne parvenait pas à s’habituer à leur nonchalance, avait admis comme un signe favorable du destin la disparition de l’inquiétante sage-femme noire aux allures de sorcière.

Les enfants Damvilliers avaient accueilli ce demi-frère avec joie et Gratianne, envoyée en pension chez les ursulines, se promettait déjà de s’en faire une poupée pendant les vacances.

Au cours de l’été précédent, Marie-Adrien, revenu à Bagatelle pendant la fermeture de son collège, s’était trouvé sans plaisir en présence de son beau-père. Virginie, qui espérait un contact confiant entre son mari et le futur maître de Bagatelle, avait été déçue. Le garçon traitait M. de Vigors comme un invité et ne parlait de lui qu’en disant : le mari de maman. Le colonel s’accommodait parfaitement de cette situation, Marie-Adrien n’étant à ses yeux qu’un enfant comme un autre, dont il n’entendait pas forcer l’affection. Le jeune marquis, devinant la sincérité de cette indifférence, en avait conçu quelque dépit. Dans la lettre hebdomadaire qu’il envoyait à sa mère, il ne faisait jamais allusion à l’existence de son beau-père. Une telle attitude contribuait à renforcer l’isolement volontaire dans lequel se cantonnait Marie-Adrien. Ses amis de collège l’entendaient toujours parler de sa mère comme étant la marquise de Damvilliers. Il considérait, semblait-il, que le second mariage de cette dernière relevait du besoin de l’homme, un peu vulgaire, qu’ont les femmes. M. de Vigors tenait à ses yeux le rôle limité d’un amant légalement reconnu. L’enfant né d’un rapprochement physique jugé par lui un peu bestial, n’ayant aucun droit sur l’héritage des Damvilliers, ne constituait pas une menace. Si la marquise venait à mourir quand il serait maître de la plantation, il réexpédierait le colonel et son rejeton en Europe et n’y penserait plus.

Virginie, de son côté, n’avait fait aucun effort pour amener son fils aîné à plus de considération envers son second mari. Charles de Vigors n’appartenait pas aux Damvilliers mais à elle seule et il possédait assez de fortune pour se passer des revenus de la plantation. Elle appréciait l’indépendance financière à laquelle il semblait tenir. Marie-Adrien avait été informé par ses soins que le colonel vivait à Bagatelle, mais non de Bagatelle. Quelques jours après la naissance de son fils, n’avait-il pas acquis mille acres de forêts dans la paroisse de West Feliciana, près de Saint-Francisville, afin de constituer un domaine qui reviendrait en toute propriété aux Vigors et qu’il se promettait d’agrandir au fil des années ?

Mallibert, avec une bonne équipe d’esclaves, abattait les arbres et défrichait une terre sur laquelle, plus tard, Charles II de Vigors pourrait construire sa maison, si bon lui semblait.

À La Nouvelle-Orléans, M. de Vigors venait d’ailleurs de faire d’autres placements dans l’ouest de la Virginie, où l’un de ses amis français, M. Bernard, ancien directeur du Théâtre de l’Odéon, possédait quatre-vingt mille arpents de chênes. À raison de mille arbres par arpent, cela représentait une bonne provision de bois à exploiter. Le colonel, imitant son compatriote, avait acquis des forêts et, par relation, obtenu un contrat avec la Marine française, dont les deux hommes étaient devenus fournisseurs attitrés.

Ainsi, le bébé que berçait Imilie et dont Mignette Barthew était la marraine n’aurait rien à demander aux Damvilliers. Quand Marie-Adrien serait en âge de prendre le destin de Bagatelle en main, son demi-frère serait, comme lui, propriétaire et, vraisemblablement, riche. Charles de Vigors démontrait à tous qu’on pouvait être à la fois « un traîneur de sabre », comme disait aimablement Murphy, un homme d’affaires et un père prévoyant.

Chaque jour, Clarence appréciait davantage le second mari de Virginie. Au contraire d’Adrien, il ne parlait jamais de ses ancêtres et ne tirait nulle vanité de sa noblesse. Un soir où l’intendant lui montrait, en le commentant, l’arbre généalogique des Damvilliers, il avait évoqué brièvement l’origine de sa famille. Alors que les Damvilliers n’étaient encore probablement que des paysans lorrains sans particule, les Vigors participaient aux Croisades. Plus tard, il y avait eu un Vigors à Pavie, au côté de François Ier, et un autre à Maastricht, lieutenant de mousquetaires dans la compagnie de M. d’Artagnan.

« Nous n’avons jamais été forts pour l’agriculture. La terre, nous ne savons que la défendre ou la conquérir et la plupart de mes ancêtres ont laissé en mourant – ce qui advint rarement dans un lit – plus de trophées que d’écus. »

Cet avenir serein et confortable que M. de Vigors s’efforçait d’organiser pour son fils n’apparaissait pas à Clarence sous des couleurs aussi franches. La quiétude et l’aisance du Sud semblaient chaque jour menacées davantage par l’agressivité mercantile du Nord et par l’extension des campagnes anti-esclavagistes. Le nouveau président des États-Unis, James Knox Polk, élu le 7 décembre 1844, était un démocrate que les électeurs de ce parti avaient finalement préféré à Tyler comme candidat contre Henry Clay, le sénateur whig du Kentucky. Ce dernier n’avait été battu que de trente-huit mille voix malgré quelques trucages électoraux, comme à Plaquemines où mille cent étrangers étaient venus voter alors qu’on ne comptait habituellement dans cette paroisse que trois cents électeurs ! Le nouveau président, avocat et politicien, ancien représentant démocrate du Tennessee, disait bien son attachement à la doctrine de Monroe qui avait sans doute « sauvé le Nouveau Monde de l’avidité de l’Ancien », mais son penchant pour l’expansionnisme risquait d’amener la rupture du fragile équilibre qui existait entre États esclavagistes et non esclavagistes. Avant de quitter la Maison-Blanche, Tyler avait signé l’annexion de la République du Texas, ce qui créait, avec le Mexique, une situation explosive pouvant conduire à la guerre. Le général Zachary Taylor venait d’ailleurs de quitter Fort Jessup, en Louisiane, avec des troupes qu’il était chargé de conduire sur le rio Grande. On prêtait aussi l’intention au gouvernement fédéral d’encourager John Charles Frémont à s’emparer de la Californie et de fixer, sans tenir compte de l’avis des Anglais, la frontière de l’Oregon sur le quarante-neuvième parallèle.

« Pendant que votre gouvernement s’intéresse à ces agrandissements, disait Charles de Vigors, il oublie un peu les anti-esclavagistes dont il ménage les suffrages. C’est toujours ça de gagné ! »

Car le colonel, considérant l’esclavage comme « un mal nécessaire et provisoire », avait fort bien compris que parmi les grands planteurs sudistes et les petits exploitants blancs il se trouvait des hommes dont la conscience était troublée.

« Le danger pour vous, à mon avis, disait-il à Clarence, vient moins des efforts des Yankees abolitionnistes qui ne sont pas tous désintéressés, loin s’en faut, que de l’inquiétude que vous-mêmes ressentez. Quand un homme est certain d’avoir totalement raison, il est sans inquiétude. Or il existe dans le Sud des gens comme vous, monsieur Dandrige, qui ne sont plus tout à fait certains d’avoir raison…

— Les gens du Nord font tout pour nous donner mauvaise conscience. Ils s’y emploient avec perfidie. On devine qu’ils veulent nous infliger une défaite morale, pour mieux couvrir leurs ambitions. Il ne faut pas nous laisser influencer. »

Les défenseurs de l’esclavagisme moins subtils que Clarence paraissaient cependant assez sûrs d’eux-mêmes. Au début de l’année 1845, un agent abolitionniste du Nord, M. H. Hubbard, délégué par la législature du Massachusetts à La Nouvelle-Orléans, avait été accueilli plus que fraîchement. Le Courrier de la Louisiane n’avait pas mâché ses mots : « Dans la Louisiane, écrivait un journaliste pro-esclavagiste, toute personne venant avec les projets de M. Hubbard se trouverait, d’après le texte du Code noir, dans une position bien critique. Elle ne pourrait rester ici, sa présence étant connue. Car supposons que la loi se taise, qu’elle soit trop lente à punir. Le peuple regarderait cette personne comme un incendiaire et la traiterait comme tel. On ne lui ferait pas plus de quartier qu’à une bête fauve ou qu’à un chien enragé et, en effet, elle n’a pas droit à plus d’égards qu’une bête féroce ! Si M. Hubbard tient à sa vie, le seul parti qu’il ait à prendre, c’est de quitter cette ville au plus vite ! »

Ayant appris que des fanatiques préparaient déjà plumes et goudron et paraissaient décidés à le lyncher, M. Hubbard avait quitté La Nouvelle-Orléans dans les meilleurs délais. Il avait ainsi certainement sauvé sa peau et celle de quelques notables Orléanais, vaguement soupçonnés d’abolitionnisme et qui avaient cru bon de l’accueillir aimablement.

À un certain nombre de signes, on sentait dans le Sud croître le malaise. Depuis que les lignes de chemins de fer s’étiraient par tronçons qui, un jour ou l’autre, ne formeraient plus qu’un grand réseau capable de transporter d’un bout à l’autre du pays voyageurs et marchandises, les produits manufacturés du Nord arrivaient plus aisément et en plus grand nombre. Pour beaucoup de choses, excepté les produits alimentaires, les Sudistes dépendaient des Nordistes, « du berceau au cercueil », même si le port de La Nouvelle-Orléans leur permettait de s’approvisionner directement en Europe, en dépit du Tarif.

Dans les conversations, les intellectuels, gens avisés et au courant des idées qui circulaient d’un continent à l’autre, faisaient souvent allusion aux campagnes anti-esclavagistes. Depuis que, le 28 août 1833, le roi d’Angleterre avait signé le Bill d’émancipation générale de tous les esclaves de la Couronne, la libération de ceux-ci était devenue effective. Cela avait pris cinq ans, car on avait laissé aux propriétaires des délais convenables pour se mettre en accord avec la loi.

La France, qui, par le traité de Paris de 1814, s’était engagée à aider les Anglais « à faire prononcer l’abolition de l’esclavage par toutes les puissances de la chrétienté », constituait un redoutable foyer abolitionniste. Tandis que Wilberforce poursuivait en Angleterre une campagne vigoureuse, en France la « Société de morale chrétienne » critiquait véhémentement les nations qui toléraient encore l’existence d’une main-d’œuvre servile. Une autre société anti-esclavagiste suivait l’ardent propagandiste Victor Schœlcher, lequel soutenait qu’« on ne peut à la fois revendiquer le suffrage universel et tolérer l’esclavage ». Alexis de Tocqueville, l’agronome Adrien de Gasparin, Hippolyte Passy, qui avait été ministre des Finances en 1840, se prononçaient contre l’esclavage et un orateur proclamait, en sous-entendant qu’il serait aisé de ruiner certains planteurs, que « la diffusion du sucre de betterave rendait moins important le sucre de canne ». Des écrivains, comme Victor Hugo dans Bug-Jargal et Prosper Mérimée dans Tamango, avaient montré la vie des Noirs sous la férule de maîtres cruels.

Toutes ces attaques lointaines n’auraient pas inquiété les Sudistes, si elles n’avaient encouragé ou fourni de références les abolitionnistes yankees. Frédéric Bailey, dit Douglass, un ancien esclave né dans le comté de Talbot (Maryland), venait de trouver un éditeur pour imprimer son autobiographie que les Nordistes s’empressaient de répandre. L’« American Anti-Slavery Society », fondée en 1833 en Nouvelle-Angleterre, comptait maintenant plus de deux cent mille membres, bien décidés à influencer les choix des politiciens, toujours à la recherche de suffrages. Des gens riches comme Wendell Philips, des poètes comme John Whittier, des hommes d’affaires comme William Jay et Arthur Tappan, des évangélistes, des quakers se lançaient dans une véritable croisade, ce qui encourageait les Noirs, comme la redoutable Harriet Tubman, une esclave évadée qui maniait le revolver comme un homme, à organiser des filières d’évasion, au-delà des limites territoriales du Maryland et de la Pennsylvanie, la fameuse « Mason and Dixon Line ». Tracée au XVIIIe siècle par deux arpenteurs, Jérémie Dixon et Charles Mason, qui ne se doutaient pas alors que leur arpentage allait séparer l’Union en deux, cette démarcation passait en effet auprès des Noirs naïfs pour la frontière de la liberté.

Les fils de planteurs qui allaient étudier dans les universités du Nord, ceux que l’on envoyait dans les académies militaires revenaient parfois au pays affligés par ce que leur avaient dit de bons camarades yankees. Quelques-uns se laissaient envahir par un sentiment de culpabilité, d’autres devenaient mélancoliques en imaginant que la douce existence qu’avaient connue leurs pères risquait de prendre fin, avant qu’ils aient eu le temps d’y initier leurs propres enfants. De très jeunes gens affichaient cet air désabusé que l’on tolérait chez les femmes distinguées, comme s’ils étaient résignés à vivre les derniers beaux jours d’une civilisation incomprise. D’autres, au contraire, les plus nombreux, faisaient preuve d’une agressivité mal contenue contre les yankees.

À Bagatelle, d’une récolte de coton à l’autre, d’un pique-nique à l’autre, le temps s’écoulait sans qu’on y prit garde, paisiblement, comme le fleuve roulant des eaux identiques et toujours nouvelles. Virginie avait atteint la plénitude de sa beauté. Peut-être Rosa serrait-elle davantage le corset de sa maîtresse pour conserver à la taille de celle-ci la sveltesse indispensable, mais, le buste ferme et droit, la démarche légère, Mme de Vigors faisait plus que jamais, dans les salons, dériver les regards des jeunes hommes. Ayant dompté sa vivacité d’autrefois et imposé à son visage l’immuabilité un peu dédaigneuse qui caractérisait les grandes dames du Sud, elle passait pour l’archétype d’une féminité un peu apprêtée mais triomphante.

Par quelque subterfuge de sa nature, elle parvenait à être plus désirable encore qu’au temps où elle avait usé d’un déshabillé de plumetis transparent pour séduire Adrien-Hérode. Les robes de la plus irréprochable décence, aux coloris les plus atones, aux formes les moins flatteuses, prenaient sur elle des tensions moulantes et complices, s’entrouvraient en échancrures malignes, se plaquaient en plis séditieux.

Les femmes n’y prenaient pas garde et ne voyaient là qu’une aptitude particulière de Virginie à « enlever » une toilette, mais les hommes, plus sagaces, y trouvaient une exaltation inattendue de leurs désirs, d’autant plus vive que l’ingénuité d’une provocation aussi ténue ne pouvait être mise en doute. Ils eussent été bien incapables, d’ailleurs, de définir exactement l’origine du coup d’éperon donné à leur concupiscence latente.

Quand elle tendait le bras pour recevoir une tasse de thé, gravissait un escalier en soutenant les volants de sa jupe, s’inclinait devant une douairière podagre encastrée dans un fauteuil à oreillettes ou donnait sa main à baiser, Virginie semblait ignorer que ces mouvements anodins, en faisant jouer la soie ou la moire, révélaient, mieux qu’une posture lascive, la somptuosité de son corps. Elle avait le don pervers et capiteux de réveiller d’une infime pichenette les imaginations assoupies. Les hommes les plus indifférents, les plus maîtres d’eux-mêmes, comme Clément Barrow, le vieux Tampleton ou le notaire Delamare, devaient chasser, comme réminiscences inavouables, les pensées qu’ils croyaient leur être venues sans raison, à la vue d’une aussi « perfect lady ».

Le colonel de Vigors faisait, à côté de sa femme, fort bonne figure et Adèle Barrow, revenue de ses préventions, voyait en eux le couple praticien selon son cœur sudiste. Elle ne manquait pas de les citer en exemple aux jeunes fiancés lors des visites protocolaires. La grâce de Virginie s’alliait parfaitement au charme du colonel. Moins rébarbatif qu’Adrien et plus à l’aise que lui dans les salons, il obtenait, avec sa belle tête de reître civilisé, un franc succès auprès des jeunes filles. Il préférait d’ailleurs leur compagnie à celle des mères cadenassées dans leurs guimpes et qui finissaient par se donner des teints de chlorotiques à force de vouloir être pâles.

Valseur imbattable dans une paroisse où la valse venait tout juste d’être admise, il enlevait ses cavalières d’un bras musculeux, montrant des dents de loup débonnaire dans son opulente moustache. La danse finie, il les déposait en proie au vertige, comme un artiste retourne au public le bouquet que lui a valu sa prestation.

Les vieillards catarrheux et rhumatisants, qui gémissaient à propos du développement du chemin de fer, du charançon qui attaquait les cotonniers, de l’impudence des banquiers ou des balivernes des journaux, lui soutiraient souvent quelques souvenirs des batailles napoléoniennes. Depuis Froissart, qu’ils connaissaient par cœur, ils n’avaient pas entendu raconter plus belles chevauchées, plus ardents tournois. Charles de Vigors, chevalier moderne, apportait de quoi meubler d’évocations épiques leurs stériles insomnies. La Berezina passait pour son meilleur morceau. Clarence avait vu des femmes grelotter de froid derrière leurs éventails, tant le conteur suggestif amoncelait autour de leur sofa des visions de glaçons à la dérive, de chevaux morts debout, saisis par le gel intense qui les changeait en statues de cristal opaque. Un blizzard venu de la plaine russe cinglait les nuques des auditeurs transis qui eussent vu sans étonnement se soulever les rideaux et se solidifier dans leurs verres le meilleur porto. Le frac bien coupé du hussard devenait à ces moments-là un manteau de cavalerie raidi par le givre et son crâne, luisant comme un casque de cuivre, s’ornait d’un cimier dont la crinière rouge frémissait au passage des boulets !

Après ces évocations hautes en couleur, le colonel figurait au premier rang des ravageurs de buffet. Emporté par la fougue des souvenirs, il estoquait une dinde, embrochait un canapé, saisissait une bouteille au collet comme s’il se fût agi d’un prisonnier prussien, tout cela avec une indéniable élégance de geste et un grand rire sonore, celui du guerrier qui a rejoint indemne le bivouac. Quand Murphy était de la partie, il trouvait en Charles de Vigors un buveur à sa taille.

« J’ai su, docteur, ce que c’est que d’avoir soif !

— Moi pas, faisait le médecin en clignant de l’œil… J’ai toujours bu avant ! »

Ed Barthew, échappant à la surveillance de Mignette, se joignait parfois aux deux amateurs de bourbon. Le médecin titubait et l’avocat bafouillait, alors que le colonel, droit comme un I, l’esprit aussi clair que s’il n’avait vidé qu’une tasse de thé, poursuivait seul la conversation.

« Aux hussards de la Garde, disait-il, vous n’auriez pas tenu le choc, votre bourbon est de la liqueur pour dame comparé au schnaps et à la vodka… »

Dans la vie quotidienne, la bonne humeur du mari de Virginie contribuait largement à créer une ambiance gaie. À Bagatelle, on riait d’une paille en croix et l’on faisait fête de toute circonstance. Le hussard avait, dans ses fontes, apporté une nouvelle provision de bonheur.

Marie-Adrien, quand il revenait dans la vieille maison aux périodes des vacances, appréciait peu cette nouvelle tonalité de la vie familiale. Il ressentait comme une atteinte à « l’esprit Damvilliers » cette alacrité introduite par son beau-père, dans un foyer où les actes les plus simples devaient être empreints d’une apparence de componction. Futur maître de Bagatelle, il ne trouvait qu’auprès de sa mère – et encore, quand elle était seule avec lui – la considération qu’il estimait lui être due. Les rires de ses sœurs, les plaisanteries, les jeux auxquels le colonel participait volontiers lui paraissaient autant de plaisirs propres à satisfaire des gens creux. Il exagérait alors l’allure réfléchie qui lui paraissait seule convenir à un héritier de son importance. Il en voulait à tout ce monde de ne pas évaluer son rang et ses mérites supposés. Il se promettait de mettre plus tard bon ordre à tout cela. Ses frère et sœurs ne semblaient intéressés que par ses fredaines de collégien et la qualité de ses vêtements.

Un artiste de La Nouvelle-Orléans, Adolph Rinck, qui venait d’exposer à Paris, avait peint les portraits des enfants Damvilliers. Ces toiles figuraient maintenant toutes les quatre dans les angles du grand salon. Gratianne dans une robe princesse ; Julie assise jambes pendantes sur un tabouret de piano et ne sachant que faire de ses mains ; Pierre-Adrien dans une pose studieuse devant une table chargée de livres ; Marie-Adrien debout, une main sur la hanche, l’autre appuyée sur le manteau de la cheminée, dans l’attitude à la fois grave et désinvolte d’un candidat à la présidence des États-Unis.

Le futur maître de Bagatelle montait avec assurance un hongre bai et le colonel lui avait fait compliment de son assiette.

« L’année prochaine, je monterai un étalon, monsieur. Nos ancêtres ne montaient que des anglo-normands, fins comme des lames.

— Les miens montaient plutôt des percherons ou des boulonnais, dit, faussement modeste, le colonel ; les chevaux fragiles n’eussent pas supporté le poids d’un chevalier et de son armure, ni reçu sans broncher un coup de morgenstern{54} ! »

Le soir même, Marie-Adrien s’était enquis de la généalogie de M. de Vigors auprès de l’intendant.

« Le plus ancien Vigors dont l’Histoire ait retenu le nom, expliqua gravement Clarence avec un certain plaisir, a participé à la prise de Jérusalem en 1099, mais le colonel affirme que le père de ce croisé se battait déjà au côté de Guillaume Bras-de-Fer, quand celui-ci fonda le duché normand des Pouilles ! »

Le garçon se retira sans rien dire, un peu vexé d’apprendre que les Vigors s’étaient illustrés plus de cinq cents ans avant les Damvilliers ! Dès lors, il fit montre envers son beau-père d’un peu plus d’amabilité, considérant qu’un soudard de si bon lignage méritait, même égaré chez les aristocrates du coton, un semblant de considération.

Clarence, qui assumait toutes les responsabilités de l’exploitation, à laquelle le second mari de Virginie ne portait qu’un intérêt poliment limité, se demandait s’il ne devrait pas un jour ou l’autre initier le jeune marquis à la marche des affaires. Le garçon ne semblait pas s’en soucier pour l’instant, estimant peut-être que la science lui viendrait subitement, le jour de sa majorité.

« Il a bien le temps, Clarence, de penser à ces choses, lui dit Virginie à laquelle il avait fait cette remarque. Et puis je suis bien certaine que son intelligence lui commandera de vous conserver comme intendant. Personne mieux que vous ne connaît le métier de planteur, avec Adrien vous fûtes à la meilleure école.

— Vous pourriez peut-être penser que la lassitude me gagnera avec l’âge. J’aimerais me consacrer à d’autres travaux. Il y a des mois que je n’ai pas eu le temps de me remettre à l’histoire des Damvilliers, ce qui était, souvenez-vous-en, ma tâche principale !

— Plus tard, quand nous serons tous vieux, vous aurez le temps de gratter du papier !

— Mais, fit Dandrige, un peu impatienté, ne peut-il vous venir à l’idée que, Marie-Adrien étant d’âge, dans quelques années, à assumer ses responsabilités, je pourrais avoir envie de quitter Bagatelle et de construire ma propre maison ?

— On ne quitte pas Bagatelle, Clarence, vous le savez bien !

— Mais je ne suis ni un esclave ni un meuble, Virginie, et, de la même façon que Marie-Adrien devenu le maître pourra me renvoyer, je pourrai partir si ça me chante. Je ne suis qu’un salarié-un peu particulier… C’est tout ! »

C’était la première fois que Virginie voyait Clarence autrement qu’en membre de la famille.

Elle hésita entre deux attitudes. Ne rien dire et laisser les choses en l’état ou s’abandonner à ce qu’elle croyait être la spontanéité de ses sentiments.

« Si je vous disais que je n’imagine pas la vie sans vous à Bagatelle, Clarence, me croiriez-vous ?

— Je le croirais, car je figure au nombre de vos habitudes.

— Ne soyez pas amer et ne m’obligez pas à en dire plus que je ne voudrais ! »

Elle avait proféré ces derniers mots d’une voix grave et douce, nuancée de regrets, mais en regardant son interlocuteur à travers ses cils à demi baissés, en détournant un peu la tête. Lucide et froid, Clarence tint à lui prouver qu’il n’était pas subjugué par un charme dont il connaissait mieux que quiconque la puissance.

« Je ne vous avais encore jamais vue dans ce rôle, Virginie, lança-t-il méchamment, mais permettez-moi de vous dire qu’il ne vous va pas ! »

Elle devint soudain plus pâle, et suffoquée :

« Vous doutez de ma sincérité et de l’affection que je vous porte ?… C’est une insulte bien inutile. »

L’intendant demeura un instant silencieux, puis, en s’efforçant d’atténuer le timbre métallique de sa voix, qui suffisait à impressionner les esclaves et lui valait une injuste réputation de dureté auprès de beaucoup de gens, il reprit :

« Je ne doute pas de votre affection ni de votre sincérité, mais je n’exagère ni l’une ni l’autre. Depuis un certain nombre d’années, ma vie est parallèle à la vôtre, nous avons franchi un certain nombre de carrefours et puis il y a Pierre-Adrien que j’aime un peu comme un père doit aimer son fils, mais je reste un étranger, un témoin, un élément de Bagatelle qui a son utilité, même au plan affectif, mais rien de plus. Permettez-moi de temps en temps, Virginie, d’être égoïste et d’imaginer que je puisse désirer autre chose ! »

Elle ne se méprit pas sur le sens de ses paroles. Cette « autre chose » que Dandrige souhaitait désirer n’était pas une femme, ni elle-même, ni une autre, c’était encore moins la fortune, mais il l’avait blessée et le jeu pervers l’intéressait maintenant comme une partie de cartes.

« Ignorer ses désirs, c’est n’en point avoir, Clarence, et je ne comprends pas de quoi, parmi nous, près de moi, vous pouvez souffrir !

— Je souffre, Virginie, dans l’ambiance lénitive de Bagatelle d’une maladie pernicieuse : l’inconsistance.

— Qu’est-ce que ça veut dire, mon Dieu ?

— Ça veut dire que j’ai parfois envie de commettre un péché capital, un péché que n’ont pas prévu les dix commandements et qui reste à trouver !

— Et pourquoi ?

— Pour me prouver que je suis un être fait comme vous, Virginie, de chair et de sang, pour me prouver que j’existe, tout simplement !

— Et que vous faut-il pour ça ?

— Presque rien, dit-il d’une voix soudain lasse, un miroir et l’oubli ! »

Puis il tourna les talons et descendit l’escalier de la véranda où cette discussion étrange avait lieu.

Dans un bruit de soie vivement froissée, Virginie passa la porte de la maison.

« Aveugle… Il est aveugle… », murmura-t-elle entre ses dents.